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Passion Nouvelle
Association organisatrice du prix Odette Massfelder
La guerre tirait à sa fin. Le père était revenu le premier du front. Puis les trois filles et la mère qui avaient passé des hivers entiers dans les forêts, sur les routes mitraillées, à marcher derrière leur charrette tirée par un cheval blessé. Dans leur maison, à Saint-Avold, plus aucun des meubles familiers ne les attendait ; les soldats allemands en avaient fait du petit bois pour se chauffer. Du tas de fumier du poulailler...
La guerre tirait à sa fin. Le père était revenu le premier du front. Puis les trois filles et la
mère qui avaient passé des hivers entiers dans les forêts, sur les routes mitraillées, à
marcher derrière leur charrette tirée par un cheval blessé.
Dans leur maison, à Saint-Avold, plus aucun des meubles familiers ne les attendait ; les
soldats allemands en avaient fait du petit bois pour se chauffer. Du tas de fumier du
poulailler, Rose et Bernard avaient extirpé la seule photo rescapée de ces cinq années de
guerre, le seul souvenir de trente années de leur vie : la photo de leur mariage. Le chien,
hirsute et squelettique, qui avait attendu leur retour d'exode était mort le jour de leur
arrivée ; il les avait entendus tourner au coin de la rue, il avait fourni son dernier effort
pour les accueillir, gémissant de souffrance, de joie et de bonheur. Il était mort le soir
même, son grand corps couvert de blessures purulentes et de caresses. La voisine
revenue quelques mois plus tôt leur raconta qu'il montrait les crocs aux derniers
Allemands qui forçaient la maison. Ils le chassaient en lui tirant dessus. Mais ce jour
d'automne 44, le chien avait eu sa récompense : les petites filles qu'il avait vues partir
dans un tintamarre de cloches affolées, il y avait déjà trois ans, Pélagie, Delphine et
Ginette, étaient revenues. Ginette marchait tout juste quand le curé avait couru jusqu'à ce
quartier reculé de Saint-Avold pour les informer qu'un train attendait à la gare et qu'il
fallait fuir tout de suite. Rose la portait sur le bras en plus de la valise et les deux autres
petites agrippaient chacune un coin de sa longue jupe grise. Le chien les avait regardées
s'éloigner de derrière la barrière de la cour, sans même s'occuper des lapins que Rose
avait relâchés.
Il les avait instantanément reconnues, plus maigres, grandies, plus graves et elles aussi le
reconnaissaient, retrouvaient l'odeur de son pelage, le pressaient en sanglotant dans leurs
jeunes bras fatigués. C'était lui qui les avait conduites jusqu'à la maison.
Ils en avaient tellement vu, tous, que le trou d'obus dans la cour à la place du noyer, les
fenêtres sans vitre, les tapisseries déchirées et les pièces vides, les planchers arrachés, les
murs troués d'impacts de balle, rien de toute cette dévastation de leur vie passée ne les
avait assommés. La maison était encore debout, et eux étaient vivants, le père, Bernard, la
mère, Rose, et les trois filles. Beaucoup de leurs amis, d'oncles, de tantes, de cousins, de
Saint-Naboriens n'avaient pas eu cette chance.
Il ne restait même plus un jouet. Juste jetés dans un coin, les mouchoirs que la Oma avait
brodés au nom de Delphine. Déchiquetés, ils avaient servi à nettoyer le canon des fusils.
Ils se mirent au travail dès le lendemain, comme tous leurs voisins, dans cette Lorraine
dévastée. Jour après jour, heure après heure, ils s 'attelèrent à remettre en état d'abord le
jardin parce qu'il fallait manger, puis le poulailler, les cages à lapin, la cuisine.
Heureusement, des cousins leur avaient procuré un poêle pour se chauffer et cuisiner.
L'hiver 44 était arrivé, plus froid que les autres hivers, pourtant déjà difficiles à passer en
Lorraine.
A l'hiver 45, la maison avait déjà retrouvé son rythme d'avant-guerre. Une fois les
devoirs faits, les premiers devoirs dans ce français auquel les petites ne comprenaient pas
grand-chose, elles montaient se coucher au premier, une bouillotte serrée sur le ventre et
elles se glissaient, jambes et bras étroitement repliés, entre dans des draps raides de froid.
Les parents montaient plus tard dans la grande chambre à côQé, guidés par la lampe à
pétrole pour économiser l'électricité réinstallée, mais aussi pour ne pas se signaler, dans
ce quartier écarté. Ils avaient tous gardé au ventre la peur des alertes et il arrivait encore
que quelque prisonnier hagard échappé du fond d'un camp, errant depuis des mois dans
les forêts, ne sachant même pas que la guerre était finie, vienne s'écrouler devant une
maison où jouaient des enfants. Ou que de pauvres gens, de retour d'exode, à bout de
forces, des mères taraudées par l'angoisse et l'espoir insensé de trouver une trace de leur
fils de vingt ans frappent à la porte pour quémander un renseignement, déverser sans la
miséricorde d'une rémission leurs chagrins et leurs souvenirs.
Ce soir de décembre 1945, la neige s'était mise à descendre comme un rideau, lentement
mais sans cesse. En deux heures, elle avait tout enseveli, estompé les formes, absorbé les
quelques bruits qui passaient dans cette rue isolée. Les filles étaient montées se coucher
un peu plus tôt que d'habitude, déroutées par l'engourdissement de la nature.
Le père avait vérifié les portes et volets, la mère avait donné un dernier coup d'oeil au feu
pour qu'il tienne jusqu'au lendemain et après leur chapelet marmonné en commun sous
l'édredon, ils avaient baissé la mèche de la lampe et étaient prêts à s'endormir.
II n'y avait plus un bruit, plus un soupir, c'était comme si on s'évanouissait dans un rêve
calme et cotonneux.
Le bonnet enfoncé sur les oreilles, Bernard savourait ce silence, si différent des
hurlements, du tapage insensé du front, tous ces éclats de fer et de feu fichés dans de la
chair torturée qui le prenaient dès qu'il n'avait plus la tête occupée. La respiration
de Rose était déjà celle de l'endormissement. Leurs journées étaient si harassantes. Il
soupira et ferma les yeux à son tour.
A cet instant précis, la sonnette de la porte d' entrée retentit, transperçant désagréablement
le silence et les pémices du sommeil.
« Ah, non, pas la mère Gorny ! grogna Bernard, furieux. Ne réponds pas, Rose. Elle
n'a qu'à revenir dernain. » C'était la voisine la plus proche, à cent mètres. Veuve, elle
venait plusieurs fois par semaine apaiser ses peurs et ses mauvais souvenirs dans la
cuisine de la famille. Ses bavardages futiles cassaient les oreilles du et perturbaient
les filles occupées à leurs devoirs. Agacé, Bernard soutenait qu'elle venait se chauffer
gratuitement dans leur cuisine.
Réveillée, Rose était pourtant inquiète pour la veuve : « si elle est venue par ce temps,
c'est que quelque chose ne va pas. Va donc voir.
- Laisse-la sonner. Si c'est vraiment important, elle insistera ou elle appellera. Sinon elle
verra bien qu'il n'y a plus de lumière et elle repartira chez elle. »
Ni Bernard, ni Rose n'avaient de toute façon envie de ressortir un pied de dessous
l'édredon qui avait commencé à leur restituer la chaleur de leurs corps.
Du reste, il n'y eut plus de coup de sonnette.
- Elle a compris, tu vois, grommela Bernard en remontant l'édredon jusqu'au nez. Elle
reparûe. Dors.
Bizarre quand même qu'elle soit venue par ce temps » ajouta-t-il pour lui-même.
Les petites n'avaient rien entendu. Rose se détendit et se mit à penser aux plantes qui
n'avaient pas été paillées et protégées du froid, dans le jardin. Le sommeil commença à
l'envahir, la préparant à la journée laborieuse qui l'attendait. Du jardin, elle s'enfonça en
quelques instants dans un rêve opaque et vague, vaincue par la fatigue.
Un coup de sonnette agressivement long la redressa brutalement sur ses oreillers, le coeur
battant. Puis un autre suivit tout de suite, moins insistant. Dans l''obscurité, elle ne voyait
pas son mari mais savait qu'il était réveillé, rien qu 'à entendre son souffle devenu court.
De la guerre, ils avaient pris l'habitude de ne pas se manifester, de réfléchir vite, en
silence, devant un événement inattendu. Ils ne dirent rien, leurs sens en alerte, pendant
deux ou trois minutes. Puis la sonnerie, grêle et stridente, déchira de nouveau le silence
de la maison. Les petites remuèrent dans la pièce à côté.
« Qui ça peut être ? finit par chuchoter Rose. Pas la mère Gorny, cette fois... Un soldat,
tu crois ? Un blessé ?
- Quelqu'un qui a attendu qu'on s'endorme pour sonner de nouveau. Et ça n'a rien pour
me plaire, je t'assure. »
La stridulaüon de la sonnette ricocha trois fois de suite sur les murs nus et glacés du
corridor. Cette fois, les filles étaient réveillées. Elles appelèrent timidement.
« Ne vous inquiétez pas, je vais voir qui c'est ! répondit Bernard, et plus bas, à
l'adresse de sa femme : si c'est la mère Gorny qui s'amuse à ça,je te préviens qu'elle ne
remettra plus les pieds ici.
- Oh, Bernard, elle a peut-être un gros problème, plaida Rose. Ou c'est peut-être
quelqu'un de perdu. Ne juge pas avant de savoir. Va voir par la fenêtre de la chambre de
devant. »
Elle n'avait pas besoin de lui recommander la prudence, ni aux filles qui ne pipèrent mot
tandis qu'il traversait leur chambre et qu 'il tournait très lentement la clenche de la fenêtre
qu'il entrouvrit ; il passa l'index par la fente, souleva sans bruit le loquet du volet et le
poussa de deux centimètres. Il patienta quelques minutes, puis colla brièvement l'oeil à la
fente. Il saisit dans son champ de vision que tout était blanc à l'extérieur et que la neige
continuait à tomber. Il balaya d'un regard incisif et systématique, comme par la lorgnette
de son fusil, l'allée qui menait à la porte d'entrée, puis la large descente vers la cour,
enfin le dessus du petit toit en verre qui surplombait la porte. Dans tout ce blanc
phosphorescent, il était impossible qu'une silhouette passe inaperçue.
Mais il n'y avait personne ; le mauvais plaisant était repartit pendant qu'il se levait.
Maussade, il rabattit le volet bruyamment cette fois et enclencha le loquet. II avait encore
la main sur la poignée de la fenêtre, lorsque la sonnette retentit clairement, moqueuse cette
fois, lui sembla-t-il.
Pris au dépourvu, il jura, rouvrit brutalement fenêtre et volet, au mépris de toute prudence
et se pencha rapidement. Cet imbécile devait être collé contre la porte pour qu'il ne l'ait
pas vu la première fois. II en aurait le coeur net.
« Rose, apporte-moi le fusil !
Et vous, montrez-vous et dites-nous ce que vous voulez ! »
Sa femme était déjà arrivée dans son dos et lui tendait le fusil, tout en le tirant en arrière
par sa chemine de nuit. Agacé, il lui arracha presque l'arme des mains, écarta avec le
canon le volet et le pointa vers le petit toit, Dans la nuit, le bruit qu'il fit en armant le fusil
de guerre claqua comme un choc de métal contre le silence.
Il n'y eu pas de réponse. devinait Rose qui tremblait dans son dos, de peur et de froid,
mais elle intima à voix basse aux filles de ne pas sortir de leur lit et se pencha furtivement
à son tour pour vérifier si autour de la maison il n'y avait pas quelqu'un que son mari ne
voyait pas, tendu qu'il était vers la porte,
Mais elle non plus n'aperçut personne. Elle se pencha rapidement encore un peu plus,
tentant d'apercevoir les pieds qui devaient forcément dépasser de dessous le petit toit.
Non, on ne voyait rien, rien de rien. Elle recula d'un pas dans la chambre, surprise. ElIe
sentait que quelque chose lui échappait.
Des pieds... De la neige immaculée... Et la sonnette qui se remettait à sonner.
Des larmes amères d'angoisse lui brûlèrent d'un coup les yeux. Il y avait quelque chose
de terrible là-dehors, qu'ils n'avaient remarqué tout de suite. Et cette sonnette qui
continuait à sonner !
Il y avait que la neige tombait depuis des heures maintenant, réfléchit Rose en repassant
mentalement devant ses yeux le paysage qu'elle avait vu, et il y avait aussi que dans toute
cette blancheur, n'apparaissait aucune trace de pas.
« Bernard, it n'y a pas de traces... » chuchota-t-elle. devait avoir compris en même
temps, car il se retira de la fenêtre les sourcils froncés, le doigt en suspens sur la détente-
Pélagie appela d'une voix inquiète, mais Rose, accaparée par son idée, ne l'entendit pas.
« C'est peut—être un blessé, il est collé contre la porte depuis tout ce temps, peut-être qu'il
ne peut sonner que par moments. Tiens, ça sonne, encore une fois. Bernard, il est doit
être mourant, il faut aller voir. »
Il avait pris son parti : il balaya lentement de la pointe du fusil l'espace autour de la porte.
"Qui que vous soyez, déclara-t-il d 'une voix ferme, vous êtes ici dans une maison
accueillante. Si vous avez besoin montrez-vous. Nous comprenons aussi
l'allemand. Nous ne vous ferons pas de mal. Mais je vous préviens que nous sommes
plusieurs et armés et que si vous... » s'interrompit, stupéfait. La sonnette sonnait sans
discontinuer, couvrant sa voix.
« Voilà quelqu'un qui peut sonner, effrontément, mais ni se montrer, ni parler ? Ca alors
! Rose. va chercher le revolver. Tu restes à la fenêtre. Et pas de sentiments, cette fois. Tu
tires.
- Pélagie, Delphine, Ginrtte vous affolez pas. Il y a quelqu'un qui nous prend pour
des imbéciles, je vais voir qui c'est. Ginette: file dans le petit grenier, avec l'édredon. Tu
ne sortiras que si je viens te chercher, ou maman. tu dors, tu attends qu'il fasse
jour et tu ne sortiras que si tu reconnais des voix. Compris ?
La petite n'avait pas cinq ans, mais elle savait ce que cela voulait dire. Elle ravala ses
larmes et courut sur la pointe des pieds vers le grenier, le coeur battant à tout rompre
lorsqu'elle traversa le palier obscur et hostile, traînant l'édredon sur son dos.
« Pélagie, prends le tisonnier. Tu sais que si tu tapes sur la tête, tu peux faire très mal.
Tu peux aussi taper sur l'arme et la faire tomber. Mais il faut faire d'un coup, très vite et
sans hésiter. Compris ? Delphine, tu descend avec nous. Je vais avoir besoin de toi. »
Il avait pas une parole en trop et on aurait presque pu entendre chuinter la neige. La
sonnette rompit tout ce silence et donna le signal. père sortit de la chambre, Pélagie et
Delphine collées à ses talons et descendit l'escalier, à toute vitesse et sans bruit, comme
un chat. Il tenait son fusil pointé vers le centre de la porte.
La sonnette ponctua leur descente silencieuse.
A côté de la porte d'entrée, il y avait les toilettes, éclairées par une minuscule lucarne en
hauteur. Pélagie se posta sur un signe de son père à l'angle du mur des toilettes ; il
réfléchit rapidement, lui prit le lourd tisonnier des mains, le posa contre le mur, à sa
propre portée et lui mit le fusil à l'épaule. Puis il expliqua par gestes à Delphine, la plus
agile, qu'il allait la hisser jusqu'à la lucarne. Elle lui fit signe qu' elle avait compris son
plan.
Dès que son père croisa ses mains, elle y cala son pied nu. La seconde d'après, ses yeux
arrivaient au ras de la lucarne ; la neige ne l'opacifiait pas, car elle était protégée par le
petit toit de la porte d 'entrée. Mais Delphine n eut pas le temps de regarder. La sonnette
sonna brusquement, tout près de son oreille, comme un avertissement. La petite se baissa
aussitôt, dans un réflexe de survie et ne bougea plus. Elle était à quelques centimètres de
la tête de quelqu'un d'autre. Bernard attendit que la frayeur lui passe et imprima un petit
mouvement au buste de sa fille. Elle approcha de nouveau sa tête de la surface glacée et se
força à ne pas fermer les yeux. D'abord, dans la première fraction de seconde, elle perçut
le lointain, d'un blanc opaque. Tout était pareil. Il nb' avait pas forme humaine dans cette
uniformité fantomatique. Dès qu' elle eut enregistré cette information, elle ramena
immédiatement son regard contre la maison. Cela pouvait être une question de vie ou de
mort. Dans son champ de vision entra d'un coup au moins la moitié de la porte.
- Papa, descends-moi, il n'y a personne.
Elle le suppliait à voix très basse.
- Ce n'est pas possible, Delphine, gronda-t-il sourdement. Tu n'as pas regardé. Ca sonne
! Regarde vite ! » n avait honte de la brusquer, mais il le fallait- Il pensait à sa femme
avec son revolver là-haut, à sa petite terrée dans le grenier avec comme seule protection
un édredon, à son aînée qui à quatorze ans tenait un fusil en main, prête à tuer. Il fallait en
finir.
- Allez, regarde ! Ca sonne !
Cette fois, la petite écrasa son nez contre la lucarne, dans le coin qui lui permettait de voir
le plus grand pan possible de la porte.
- Papa, il n'y a personne ! Je te le jure ! Laisse-moi descendre !
Elle se débattit. Mais pendant que la sonnette sonnait à nouveau, il ne lui lâchait pas les
jambes.
- Delphine, tu vas ouvrir la lucarne, chuchota-t-il impérieusement. Pélagie ? Tu m'entends
? Quand je donnerai un petit coup dans le mur, tu taperas avec le fusil contre la porte.
Prépare-toi.
Delphine, vas-y ! Ouvre, regarde ! »
Pélagie seule contre son mur dans le corridor glacé était transie de terreur. Elle donna un
coup mal mesuré qui ébranla la porte.
Sa soeur ouvrit à ce moment précis la lucarne. Elle voyait tout maintenant, très bien. La
neige éclairait la nuit.
Il fallut que son père la tirât brutalement en arrière pour qu'elle réagisse.
« Alors ?
- Je ne vois personne.
ElIe avait parlé d'une voix normale. II la regarda droit dans les yeux, songeur un instant,
puis la hissa à nouveau.
- Ecoute-moi bien : regarde s'il y a des traces dans la neige. »
La petite repassa le bout de son nez par la lucarne, mais elle répondait déjà en même
temps, parce qu'elle avait bien gravé dans son cerveau tout ce qu'elle avait vu. La neige
étal t impeccable et demain matin ce serait elle qui Impnmeralt la première belle trace avec
ses galoches.
Et pendant qu'elle contemplait cette belle neige qui tant de plaisirs à l'enfant
qu'elle était encore, la sonnette sonna à quelques centimètres de sa tête. Elle voyait
parfaitement le petit rectangle noir avec son bouton crème. Personne n'appuyait dessus,
ni blessé, ni mère Gorny, et pourtant elle sonnait.
La petite n'avait plus vraiment peur, parce que la guerre lui avait appris que c'était des
humains qu'il fallait avoir le plus peur. Et là, il n'y avait pas d'humain.
Mais sa Oma croyait à tout ce qu'on ne voyait pas. Et sa mère avait tellement prié devant
une image de la Vierge, sous les bombes, et la Vierge l'avait entendue, tout de même...
Delphine regardait la sonnette en pensant à tout cela. La neige tombait plus dru. monde
était très étrange, décidément. Un flocon lui passa devant le nez et se posa sur la sonnette.
Toute contente de ce compagnon imprévu et éphémère, la sonnette tinta.
Delphine eut un petit sourire. Elle attendit. Un deuxième flocon arriva, un peu de travers.
Il se posa sur la sonnette, et la coquine sonna.
Papa, c'est les flocons... Je crois qu'il y a un court-circuit. »
C'était vraiment la fin de la guerre, la fin des grandes frayeurs.
Il ne fallait plus y penser. Seulement aux éclats de rire demain pendant la bataille de
boules de neige.
- Dieu soit loué ! » s'exclama Bernard.
Au volant de sa petite voiture, Hélène se dirigeait vers la clinique où se trouvait
Simon.
Littéralement paniquée, elle allait assister à l'événement...
Il y avait un peu plus d'un mois, Hélène et Simon, jeune couple de parisiens, avaient été
invités en ce début d'été 2012 au mariage d'un cousin en grande banlieue. Beaucoup de
monde Au buffet qui avait suivi la cérémonie, Hélène s'était rendu compte qu'un couple
s'intéressait de près à Simon. Surtout la femme ! Elle le dévorait des yeux ! Très provocante,
habillée...
Au volant de sa petite voiture, Hélène se dirigeait vers la clinique où se trouvait Simon.
Littéralement paniquée, elle allait assister à I'événement...
Il y avait un peu plus d'un mois, Hélène et Simon, jeune couple de parisiens, avaient été
invités en ce début d'été 2012 au mariage d'un cousin en grande banlieue. Beaucoup de
monde Au buffet qui avait suivi la cérémonie, Hélène s'était rendu compte qu'un couple
s'intéressait de près à Simon. Surtout la femme ! Elle le dévorait des yeux ! Très provocante,
habillée d'une robe commençant tard et finissant tôt. Elle se faisait volontairement rernarqtrr
par sa de s'exprimer Ainsi elle disait à propos de tout et de n'importe quoi .
Oh ! C'est trop tendance !
Quant au mari, très homme d'affaires moderne, pour lui tout était 'top grave'. Simon
flatté n' essayait pas de s'esquiver vers des personnages moins voyants. Au grand agacement
d'Hélène, jalouse sans l'avouer. Elle parvint néanmoins à l'entraîner vers les jeunes mariés.
Tout le reste de lajournée la jeune femme se débrouilla pour ne plus tomber dans les mailles
des deux autres, malgré pensait-elle les efforts de ces derniers surtout la femme les
Bref, tout a une fin et il fallu reprendre la direction de la capitale l'autoroute. Dans la
voiture de Simon, pour des raisons professionnelles chacun avait la sienne, Hélène enfin
détendue se moqua de monsieur et madame 'tendance top grave' ! Simon trouva I 'expression
très adaptée à la réalité et s'en amusa fort. N'empêche, pensa-t-il in petto, elle est rudement
bien roulée la snobinarde. Ridicule. Mais bien roulée.
Pratiquement à l'entrée de Paris Porte d'Orléans, se fut le drame. Un conducteur le
contrôle de son véhicule se mit en travers et tous ceux qui suivaient s'encastrèrent les uns
dans les autres. Bruits de tôles froissées, cris. pleurs, explosions, appels à l'aide !
police, pompiers, SAMU, les secours furent vite sur place. Hélène s'en tirait avec des
contusions heureusement sans gravité. Ce fut une autre histoire pour Simon Malgré sa
ceinture de sécurité bouclée sa tête avait été projetée dans le pare brise.
Des urgences de la Pitié-Salpétrière il avait été transféré sans connaissance vers une
clinique srÉcialisée dans la chirurgie réparatrice. Bien sûr avec l'accord de sa femme qui
devait rester en observanon quelques heures.
Dès que cela tût possible Hélène se rendit au chevet de Simon. Il était toujours en
réanimation plongé dans un coma artificiel. La tête complètement enveloppée dans
pansements et bandes. Seuls les yeux n'étaient pas cachés. par bonheur ils n'avaient été
touchés. Pour le moment, ils étaient évidemment fermés. Hélène ne put le voir qu'à travers
une vitre. IR chirurgien responsable de la clinique la reçut dans son bureau. D'abord il la
rassura sur l'état de santé générale de Simon. pour autant il ne lui cacha pas la gravité des
blessures au visage. Son mari resterait probablement défiguré, malgré de nombreuses
et des séjours non moins nombreux à la clinique...
-A moins que.. ajouta-t-il en plongeant son regard dans celui de la jeune femme,
-A moins que je lui transplante un autre visage. Mais c'est à vous deux de décider
Hélène la proposition comme un coup de poing et resta sonnée quelques Instants.
-Ca veut dire quoi un autre visage ? demanda-t-elle d' une voix blanche.
-Ca veut dire que nous allons appliquer sur les os et les muscles faciaux votre mari
un épiderme venant d' un donneur décédé. Anonyme bien sûr, C'est intervention
de micro chirurgie très délicate mise au point par un praticien anglais il y a déjà une
dizaine d'années. J'en ai moi-même réalisé plusieurs sans aucun problème. Mais dans
la discrétion la plus absolue.
-Parce que ce n'est pas légal ?
-Bien sûr que si ! Pour autant il n'est pas souhaitable pour la tranquillité des familles
du receveur et du donneur de faire trop de bruit autour de ce type d' intervention.
Admettons que nous acceptions. Mon mari risque d'avoir une autre tête ?
-Pas vraiment. En gros ce sera toujours sa tète. Néanmoins son visage ne sera plus tout
fait le même. Mais c'est mille fois mieux qu' un visage couvert de cicatrices même
les moins voyantes possibles.
-Je dois réfléchir, docteur. De plus il me faut absolument son avis à lui.
-Tout à fait d'accord, madame. Nous allons d'abord soigner ses fractures et son
traumatisme crânien. Puis quand il sera en mesure de comprendre la situation nous
vous laisserons prendre ensemble la déctsion de votre choix.
Hélène était rentrée chez elle très perturbée. Décidément les hommes de sa vie n'avaient
pas de chance. Bien sûr cette fois-ci elle n'y était pour rien ! Quoique ce qui était arrivé à
Jérôme, le grand amour de ses 16 ans, n'était pas vraiment de sa faute à elle. S'il ne l'avait
pas trompé rien ne serait arrivé Mais avec des si...
Deux semaines plus tard Simon, la tête toujours enveloppée de bandes, fut en mesure de
réaliser la situation. En présence d'Hélène le chirurgien lui présenta les deux options
possibles. La première : une série d'interventions sur son visage. Ce serait long. Il lui faudrait
faire des séjours nombreux la clinique. De plus malgré tous les soins apportés à ces
interventions son visage en porterait définitivement les séquelles. Deuxième option : une
greffe complète du visage. D'où une seule mais très longue opération Avec résultat un
visage légèrement transformé mais sans affreuses cicatrices !
Le chirurgien termina par ses mots
A vous et à votre femme de décider. Je vous laisse. Ne soyez trop long. J'ai un
donneur. Comme vous pouvez l'imaginer, il n'est pas possible de lE faire attendre
trop longtemps !
Le lendemain quand Hélène revint, elle apprit à Simon que les jeunes mariés s'étaient
inquiétés de sa santé. Ils viendraient le voir dès que ce serait Ils avaient ajouté que
deux autres couples avaient été victimes du terrible carambolage.
Puis après avoir parlé de tout et de rien Simon et Hélène prirent leur décision. Ca serait la
deuxième option : la greffe.
Alors le chirurgien fixa la date. Composa son équipe. Le corps du donneur leur fut
amené. Et tout alla très vite. On prépara Simon et le jour dit très tôt tout commença.
C'est vers 2 1 h30 que le téléphone sonna chez Hélène à qui on avait fortement déconseillé
d'attendre à la clinique. Elle décrocha- C'était le chirurgie
-Tout c'est très bien passé. Votre mari est maintenant en chambre stérile. Il ne
reprendra connaissance que demain dans la journée.
-Je pourrai le voir avec son nouveau visage ?
-Vous pourrez le voir, mais il sera toujours sous bandage. Il faudra attendre le début de
la semaine prochaine pour que nous les lui retirons. Ne vous inquiétez pas. Je vous le
répète tout va très bien.
Hélène heureuse, rassurée raccrocha. Et elle alluma la radio sur une station
d'informations continue qu 'elle écoutait en se préparant un semblant de dîner. Soudain une
phrase du journaliste lui glaça le sang. Il disait que courrait la rumeur qu'une transplantation
très importante s'était déroulée dans une clinique spécialisée en microchirurgie. L'homme
ajoutait que ce n'était certes pas la première fois, mais que l'originalité venait du donneur
un condamné à perpétuité pour viol qui venait de se suicider en prison après avoir fait le don
de ses organes à la médecine. Atterrée Hélène n'écoutait plus la radio. Elle se demandait si
cette rumeur ne concernait pas la clinique Où se trouvait Simon et s'il n 'était question de
son opération à lui. Le donneur un homme condamné pour viol ! Etait-ce son passé qui lui
revenait comme un boomerang.
Quelques années avant son mariage, Hélène qui vivait dans une ville du centre de la
France était tombée follement amoureuse d'un garçon un peu plus âgé qu'elle. Elle 16 ans,
lui 22. Tous les deux membres de la chorale locale. Leur aventure avait commencée lors d'un
déplacement dans une ville voisine. La très jeune fille avait nettement montré au garçon qui
Jérôme qu'il lui plaisait. Elle était très jolie et Jérôme profita de sa chance. Ce fut
d'abord un flirt très sage, puis de plus en plus chaud... Mais tout le monde le savait, le cher
Jérôme très sensible au charme féminin avait un cœur volage. LI tomba amoureux d'une autre
fille Laura. Lui, deux en même temps, cela ne le gênait pas. Mais ses deux conquêtes quand
elles s'en rendirent compte ne l'entendirent pas de cette oreille. Surtout Hélène qui se voyait
déjà mariée. Les deux filles décidèrent de se venger en le ridiculisant. Un piège fut monté.
Pendant qu'Hélène s' arrangerait pour être seule avec le jeune homme dans la salle de la
chorale et ferait semblant d'aller le plus loin possible avec Jérôme, Laura amènerait comme
par hasard quelques copains et copines dans cette salle. Alors au moment où ces témoins
involontaires y entreraient Hélène hurlerait, se débattrait en faisant croire à une tentative de
viol.
Tout se déroula comme prévu. Toutefois un grain de sable peut détraquer les plus belles
mécaniques. Là ce ne fut pas un grain mais un gros tas de sable. Ce qui ne devait être qu'une
comédie tourna à la tragédie. Hélène et Laura n'avaient pas tenu compte des parents. Ceux
d'Hélène prirent très mal la chose et portèrent plainte contre Jérôme. Les deux copines
n'osèrent pas se désavouer et expliquer ce qu'elles avaient tramer. La suite est facile à
imaginer. Jérôme fut arrêté, mis en examen tentative de viol sur mineure et incarcéré
jusqu'au procès en Cours d'assise. Là encore devant les magistrats et les jurés, Hélène ne
revint pas sur ses dépositions. Les témoignages des autres jeunes furent accablants. Sa
réputation de coureur de jupons faisant le reste, le pauvre Jérôme malgré ses dénégations et la
plaidoirie de son avocat fut condamné à la prison à perpétuité avec une peine incompressible
de vingt ans. A I 'époque la sévérité du verdict ne surprit pas. Plusieurs sordides affaires de
« tournantes » avaient scandalisé à juste titre l'opinion publique.
Maintenant dix ans plus tard Hélène avait encore en souvenir le regard désespéré que
Jérôme lui avait lancé avant de quitter le Tribunal entre deux gendarmes.
A sa majorité, Hélène ne supportant plus de vivre dans la ville de son mensonge, décida
de la quitter. Elle venait d'apprendre que Jérôme avait fait une tentative de suicide... Malgré
l'opposition de ses parents elle monta à Paris Où elle trouva rapidement du travail dans un
grand magasin. Dans l'anonymat de la Capitale, elle retrouva peu à peu la joie de vivre et le
souvenir du drame s'estompa Puis elle rencontra Simon ingénieur informaticien dont le
regard la subjugua Elle ne lui cacha pas ce qui était arrivé. mais elle s'en tint la version
officielle. Simon la plaignit et l'entoura de tout son amour. Les deux jeunes gens lui grand
brun aux yeux bletLS et elle jolie blonde menue se marièrent, dénichèrent un 1Etit
dans le I arrondissement pres de la Nation. Ils vivaient là heureux jusqu'à
ce maudit accident.
Donc ce soir là pour Hélène il n'y avait pas de doute possible, information qu'elle
venait d'entendre les concernait. Jérôme avait finalement réussi à se suicider et c'était son
visage qui allait être greffé sur la face de Simon. Ainsi toute sa vie elle aurait sous les yeux
une partie de la figure de sa victime. Vengeance posthume, certes involontaire, mais elle se
l'avouait bien méritée.
Le jour suivant à la clinique, elle vit Simon derrière la vitre de la chambre stérile. Elle
put encore l'approcher et lui parler. Il tourna la tête vers elle et la hocha lentement
plusieurs fois. chirurgien lui expliqua qu'il était toujours sous l'effet de l'anesthésie et
qu' il ne en faire plus. Il lui conseilla de revenir le lendemain Simon serait en
mesure de dire quelques mots.
Avant de quitter la clinique Hélène se demanda avec anxiété quelle tête était sous les
bandages. Celle de Simon ? Celle de Jérôme ? Un mélange des deux ? Pas de réponse bien
sûr et à qui se confier ! Elle passa tous les après-midi des quelques jours qui
suivirent près de son mari. Il avait quitté la chambre stérile. Il parlait Elle parlait Anxieux
pour des raisons différentes ils attendaient. Enfin le chirurgien leur dit :
-C'est pour demain 10 heures.
Dans le de la clinique, elle resta prostrée un moment dans la voiture. Elle
aurait voulu que tout s'arrête... Bien sûr pensait-elle une chose est certaine c'est son regard,
donc ce sont ses yeux... Alors elle quitta la voiture elle se dirigea vers l' ascenseur. Là nouvel
arrêt, la tète lui tournait Elle ne voulait plus savoir ! T'as pas le choix sembla lui dire sa
conscience. Tu dois assumer Comme une automate elle pris l'ascenseur, monta à l'étage et
se dirigea vers la chambre de Simon. Là encore elle s'arrêta quelques secondes, respira un
grand coup et entra
Le chirurgien était là. Elle apperçut que cet homme était avec eux et devinait leur anxiété.
Et encore il ne savait pas tout.
Nous allons retirer bandages et pansements. Mais il faudra encore quelques jours de
traitement ici à la clinique, dit-il. Puis assisté d'une infirmière et entouré de ses
collaborateurs prêts à toute éventualité, il entreprit de découvrir le visage de Simon.
L'opération parue durer des siècles à la jeune femme. Enfin le visage de Simon apparu...
Hélène frappée de stupeur ouvrit la bouche, mais ne put prononcer une seule parole.
Simon qui regardait sa femme devina qu'il y avait quelque chose. Il arracha la glace que lui
tendait l'infirmière et se regarda. De surprise la glace lui échappa... Il ne pu dire que
quelques mots
monsieur Tendance top grave !
vous connaissiez le donneur ? demanda le chirurgien décontenancé.
Quelques heures plus tard tout était clair. Le couple 'Tendance top grave', parisien aussi,
ayant quitté la noce presque derrière Simon et Hélène avait été victime du carambolage. La
femme s'en était sortie, mais pas l'homme. Les deux avaient dans leurs papiers une lettre
acceptant le don d'organes en cas d'accident. Le chirurgien ignorant la rencontre entre les
deux couples avait choisi le malheureux pour sa santé apparente. Oui il était au courant de la
rumeur à propos du condamné suicidé mais ça ne pouvait faire l'affaire. Le sujet étant un
vieil homme ancienne personnalité dans son département et condamné après les
faits.
Le soir chez elle Hélène encore seule fit le point. De toute façon et c'était l'essentiel
l'opération avait parfaitement réussi , pensait-elle. Dans quelques jours Simon serait rentré Il
lui plaisait toujours autant ! Son visage était un peu différent, mais c'était supportable ! Et il
avait toujours son magnifique regard ! Il n'y avait pas eu de vengeance posthume et la vie
reprendrait comme avant
Comme avant c'était vite dit ! Rien ne va jamais comme on le souhaite. Eh oui le grain
de sable
-Le téléphone sonna_ Hélène presque joyeuse décrocha
Hélène ? vous vous souvenez certainement de moi. Nous nous sommes rencontrés
lors du mariage d'un cousin commun. Mon mari et moi avons été victimes du même
carambolage que vous. Moi je m'en suis tirée. Mais lui est mort. Je viens d'apprendre
qu'on a greffé son visage sur la figure de Simon. Me permettez vous d'aller le voir ?
Il aimait les matins. Surtout les matins d'été. Il se levait tôt, poussait sans bruit
ses volets et
s'accoudait à sa fenêtre pour surprendre de timides lueurs encore dravées de leur voile de nuit. Il
accueillait l'enfantement solaire d'un regard attendri et emplissait ses yeux du jour naissant.
Mais ce matin-là, cette douce quiétude s'acheva sur une grande cape bleue auréolée de long
cheveux blonds. Elle était accompagnée d'une horrible valise jaune et d'une toile bien
empaquetée...
Il aimait les matins. Surtout les matins d'été. Il se levait tôt, poussait sans bruit ses volets et
s'accoudait à sa fenêtre pour surprendre de timides lueurs encore drapées de leur voile de nuit. Il
accueillait l'enfantement solaire d'un regard attendri et emplissait ses poumons du jour naissant.
Mais ce matin-là, cette douce quiétude s'acheva sur une grande cape bleue auréolée de long
cheveux blonds. Elle était accompagnée d'une horrible valise jaune et d'une toile bien
empaquetée. Elle le héla joyeusement :
" J'ai facilement reconnu votre maison ! On ne peut pas vous rater !
La dernière maison au bout du sentier, parée des bleus les plus inatterxius : toit
bleu ciel, volets turquoise, porte pervenche et portail lavande !"
Il soupira et s'avança à sa rencontre. Encore une artiste en herbe qui allait lui gâcher sa
matinée...
Cependant, il se ferait un honneur de la recevoir, il les accueillait tous, étudiait leurs œuvres,
préconisait plus de blanc, prônait la pureté des bleus, peut—être une touche de gris... Puis il
donnait quelques adresses utiles avant de retrouver l'apaisement de ses propres toiles.
En s'approchant d'elle, il la trouva lointaine et étrangement familière. Elle lui souriait
gentiment. Elle le dévisageait d'un regard indéfinissable, peut-être gris ou sans doute vert. Elle
murmura :
" Excusez-moi de vous déranger aussi tôt... C'est mon père qui m'envoie... "
Discours classique du jeune qui cherchait timidement à engager la conversation.
" Il pensait que vous pourriez... Que vous auriez.„ Il m'a tellernent parlé de vous ! "
Des compliments, des formules de courtoisie ! Lui, il avait hâte de découvrir ses couleurs et de la
voir repartir ! Mais elle continuait maladroitement :
" C'est un peu comme si je vous connaissais... Il a bercé mon enfance de vos fabuleuses légendes
Là, elle exagérait un peu ! Cette façon de l'aborder ne lui convenait guère. Les flateries ne lui
seyaient pas du tout.
" Mon père m'endormait toujours avec l'une des merveilleuses aventures de Valentinr.
Il blêmit et dut s'appuyer contre son portail en bois peint; ses pensées refluèrent, son cerveau
se trouva à marée basse, son souffle s'immergea dans des profondeurs océanes.
" Ca ne va pas ? ", demanda la voix claire en le soutenant par les épaules.
Il se reprit lentement et la dévisagea plus attentivement. Pourquoi cette jeune femme lui semblait-
elle aussi familière ? Il savait pourtant qu' il ne l'avait jamais rencontrée
" Vous devez faire erreur, Mademoiselle.
Je m'appelle Claude. Claude Chagrin. Je suis peintre. Artiste-peintre„."
Cette remarque était ridicule; elle le savait bien puisqu'elle était là.
Quel vieil homme stupide il devenait !
" Mais, je ne me suis même pas présentée ! Je suis Véronique Mars, la fille de Joseph..."
Cette fois-ci, son corps fut emporté par la marée déferlante, noyé, ravagé, asphyxié...
Quand il retrouva ses esprits, elle l'avait installé sur son fauteuil pers... Elle souriait toujours :
" Mon père vous considérait comme un artiste génial. Il était très attaché à vos peintures...
- Etait ?
- Papa est décédé il y a deux ans, le 30 septembre... Comme cela, subitement...
Tout se remettait en place, tranquillement. Son énergie envahissait à nouveau ses vieux os et il
redevenait homme, chaleureux et accueillant.
Voilà pourquoi elle ne lui semblait pas tout à fait inconnue :
" Vous ressemblez beaucoup à votre mère.
Elle le savait, son père le lui répétait souvent !
Il lui proposa un café et ils s'installèrent autour d'une nappe en tissu outremer. Il avait
l'impression de retrouver la même jeune femme, longtemps après. Lui, il avait vieilli, s'était
flétri, ridé, tassé... Elle, elle s'était figée dans une éternelle jeunesse.
Revenant à la réalité, il lui demanda de lui raconter son père, leur existence à tous les deux„.
Elle souriait en ressuscitant ce père exceptionnel qui l'avait élevée seul après le décès de sa
mère. Ils n'étaient jamais restés plus de deux ans au même endroit, Joseph avait besoin d'espace,
d'amplitude, de liberté. Il demandait sans cesse de nouvelles mutations. Ils avaient
voyagé, lui, le grand professeur aux cheveux blancs, au regard gris, à la grande silhouette
démesurée et elle, le petit bagage tout blond, vif et espiègle, adorant cet homme d'exception, à la
fois si tendre et si savant.
Il enseignait la médecine dans toutes les universités qui faisaient appel à lui; certains soirs, il
aimait recevoir des étudiants avides de savoir pour développer avec eux ses théories avant-
gardistes.
C'était un père merveilleux: malgré ses journées surchargées, c'est toujours lui qui emmenait sa
fille à l'école, qui venait la rechercher et la guidait dans ses devoirs. Il veillait discrètement sur
elle, l'écoutait patiemment et l'accompagnait dans ses choix.
Depuis sa plus tendre enfance, chaque soir, il venait la border dans son lit; il s'asseyait à ses côtés
et lui contait les fabuleuses histoires du Mage aux tonalités enchantées. Elle s'endormait bercée
par la voix grave, flottant dans l'univers ouaté de Valentin.
Claude sursauta à l'énoncé de ce prénom. Cette fois-ci, il se ressaisit rapidement.
Devenue adolescente, Véronique avait partagé les voyages déconcertant de son père, de l'Afrique
à la Norvège, de l'Inde à l'Australie. Ils étaient très complices, partageaient leurs espoirs, leurs
bonheurs quotidiens, ces petits riens qui illuminent chaque instant.
Les soirs, où lors de leurs balades au bord de l'océan, ils poursuivaient ensemble les aventures de
Valentin, cet Enchanteur capable de teinter de félicité chaque épreuve de la vie.
Joseph et Véronique composaient à deux voix ce personnage féerique, lui inventaient sans cesse
de nouvelles péripéties, de prodigieuses odyssées, d'incroyables destinées... Ils le voyaient vêtu
d'une vaste cape bleue, coiffé d'un chapeau en feutre ciel, accompagné de son éternel bâton orné
de lapis-lazuli. II effaçait toute peine, toute souffrance, toute tristesse. Il apparaissait dès qu'on
l'appelait et enluminait de sonorités lumineuses les vies les plus ternes. Il souriait aux prisonniers
et peignait d 'azur leurs barreaux gris...
Lorsque Véronique demandait à son père pourquoi, au hasard de leurs déménagements, tout
demeurait bleu chez eux, des tapisseries aux tapis chinois, des armoires aux fauteuils, des rideaux
aux nappes brodées, il répondait dans un doux sourire: Demande donc à Valentin ! "
Même la véronique était une petite fleur bleue !
Quelques temps avant sa mort, Joseph avait longuement parlé à sa fille. Il se confiait rarement
et, plus elle grandissait, plus elle réalisait qu'elle ne gavait rien de lui: elle ne connaissait pas sa
jeunesse, sa vie d'avant, les détails des cinquante années qu'il avait vécues sans elle...
" Ecoute-moi bien, Véronique... Je n'ai jamais eu le courage de te parler vraiment, de te
raconter... Ma jeunesse, notre famille, mon frère Elie, mes compagnons de misère, ta mère... Et
toutes ces... Non, ma chérie. Je ne trouve pas les mots... Je n'ai pas la force„. Comment pourrais-
je t'expliquer pourquoi tout ce bleu chez nous, pourquoi j'ai tout quitté...
Tu ne me croiras jamais, mais Valentin a vraiment existé ! Enfin,...
Tu te souviens de cette exposition à Budapest, celle où nous sommes restés si longtemps. Tu étais
encore une petite fille et tu voulais quitter la salle; mais moi, je n'arrivais pas à m'éloigner de ces
toiles. Je t'ai expliqué que ce génie des bleus, ce peintre talentueux avait été mon ami, il y avait
bien longtemps, lorsque j'étais médecin en France. Il s'appelait Claude Chagrin, mais il signait
ses oeuvres du seul mot Chagrin. Nous l'avions raté de peu, il venait de reprendre l'avion...
Et bien, Valentin, c'était un peu lui !
S'il m'arrive quelque chose, va le trouver. Peut-être qu'il saura te raconter d'où viennent tous ces
bleus qui agrémentent notre vie. Promets-moi d'aller à sa rencontre !"
Et voilà ! Elle avait passé son doctorat d'histoire à Paris et maintenant qu'elle avait un peu de
temps, elle avait souhaité le rencontrer et le questionner sur cette toile qui avait orné chacune de
leurs demeures, au fil de leurs voyages. Elle portait la signature de l'artiste : Chagrin
Claude hésitait entre rire et larmes. Joseph était mort. Mais sa fille était là, assise en face de
lui !
Maintenant, la matinée rayonnait ses douceurs estivales sur les teintes bleutées de la maisonnée.
Comment pourrait-il narrer leur douloureuse histoire à cette belle jeune femme blonde?
Joseph était mort avec ce fardeau, mais Claude, lui, en vieillissant, pensait souvent à se délester
du poids terrible de sa jeunesse outragée.
Véronique interrompit le fil de ses pensées :
" Pourquoi tous ces bleus chez vous et chez nous ? Pourquoi Papa m'habillait-il toujours en bleu
? Il disait que c'était pour me protéger... Mais pour me protéger de quoi exactement ?
Je vais vous poser une question à laquelle vous ne répondez jamais lors de vos entretiens avec les
journalistes, que vous éludez d'une boutade ou d'un simple éclat de rire :
Pourquoi tout ce bleu dans les toiles qui font de vous un artiste génial ?"
C'était étonnant, elle avait les mêmes yeux que sa mère. Joseph avait épousé une très jeune
femme au regard gris teinté de vert. Comme Véronique lui ressemblait !
Il déglutit péniblement. Il ne savait comment répondre. Que pouvait-il lui dire ?
Elle le considérait gentiment et c'est ce regard encore enfantin, empli de confiance, qui le décida.
"Vous savez, Véronique, personne.„ Personne ne peut imaginer ce qui nous est arrivé. J'ai
parfois l'impression que tout cela ne s'est pas vraiment passé, que mon imagination me joue des
tours.
Venez. nous allons marcher un peu dans la foret derrière la maison. Ce plus facile moi
de vous raconter... La fille de Joseph ! Quel bonheur !
Ils s'enfoncèrent lentement entre les arbres silencieux, disposés à recevoir les confidences
endeuillées du peintre talentueux qui aimait tant les parer de tonalités perses ou turquoise. Et, tout
en marchant, il Sut trouver les mots justes pour raconter l'inexprimable...
" Joseph et moi habitions la même bourgade, mais nous nous connaissions à peine. Il avait quinze
ans de plus que moi et était déjà un médecin très réputé dans notre région. En revanche, j'étais
très ami avec son jeune frère Elie, mon camarade de classe, compagnon de jeux, tendre complice
de mes mille facéties. Au début de la guerre, nous étions tous deux apprentis chez Paul Delval, le
maçon; nous sifflions à tue-tête du haut de nos échafaudages, nous aimions les mêmes filles et
nous recevions les pires nouvelles avec une horrible insouciance.
C'est Joseph qui, agacé par la légèreté d'Elie, le mit face aux réalités. Il le présenta aux résistants
qui commençaient à s'organiser dans notre région. En quelques semaines, Elie prit conscience de
la situation dramatique de notre pays. Il devint sombre et ne supportait plus mes rires décalés. Il
m 'emmena avec lui à diverses rencontres.„ Alors, je compris... Moi aussi !
Comme nous étions encore très jeunes, on nous mit chacun sous la tutelle d'un plus ancien. C' est
ainsi que je fus guidé par ton père; nous travaillions ensemble sous le même pseudonyme:
Valentin. Notre mouvement prit de plus en plus d'amplitude, nous étions chaque jour plus
nombreux; nous multipliions nos actions contre l'occupant et nos "actes de vandalisme" nous
rendirent vite "hors la loi". Nous étions discrètement soutenus par la population et nous
devenions d'une efficacité impressionnante !
Après neuf mois de succès multiples, notre réseau fut démantelé: nous avions été dénoncés.
Nous étions une trentaine; certains furent fusillés sur Elie et quelques compagnons
d'infortune moururent sous la torture. Une poignée d'entre nous fut déportée... Ton père et moi
étions de ceux-là... Tu le savais sans doute...
L'horreur des camps, l'esclavagisme, les travaux forcés jusqu'à la mort, la faim, le froid, les
plaies, les coups... Je te ferai grâce des détails...
Etrangement, Joseph et moi, nous nous retrouvâmes dans le même baraquement... Ton père
était brisé, accablé de culpabilité: il se croyait responsable de la mort atroce de son frère.
Lui qui n'était guère bavard devint tacitume. Il travaillait dur, ne se rebiffait jamais, n'émettait
aucune plainte. Chaque soir, il faisait le tour de la chambrée; il pansait, soignait, apaisait avec les
moyens du bord. Il réconfortait sans parole, encourageait d'un regard, soulageait de ses mains
expertes. Il veillait particulièrement sur moi...
Puis l'hiver arriva et la vie au camp devint insupportable. Les gens mouraient de froid,
d'épuisement... L'un de nos camarades fut ramené dans notre baraquement, le corps gelé, bleui
de froid. C'était Eugène, un brave garçon de mon âge, toujours souriant, généreux, attentif à tous.
C'est cette mort qui fit réagir ton père. Il se rebella enfin. Il retrouva la parole et ne la perdit
plus jusqu'à notre libération. C'est lui qui insuffla vie à Valentin. Il était penché sur le corps
d'Eugène :
" Oh Valentin ! Comme tu as bien choisi ! Tu as préféré le meilleur d'entre nous. Tu l'as couvert
de ta couleur préférée : le bleu océan... "
Interloqués, nous nous regardions tous avec inquiétude. Je crus que ton père avait perdu la raison.
Mais, ce soir-là, il nous présenta Valentin, le mage des couleurs. Pour lui, chaque teinte avait
une signification bien précise. Mais le bleu ! Oh, le bleu! C'était la couleur libre: cieux, mers,
océans, pierres sacrées. Nous étions assis autour de lui, comme des enfants buvant ses paroles.
Après la mort d'Eugène, nous nous réunîmes chaque soir, dès l'extinction des feux, pour
recevoir notre invité d'honneur, Valentin l'Enchanteur.
Chacun prenait la parole à tour de rôle pour évoquer les merveilles de l'hôte imaginaire: univers
bleuté, profondeurs océanes, villes célestes, peuplades antiques parées de bleus lumineux,
temples céruléens, étranges animaux aux reflets turquoise...
Les murs gris s'éloignaient et la pièce glaciale s'irradiait d'une liberté chimérique, peuplée de
moutons bleus, d'astres indigo, de femmes aux boucles perses, d'enfants aux rires bleu marine.„
Valentin, vaporeux à ses débuts, affirma ses contours; il prit une carrure de plus en plus
imposante, son charisme amenait chacun à la tête. Nous l'imaginions coiffé d'un
chapeau en feutre turquin, vêtu d'une large cape bleu pâle, rayonnant d'un regard pervenche
lumineux.
Ce personnage, né de l'esprit de ton père, s'étoffait d'une consistance incroyable. Nous
pensions à lui toute la journée et nous cherchions sans cesse de nouvelles aventures à lui
proposer. Il nous accornpagnait dans nos labeurs inhumains, nous escortait dans le froid, occupait
nos pensées, détournait nos souffrances, nous protégeait du désespoir.
Valentin ! Il repeignait notre monde, repoussait nos limites; nous oubliions les barbelés, nous
n'écoutions plus les ordres hurlés... Nous étions marins perdus sur l'océan, aigles flottant au-
dessus des cimes, enfants aux rêves émerveillés. La mort frappait moins souvent dans notre
chambrée. Valentin nous rendait presque invulnérables.
C 'est lui qui nous accompagna jusqu 'à notre délivrance.
Lorsque les barbelés s'effacèrent, offrant à nos libérateurs effarés la vision de nos corps
décharnés, Joseph nous cria joyeusement:
" Souvenez-vous de Valentin ! Emmenez-le partout avec vous ! "
La vie reprit... parmi les survivants.
Je renonçai au métier de maçon: je ne pouvais plus bâtir de murs, enfermer des clore des
jardins... J'étais obsédé par le bleu: lui seul me rassurait; il me rendait invincible. C'est ainsi que
je devins Chagrin, le célèbre artiste peintre. Ton père, lui, réaménagea son cabinet médical.
Nous passions de longues soirées ensemble, silencieux, rêveurs, lointains. Parfois, nous sentions
la présence légère et rieuse de Valentin.
De longues années plus tard, ton père rencontra la jeune Marie, nommée institutrice dans notre
village. Ce vieux sauvage fut immédiatement séduit par sa fraîcheur et par son étrange regard gris
vert. Elle, elle succomba à son charme, sa délicatesse, ses silences éloquents.
Un soir, fous de joie, ils vinrent m'annoncer ta venue parmi nous. Joseph rajeunissait de jour en
jour, Marie s'arrondissait.
Et puis, une nuit, ton père fut appelé au chevet d'Angèle, une vieille femme en fin de vie.
Quelques années auparavant, la pauvre avait vécu un drame affreux: son fils et son mari s'étaient
mystérieusement entretués à la chasse. Elle ne s'en était jamais remise. Joseph passa la nuit à ses
côtés, essayant de la soulager et de la réconforter. Au petit matin, il lui ferma les yeux...
Lorsqu'il rentra chez lui, tu étais là, vagissant faiblement... Ta maman était... morte... Elle avait
accouché seule, sans lui, sans son secours, et elle avait été victime d'une hémorragie...
Joseph perdit pied, il ferma son cabinet, s' isola avec toi, n'ouvrit plus sa porte. Ce fut terrible !
Le seul moyen qui me permit de l'atteindre fut une toile aux sonorités bleutées: "Se souvenir de
Valentin ". Puis il quitta notre bourgade, devint professeur... Tu connais la suite...
Véronique repartit le lendemain, très émue, avec "Se souvenir de Valentin "...
Claude se remit à sa dernière toile, "Afrique bleutée".
Il restait songeur. Il avait bien fait de ne pas lui raconter.
.
Lui, il s'était ressaisi après ses années de captivité; la peinture l'avait aidé à accepter ses
monstrueux souvenirs. Mais Joseph était resté meurtri, amer, traumatisé. Il voulait savoir, il lui
fallait des noms. Il avait enquêté dans l'ombre, pris tout son temps, surpris des secrets de la
bouche de ses patients.
Puis, patiemment, il avait attendu des preuves, des certitudes. Il savait que le moment viendrait.
Un jour de chasse, il avait ligoté Henri, le mari d'Angèle, puis son fils Marc. Il leur avait
raconté, longuement, les horreurs de la déportation, la peur, la mort tout autour... Il était entré
dans les détails... Ensuite, il les avait abattus, chacun avec l'arme de l'autre avant de les détacher.
L'enquête n'avait pas abouti... On ne fit jamais le lien entre ce double meurtre et la
dénonciation, longtemps auparavant, d'un réseau de résistants, morts fusillés, torturés ou en
déportation...
Véronique n'avait pas besoin de savoir.
Il sufisait qu 'elle aussi se souvienne de Valentin..
« La route serpente, longue, blanche, vers les lointains bleus, vers les horizons
attirants. Sous le soleil... »
Domi lit à voix haute, en détachant soigneusement les syllabes ; un débit lent et
régulier auquel on a recours lorsque l'on veut s'assurer d'être compris. Domi lit avec
l'application d'une mère racontant une histoire à son enfant avant qu'il ne s'endorme, pour le
plonger dans un monde merveilleux où il pourra évoluer sans peur et sans cauchemars. Serein.
Une...
« La route serpente, longue, blanche, vers les lointains bleus, vers les horizons
attirants. Sous le soleil... »
Domi lit à voix haute, en détachant soigneusement les syllabes ; un débit lent et
régulier auquel on a recours lorsque l'on veut s'assurer d'être compris. Domi lit avec
l'application d'une mère racontant une histoire à son enfant avant qu'il ne s'endorme, pour le
plonger dans un monde merveilleux où il pourra évoluer sans peur et sans cauchemars. Serein.
Une maman dont la voix est une caresse, les mots un baume sur les écorchures. Domi
accumule les mots, les empile comme on bâtit des murs pour se protéger. Entre ces murs, un
refuge pour elles deux, un univers familier qu'elles seules partagent. Domi et petite mère. Une
intimité dans laquelle personne ne s'immiscer ; ne doit s'insinuer. Une relation d'amour
entre une mère et sa fille, dont chacune ne vit que par l'autre. Une sorte d'osmose où les rôles
sont interchangeables.
Petite mère s'assoupit, frêle Silhouette nichée au creux du grand fauteuil. Le
rythme de sa respiration ralentit. Ses yeux clignent Domi referme délicatement l'ouvrage et le
dépose sans heurt sur la table basse encombrée de bibelots. Elle se cale contre le dossier de la
chaise paillée. Surtout, de claquement sec, pas de gestes brusques pouvant être assimilés à
une agression Ne plus Retenir son souffle. Conserver une totale immobilité. Se figer.
Calmer les cognements fous du cœur qui rappellent le danger toujours croissant, toujours plus
proche. Une menace qui la laisse impuissante, Sans remède effcace. Une seule parade :
simplement être là, aimante et dévouée. Assumer la veillée comme elle le fait depuis plusieurs
mois, en sortant du travail, après avoir préparé et servi le repas. Refuser la fatalité. Repousser
le terme et le constat d'échec.
Petite mère sursaute. Son regard se perd sur quelque objectif lointain, invisible.
Ses traits se décrispent. Un sourire enfantin illumine son visage. Sa tète dodeline, effleurant le
col Claudine de sa jolie robe rose. Elle chantonne d'une voix fluette. Quelques petites notes
qui s'égrènent dans l'aigu, aussi déchirantes qu'un accord raté de violon.
À peine une page de lecture et déjà petite mère est partie. Ailleurs. Là où on ne
peut plus l'atteindre. Au cœur d'un espace peuplé d'ombres. Pourtant, Domi a pris soin de
choisir ce soir Chemineau, d'Isabelle Eberhardt, figurant dans Ecrits sable, un de ses
recueils préférés parmi les ouvrages amassés sur les rayonnages de l'immense bibliothèque par
celle qui fut une lectrice avertie ct cultivée. Un symbole pour celle qui se voulait libre, au-
delà de la morale, et se passionnait pour les écrits audacieux. Une femme capable de vivre en
harmonie avec ses principes. Une mère exhibant crânement face aux bourgeoises scandalisées
sept enfants dont seulement deux du même père.
Qu'est-ce qu'ils font, là, mainœnant, ces frères et Sœurs qui se déchargent sur
Domi de leurs responsabilités depuis la mort de Bernard, le dernier compagnon ? Certes, la
cadette ne peut être d'aucune utilité, elle est partie s'installer en Angleterre : besoin de
respirer, loin de la famille. Mais les autres, ceux dont petite mère est si fière parce qu'ils ont
réussi leur carrière professionnelle et leur existence personelle ? L'ainé de la fratrie, que
Domi a à peine connu, fonctionnaire au cursus irréprochable. La grande sœur, jonglant entre
son métier d'enseignante et ses trois enfants. Françoise, l'artiste — la préférée — à l'ego
hypertrophié. Pierre et Patrick, si inséparable qu'on les appelait les faux jumeaux, l'un
informaticien, l'autre clerc de notaire. Englués dans leur quotidien, bien installés dans leur
confort, concentrés sur leur foyer. Persuadés que l'avant-dernière n'a rien de mieux à faire
que prendre en charge une génitrice devenux encombrante. Une homo ça n'a vraiment de
vie privée, n'est-ce pas ? Et si peu de vie sociale... surtout avec un médiocre niveau
d'instruction ! C'est ce que Pierre Patrick lui ont dit, la méprisant ouverternent pour des penchantd
qu'ils qualifient de déviants. Son dévouement auprès de la mère ? L'occasion
d'expier sa "faute". Le propos l'a blessée à l'époque.
Maintenant, Domi s'en moque. Elle accomplira Son devoir jusqu'au bout Une
charge ? Non, un plaisir. Un sacerdoce. Mieux, elle a conscience de jouir d'une situation
privilégiée. N'a-t-elle l'occasion inespérée de renouer avec une mère trop distante durant
l'enfance ? Tenter de lui plaire enfin, elle qui n'a jamais brillé dans les études. Même s'il est
usant d'être présente, de rassurer, surveiller ses gestes, veiller sa mère comme une enfant
fragile. Même si les perspectives ne sont guère réjouissantes : pratiquement aucun espoir
d'amélioration ou de rémission ; au mieux un ralentissement de la dégénérescence. Mais
jamais — elle le lui a promis — Domi n'enverra petite mère en structure médicalisée. Celle-ci
restera dans sa maison ; son cocon. À l'abri de ce qui pourrait lui faire mal. Et si une
surveillance constante s'avère nécessaire, Domi quittera son boulot et viendra s'installer dans
la demeure. Rien qu'elle et petite mère.
— Allez, tu me racontes une histoire ? Une belle histoire.
Petite mère la fixe d'un regard suppliant ; son ton trop aigu lui communique la
chair de poule. Domi n'a plus face à elle une vieille femme affaiblie par la maladie mais une
fillette quêtant un peu d'affection et qui a besoin d'elle.
« Les premiers rayons du soleil tiède, filtrant à travers les voiles humides des eucalyptus..."
La voix de Domi se brise quand elle entend préciser :
— Non, pas ça. Une histoire, une vraie, je t'ai dit. Une à toi.
Domi rechigne, elle n'a suffisamment d'imagination pour construire une
fiction. Mais l'autre trépigne, s'énerve. Alors, Domi parle, toujours plus haut, toujours plus
fort, pour faire taire cette voix de fausset. Elle dit, raconte, invente, s'étourdit dans un récit
improvisé pour ne plus s'entendre penser. Domi échafaude des murs de mots qui les abritent
Une bulle de mots pour les protèger du silence. Insupportable silence, plein de non-dits qui
déglinguent
Petite mère écoute quelques minutes et se lasse. Elle tape dans les mains puis se
lève, le bas de sa robe retroussée sur des jambes maigres. Sautille grotesquement jusqu'au
mur, yeux à demi fermés, mains en avant. Petite mère chantonne. un sourire malicieux aux
lèvres.
— Un, deux, trois... Soleil
Instinctivement, Domi a stoppé net son geste quand l'autre s'est retournée. Elle Se
récite mécaniquement les consignes : on ne bouge plus, on se fige dans une position au mot
« soleil » sinon, on est pris Et là, on trinque Non, pas ça.
Le cri jaillit, empli de la rancœur trop longtemps accumulée.
— Non, maman... Tais-toi ! Maman, s'il te plaît..
Un jour d'été comme les autres et cette touffeur de l'atmosphère qui pénètre les
corps. Cette chaleur qui semble vouloir couler en soi. Les garçons, torse nu, allongés sur le
carré d'herbe brûlée, derrière la maison ; les bras en croix comme pour mieux sentir s'infiltrer
les rayons. Elle, la morsure du soleil sur les jambes et les bras nus ; qui court
dans les veines. Elle tourne autour des aînés comme une mouche taquine, faisant virevolter sa
jupe. « On joue ? » D'abord un agacement prévisible. Puis, surprise : Patrick se lève d'un
bond, puis Pierre. « OK. À quoi ? » La réponse jaillit, spontanée : « Un, deux. trois...
Soleil ! » Quelques minutes de pur bonheur, de connivence avec des frères si distants
d'ordinaire. Des regards appuyés, des sourires ; l'impression d'exister enfin à leurs yeux.
Puis... Non. trop dur Le film en accéléré pour se figer sur la scène d'une petite
chose sale et larmoyante prostrée dans le jardin.
Quand la mère rentre, elle fulmine en voyant la tenue négligée de la gamine. La
gifle part toute seule. Domi voudrait lui expliquer, mais comment on dit ces choses-là ? Elle
n'a les mots qu'il faut. Tout ce qu'elle sait dire, c'est qu'elle a joué avec les grands et
qu'ils lui ont fait mal.
— Arrête un de pleurnicher, tu n'es jamais contente. Ça devrait te faire plaisir
que tes frères jouent avec toi ; pour une fois qu'ils quittent leurs cahiers et leurs livres ! Quelle
souillon ! Je vais encore devoir laver. Tu as vu l'état de ta jupe ?
Elle est partie sans attendre la réponse.
Ils n'ont plus joué à Un, deux, trois, soleil. L'autre "jeu", lui, a continué durant
six ans. Ensuite, les deux grands frères sont allés répandre leur semence dans le ventre de leur
légitime. Petite mère n'a rien su. Etrange de la voir mimer une telle scène dans un accès de déraison.
Le cri de Domi l'a secouée. Hébétée, petite mère regarde autour d'elle comme
pour se réapproprier son environnement. Ses traits se détendent à la vue de la jeune femme.
— Ah, Françoise... C'est gentil d'être venue me voir. Ça faisait si longtemps ! Tu
me manquais, tu sais. Mais Où tu étais ?
— Non, maman, Françoise. Dominique. C'est moi qui viens tous les jours.
Françoise, elle est à ...
Domi renonce. À quoi ça servirait ? Un impératif : éviter toute souffrance. La
protéger. S'oublier pour cette femme si vulnérable. Et quelle importance si la vérité est
quelque aménagée ?
Petite mère se rassoit dans le fauteuil Où elle passe désormais l'essentiel de son
temps. Un siège usé, marqué de l'empreinte de son corps. Son regard s'accroche à Domis.
— Dis, tu me lis encore Écrit Sur le sable ? J'aime bien. Je ne sais pas pourquoi?
ça me ma jeunesse. J'ai eu bons moments, tu sais !
Un miracle auquel Domi à croire. Un éclair de lucidité. Un sursaut de
conscience. Une rémission inespérée. Petite mère est à nouveau près d'elle. Force de
l'amour, capable de réaliser des prodiges...
La jeune femme sourit. Exulte. Elle Saisit le recueil qu'elle ouvre au hasard. Fait
chanter les mots, valser les phrases. Elle joue son texte. Toute cette vie qui anime les
personnages, elle l'offre à petite mère pour lui permettre d'exister encore. Elle le savait.
Domi, que sa tendresse finirait triompher du mal.
ElIe a lu avec une telle avidité, une si grande gourmandise, qu'elle doit
s'interrompre pour reprendre son souffle. Déjà vingt heures trente Elle profite de la pause
pour administrer à la vieille femme les médicaments à ingurgiter le soir. Petite mère la fixe
affectueusement, gonflée de reconnaissance. Puis grimace en regardant autour d'elle.
— Dis-moi, Françoise, tu sais où elle est passée, Dominique ? Je ne la vois pas.
Toujours où il ne faut pas Je n'en ferai jamais rien de celle-là !
Une douche froide. Une blessure qui se rouvre. La tentation est grande de
renoncer et rentrer chez elle. Elle se ressaisit. Elle n'agit pas souci de reconnaissance mais
dans le seul intérêt de sa mère. Pas d'autre alternative que jouer le jeu. Tant pis pour l'amour-
propre. Une idée obsessionnelle : protéger petite mère. lui éviter toute contrariété.
— Elle est sortie un moment Elle va bientôt rentrer
— Encore avec Patrick et Pierre, je suppose ?
- Peut-être.
— Elle croit je sais rien, mais je ne suis aveugle !
— Qu'est-ce que tu veux dire, maman ?
— Comme si tu ne le savais pas.. Tout le monde ici est au courant de leur
jeu à ces trois-là ! Pas plus tard qu'hier, on en a encore parlé avec Bernard et toi, Tu ne te
souviens ?
— Non, j'ai oublié.
— Tu perds la tête, Françoise ! Remarque, je préfère qu'elle fasse ça avec ses
frères, entre gosses. Au début, je croyais que c'était avec Bernard.
— Au début ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu sais bien, le jour où ils ont joué tous les trois à ce jeu stupide... Comment
ça s'apelle déjà ?
— Um deux, trois, soleil ?
— Oui, c'est ça. Un, deux, trois. Soleil ! Tu vois que tu te souviens ! Une mère,
ça comprend ces choses-là. Je vois bien que ça continue. Toujours à trois, je ne sais où. Et les
regards fuyants quand on se retrouve tous à table...
Ces cris, en elle. C'est pas vrai, maman, tu n'étais pas au courant ? Personne ne
savait, hein ? Ou du moins, tu n'étais pas sûre. Sinon, pourquoi tu n'as rien fait pour
empêcher ça ? Pourquoi tu ne m'as même pas parlé ? Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu
savais et que ce n'était pas ma faute ? Ou simplement que tu m'aimais — rien que ça : je
t'aime ? Maman, je t'en prie, réponds ! Dis-moi que tu ne savais pas.
Ces mots, Domi ne les dit pas. Le regard de rEtite mère est devenu fixe. Elle fuit
de nouveau. Inaccessible. Elle a réintégré son univers d'ombres évoluant sous un soleil noir.
Toujours plus loin dans la folie. Elle fredonne inlassablement cinq petites notes. Domi n'aura
pas de réponse aux interrogations qui la rongent ni maintenant, ni plus tard. Pas sûr qu'elle le
souhaite vraiment.
Non, petite mère n'ira en HP ou en structure médicalisée. Jamais. Elle finira
ses jours dans le vieux fauteuil usé, face à la bibliothèque, comme elle l'a toujours désiré.
Personne ne connaitra sa déchéance. Elle restera la mère exemplaire, attentive aux siens. Pure
et aimante. Ce qu'elle vient de dire ? Des propos décousus comme on en tient sous l'effet du
délire. Une sorte d'intuition dictée par son subconscient. Rien d'autre. Tout va bien? Il ne s'est
rien passé. Il ne se passera plus rien. C'est fini.
La main de Domi tremble quand elle saisit la boîte. Sa voix manque d'assurance.
Tiens, maman, prends tes médicaments du soir. On a failli les oublier. Tu vas
dormir maintenant. Tu verras, tu seras bien. Tranquille. Comme le Chemineau. En une
harmonie simple avec la mélancolie des choses.
Marie-Jeanne s'ennuie. Elle n'a jamais aimé la mer trop plate trop uniforme. Il la lui faut déchaînée, en tempête, en fureur, quand les vagues explosent sur les rocs qu'elles façonnent avec la rage et la patience d'un sculpteur. Jean s'ennuie. n a toujours aimé la mer. Celle qui se retire au loin et qui revient au galop, Celle qui mugit entre les falaises, celle qui grimpe à l'assaut des phares. Mais cette...
Marie-Jeanne s'ennuie. Elle n'a jamais aimé la mer trop plate trop uniforme. Il la lui
faut déchaînée, en tempête, en fureur, quand les vagues explosent sur les rocs qu'elles
façonnent avec la rage et la patience d'un sculpteur.
Jean s'ennuie. Elle a toujours aimé la mer. Celle qui se retire au loin et qui revient au
galop, Celle qui mugit entre les falaises, celle qui grimpe à l'assaut des phares. Mais
cette plage ! mortellement lassante pour ses presque dix-huit ans, pour ses humeurs
marines, pour son désir d'un goût de sel sur la bouche...
Cette pauvre vieille qui déambule dans les couloirs de la maison de retraite me ferait
presque pitié. Comment a-t-on pu la laisser s'enfuir de l'unité spécialisée où elle était
bouclée à double tour avec ses semblables, tous et toutes — essentiellement toutes —
atteints de la maladie d'Alzheimer, ou de « troubles apparentés », pour parler comme
les gériatres ?
Il faudra que j'en touche un mot à la directrice. Ça n'est pas parce qu'on est à l'aide
sociale qu'on n'a pas droit à sa tranquillité !
Pourquoi s'est-elle arrêtée devant moi tout à l'heure, pourquoi m'a-t-elle regardé
comme une bête curieuse, sans rien dire, jusqu'à ce que l'aide-soignante vienne la
chercher ? Gentiment du reste, il paraît qu'il ne faut pas les brusquer. Le personnel sait
y faire. Allons, Madame Fromentin, venez, vous allez attraper froid. Il est vrai qu'elle
était en chemise de nuit. Oh, ces jambes, ces bras décharnés !
Elle s'est laissé emmener, docile. Heureusement. J'étais à deux doigts de lui demander
si elle voulait mon portrait. Peut-être de la claquer. De lui filer un coup de fauteuil
dans les tibias.
J'aurais voulu la repousser, prendre la fuite. Mais ça a beau avoir l'air de ne pas tenir
sur ses jambes, ces vieilles, c'est plus solide qu'on ne croit, c'est peut-être moi qui
serais tombé.
Pas drôle d'être paraplégique. Mais à tout prendre, j'aime mieux avoir les jambes en
panne que la tête.
Ces vacances, sous un soleil imperturbable, avec ses baignades inévitables et son
sable omniprésent, commencent à tirer à Marie-Jeanne des soupirs et des
bâillements. Ses presque dix-sept ans supportent mal les séances répétées de volley-
ball, alternant avec des baignades dans une eau toujours bleue, toujours calme,
toujours claire. Et ce maillot ridicule !
Jean songe à cette année passée, à la passion qu'il s'est soudain découverte pour la
sculpture sur bois, où il s'est jeté à corps perdu, faisant voler le copeau de chêne ou
d'orme blond pour que s'y réveille la forme endormie. Pour qu'en de vagues formes se
forme la vague.
Elle est revenue hier. Cette unité spécialisée est décidément une passoire.
Pourquoi m'a-t-elle regardé avec autant d'insistance ? Que cherchait-elle au fond de
mes yeux ? Qu'y avait-il au fond des siens, quelle douleur qui ne se décidait pas à
crever à la surface ? Quel secret porte-t-elle derrière son masque ?
Irs yeux ont un langage que je connais mal. Quand la parole se retire et qu'il ne reste
que la dilatation de la pupille pour se faire comprendre, quand on a tant de chpses à
dire qui s'arrêtent au bord des cils, quand les phrases s'écoulent avec les larmes quel
dictionnaire me permettrait de comprendre ce qu'elle veut peut-être me dire ? Et que
je n'ai pas envie d'entendre déjà bien assez MES problèmes.
Il faudra décidément que j'en parle à la directrice. Elle a beau être un peu braque, elle
m'a à la bonne, depuis que je lui ai fait cadeau d'une petite vierge sculptée dans un
morceau de bois, qui parait-il est d'un très bel effet dans la chapelle. Elle dit ça pour
me faire plaisir, je ne sais pas, moi je ne pousse jamais mes roues par là. Le bon Dieu
ne m'a fait de cadeau, je ne lui dois aucun merci.
Quel jour sommes-nous ? Pas une algue ne vient s'enrouler autour de jambes,
pas une seule de ces délicieuses frayeurs que provoque ce contact visqueux et
enrobant qui vous met le frisson jusqu'au bas du Plus la moindre petite
tempête, si ce n'est les dérisoires disputes de quelques vieilles pour un coin de
serviette, un coin de table. Un morceau de tarte.
Quel jour sommes-nous ? Aujourdhui ou hier, qu'est-ce que ça change ? Pas le plus
petit naufrage en perspective, si ce celui de ces semaines qui traînent en
longueur et en mélancolie — et pas même un flirt à esquisser dans œt environnement
de vieilles trop ridées et de ventres trop flasques. L'océan va peut-être mourir ?
Elle est revenue, plus décharnée, plus égarée que jamais. Sa chemise de nuit baille un
peu plus sur une peau par le flux et le reflux des ans. La bretelle tombe et
révèle une épaule sur laquelle
Sur laquelle...
Marie-Jeanne, oh ma Marie-Jeanne, ma douce, mon petit enfant, mon
amour dim été, je me souviens, ta chair offerte telle un abricot chauffé par le
soleil, cette tache lie-de-vin si légère, dont j'aimais tant suivre les contours
sur ton épaule nue, lorsque tombait la bretelle de ton maillot, je mordais
dans ta chair et tu criais si joliment de douleur.
Marie, ma Jeanne, regarde-moi, est-ce que tu te souviens, c'est moi Jean ton
Jean, mais de quoi peut-on se souvenir quand tout fout le camp, qu'est-ce que
tu cherches au fond de mes yeux, Marie ma Jeanne, ta bouche se souvient-
elle encore de nos baisers, ton ventre se souvient-il de la rencontre de nos
ventres comme s'en souvient mon corps, mon corps paraplégique, ma Marie,
ma Jeanne, à quoi pourrions-nous nous raccrocher tous les deux pour
arrêter ce fil qui file et se défile, dis-moi, qu'est-ce qui reste de nous dans ton
souvenir ravagé, est-ce que toute notre histoire s'est réfugiée dans tes seuls
yeux, Jeanne ma Marie tu pleures ou est-ce parce que la lumière est
douloureuse à tes yeux éteints, comment est-ce que je pourrais te faire
revenir, Marie-Jeanne tu faisais vibrer cette plage où sévissaient les vieilles
avachies en villégiadictature
Tu sais, j'ai continué à sculpter, j'ai donné une statuette à la directrice, elle a
l'air de lui plaire, si elle savait qu'en creusant le bois je pense encore à nos
caresses échangées, d'ailleurs je n'ai jamais vraiment su le don qui était dans mes
mains que le jour où elles ont suivi la courbe de tes reins de tes fait
des vierges rien que des vierges comme toi comme la pureté de ton amour
donné, j'ai sculpté, rapp:lle-toi mes dessins sur le sable Marie-Jeanne Marie-
Jeanne je mimivre encore de ton nom, ma vieille si laide si belle, ma petite
enfant, tu me regardes, tu comrnemxzs à te souvenir, tu commences n'est-ce
pas ?
Rapelle toi, la mer montait lentement à l'assaut du sable. Tu étais assise un
peu à l'écart sur un rocher. Tu venais de te baigner et les perles ruisselaient
sur ton corps.
Le soleil faisait brûler notre ennui, je ne te connaissais pas, tu ne me
connaissais pas, j'avais dix-huit ans toi dix-sept. J'avais creusé le sable
humide et sculpté la forme d'une femme nue aux pieds de laquelle se tordait
un dragon dans les affres de l'agonie. Tu as regardé avec un semblant
d'intérêt — il faut dire que tout ce qui pouvait casser cette routine où tout
s'engluait — tu t'es levée et mes yeux t'ont aimée aussitôt, tu t'es approchée et
mon corps entier t'a désirée, tu t'es penchée et ton geste m'a enchaîné.
La mer montait et déjà les vaques se tordaient autour du dragon dont elles
suivaient les volutes en déposant leur écume. Tu as écrit dans le sable avec
ton index gauche car tu es gauchère, je n'ai oublié, « le triomphe de l'effet
mer ». Tu as ri, j'ai ri, nos rires se sont envolés nos deux rires ont réveillé
tous œs vieux toutes ces vieilles, il y avait déjà là tant de tendre complicité,
l'éphémère, la mer, le triomphe de la mer, les mots se mêlent aux Lugues aux
rires aux algues aux larmes, oh ton rire Marie ma Jeanne ma femme dun
Tu es revenue me voir mon amour crucifié ? de si loin de si longtemps ?
Viens, écris sur ma main ces mots que naguère tu as tracés dans le sable. Tes
doigts suivent le contour du serpent, la vague dépose de vieux morceaux de
bois usés par la mer ce sont tes doigts, tes doigts si fins sur ma peau, tes
doigts sauvnt-ils encore caresser, je Loudrais tant que tes doigts ta peau ta
bouche reviennent comme avant si seulement.
Regarde, Marie-Jeanne, c'est moi ton Jean de l'été, ce sont mes doigts qui
dessinent sur ta joue parcheminée ridée, tu les sens, j'écris sur tes joues
feuilles mortes, sur tes mains branches sèches, j'écris « le triomphe de
l'éphémère le triomphe de la txague qui mange le sable, du temps qui
mange nos corps, si vite et il ne reste à la fin qu'un peu d'écume.
Essaie de te rappeler ma Jeanne ma Marie, je veux voir briller une étincelle
dans tes yeux, qu'ils me disent que tu te souviens, un peu beaucoup de notre
passion, de notre été, juillet fini tu es repartie je ne t'ai jamais revue...
Tu as écrit sur le sable et tu m'as regardé et tu as ri et ton rire était l'aurore.
Qu'est-ce qui ma pris je ne sais pas, j'ai pris cette main dorée par le soleil
dorée par le sable et j'ai écrit dans ta paume je vous aime, donne-moi ta
main, sens mon index dans ta paume, j'écris je t'aime. Nos mains ont
tremblé, ici et là-bas elles ont tremblé, n'est-ce pas le même tremblement, à
soixante-dix années d'intervalle, soixante-dix...
Souviens-toi nous nous sommes revus tous les jours suivants le soleil ne
décollait pas de son zénith, nous nous sommes embrassés derrière un parasol
abri dérisoire, laisse-moi toucher tes lèvres est-ce qu'elles ont encore leur
goût de sel ? Je n'ose plus, il n 'y a plus de parasol, plus d'indulgence pour nos
vieilles adolescences, les vieux ont-ils le droit de s'embrasser, de se retrouver,
sur le pont entre nos âges on danse plus, je suis paraplégique de toutes
façons à quoi ça servirait, nos lèvres sont des feuilles mortes, à quoi ça
servirait ?
Souviens-toi, un jour où tes parents étaient partis pour une excursion en te
laissant seule après tout tu avais dix-sept ans, ils te faisaient confiance. Je
t'avais dit la confiance est le plus beau cadeau que des parents puissent faire
à une fille lorsqu'elle est en âge de voler de ses propres ailes. Tu m'as
répondu et les garçons de leur propre zèle ? Nous nous sommes retrouvés
dans ta chambre, dans ton lit, dans notre hâte ma vague s'est précipitée à
l'assaut de ta plage, mes mains à la rencontre de ton corps, nous avons roulé
l'un dans l'autre cvrnme des galets emportés par la mer.
Nos silences se sont emmêlés algues complices, le silence Marie-Jeanne qui
nous unissait, qui aujourdhui t'éloigne, se peut-il que les choses aient tant
changé ? Est-ce que ça compte les corps quand on s'aime, est-ce que ça
compte les années, est-ce que ça compte, ces chairs fripées qui nous
détournent d'être encore amants, ces règlements qui nous séparent, ces
verrous qui renferment, quand je t'ai retrouvée, quand il me sufit de fermer
les yeux, ta peau si douce, il sufit de fermer les yeux.
Souviens-toi, ce fut si bref et pourtant si fort, une seule après-midi, une si
longue après-midi qui dure depuis soixante et dix années, qui ne s'est jamais
vraiment achevée, le soleil est resté à son zénith et te revoilà Marie ma
Jeanne, ton regard oh ton regard, tes yeux bleus, est-ce que ça compte
soixante dix ans quand le soleil s'est arrêté dans le ciel, quand on est resté
accroché au même jour au même après-midi, au même soleil blotti au creux
de nos ventres réunis ?
Suis-moi Marie-Jeanne, plonge tes yeux dans les miens, accroche ton regard
à mon regard, tu vas voir je vais te sortir de là, te sortir de ton oubli, te
ramener chez toi, rappelle-toi comme ton lit sentait la lavande, comme il s'est
imprégné de l'odeur de notre amour, parfum d'iomme et de femme emmêlés,
les odeurs, pense aux odeurs, aux parfums qui éveillent la mémoire, ne sens-
tu pas leur vague monter à l'assaut de cette maison de retraite, de ses murs
imprégnés d'efluves de cuisine, de corps usés, incontinents. Un continent
Oui, il y a en nous de l'inexploré, je suis encore explorateur, explorateur avec
les mots puisque nos corps nous trahissent, tu es encore voyageuse,
voyageuse avec tes yeux puisque la tête te manque.
oi à mes mots Marie-Jeanne. Accroche-toi à mon espoir, accroche-
toi à ce passé que je creuse avec mes mots, tiens-moi fort, je t'emmène plus
vite que la lumière, plus vite que la pensée, plus haut que le soleil.
Souviens-toi, on s'était promis juré qu'on se reverrait, on avait échangé nos
photos, est-ce que tu as gardé ma photo Marie-Jeanne, moi j'ai toujours la
tienne, elle est là regarde-la, tu es si belle, si belle sur la photo, si belle en
vrai, elle est un peu jaunie, un peu passée, un peu estompée, mais est-ce que
nos vies nos peaux nos corps ne sont pas aussi un peu jaunis un peu passés
un peu estompés, les photos nous sont restées fidèles comme ma mémoire est
restée fidèle ; et toi qu'as-tu fait de ma photo, est-ce qu'il earrive encore de la
regarder comme je regarde la tienne, est-ce qu'il t'arrive de pleurer comme je
pleure en pensant aux barrières d'oubli de distance de honte trop tôt érigées
entre nos amours ?
Oui, de honte. Je ne t'ai jamais revue, Marieaeanne, malgré ma promesse. Il
y a eu l'accident de moto, c'était une Gnome et Rhône. J'ai perdu l'usage de
mes jambes. Jamais plus je n'ai connu de femme. Je n'ai jamais trouvé le
courage de me montrer à toi dans ce fauteuil roulant.
Tu es mon seul souvenir et tu scintilles en moi comme un diamant solitaire.
Qu'est-ce qui nous reste Marie-Jeanne si tu n'as plus de mémoire, si je n'ai
plus de désir ? qu'est-ce qui nous reste sinon les mots, les phrases que je te
ressasse, que je te murmure, réveille-toi Marie-Jeanne c'est l'heure d'aller
enfin à la plage rejoindre ton amoureux d'un été, il t'attend depuis si
longtemps réveille-toi.
Que nous reste-t-il sans mémoire sans désir, hormis les mots les phrases ?
Je crois, oh je crois qu'avec mes mots, les mots dont je nous saoule dont je
nous remplis qui se bousculent qui oublient points et virgules avec la marée
montante des mots, la tempête des mots je pourrai faire resurgir le passé,
non ta mémoire n'est pas morte, elle est un coquillage enfoui dans le sable à
marée basse. Je vais faire monter la mer, les vagues des phrases, enccyre et
encore, et ta mémoire va sortir en sentant le parfum du sel, la fraîcheur de
l'eau, le triomphe de l'effet mer.
Qu'est-ce que vous faites là, Madame Fromentin, encore à embêter ce pauvre Monsieur
Loderlot. Excusez-la, Monsieur lordelot, elle n'a plus sa tête, vous savez, je ne sais pas
ce qu'elle a après vous, il va falloir qu'on l'enferme, elle n'arrête pas de crier, elle nous
rendra folles, on ne peut quand même pas lui donner tout le temps des calmants, on
dirait qu'elle vous cherche, comme si elle vous connaissait. Allons, Madame
Fromentin, soyez raisonnable et rentrez chez vous, en plus c'est l'heure de vous
coucher, heureusement elle n'est pas méchante, j'espère qu'elle ne vous ennuie pas
Monsieur Lordelot, on dirait qu'elle vous connaît. Vous la connaissez ?
Ne m'enlevez pas Marie-Jeanne, s'il vous plaît mademoiselle vous ne
pouvez pas savoir. Dites-moi qu'elle reviendra, non elle ne me dérange
pas, au contraire, ses yeux disent qu'elle me comprend, et vous
mademoiselle vous comprenez ? Nous ne sommes que deux pauvres
vieux qui essaient de réparer un pont de lianes, au-dessus (fitne vie qui
les a séparés. Juste deux pauvres vieux, laissez-nous s'il vous plaît
mademoiselle. Je vOUs en supplie...
Qu'est-ce que vous voulez, Madame Fromentin ? Qu'est-ce que vous essayez de me
montrer ? Vous voulez votre sac à main ? Qu'est-ce que vous voulez en faire ? Allons,
ne criez pas ne vous agitez pas, le voilà votre sac ! Cest cette photo que vous voulez, je
ne l'ai jamais vue, c'est vrai qu'il n'y a que huit jours que vous êtes chez nous, et déjà à
vous sauver à tout bout de champ.
C'est votre fils, là ? non votre petit-fils ? Un bel adolescent, quel âge a-t-il, dix-huit,
dix-neuf ans ? Votre petit-fils non, vous dites non ce n'est pas votre petit-fils ? Mais
non, je suis bête, la photo est trop vieille, du noir et blanc on n'en fait plus, et ce format
et cette bordure, et cette teinte sépcia, ça a au moins cinquante ans cette affaire-là, non
peut-être bien que ça date d'avant la guerre. C'est ça, Madame Fromentin ? Alors, qui
est-ce ? Non, bien sûr, vous ne pouvez pas me le dire, vous ne savez plus ? Il a des airs
de Monsieur lordelot. La même bouche, les mêmes yeux rieurs, c'est vrai qu'on ne
distingue pas trop bien mais on dirait bien que c'est lui. Qu'est-ce que vous dites,
Madame Fromentin, vous voulez me dire quelque chose ? Jean, est ça, vous avez dit
Jean ? Fst-ce que ce n'est pas le prénom de Monsieur Lordelot ?
Vous souriez, Madame Fromentin ? Je rêve, ou vous souriez ? Dirait-on pas que vous
voilà en conversation avec les anges ?
Allons bon, vous pleurez maintenant ? C'est bien Monsieur lordelot, sur la photo,
non ? A mieux regarder, je suis sûre que c'est lui. Mais non, arrêtez de pleurer,
Madame Fromentin, vous permettez que je vous appelle Marie-Jeanne, demain je vous
conduirai, on retournera voir Monsieur Lordelot. Mais oui, vous pourrez rester aussi
longtemps que vous voudrez Je ne sais pas quels sont les souvenirs que vous avez à
partager, mais c'est sûrement très important. Vous souriez maintenant, j'aime mieux
quand vous souriez, vous avez un très beau sourire, Marie-Jeanne, on a déjà dû vous le
Qu'est-ce que vous voulez me montrer, Marie-Jeanne ? Oui, il y a quelque chose d'écrit
au dos de la photo. Je vois bien, mais c'est tout petit, presque effacé, et de cette
écriture qu'on trouve sur les vieilles cartes postales, comment voulez-vous que je lise
ça ? Attendez que je mette mes lunettes, eh oui, j'en ai déjà besoin, nous non plus on ne
rajeunit pas.
"Je voudrais tant que nous gardions, toi et moi éternellement jeunes, afin de pouvoir
nous retrouver le jour venus, tels que nous étions la première fois, inchangés"
C'est très beau, Marie-Jeanne, très beau. Il devait rudement vous aimer celui qui a
écrit cela. Peut-être même qu'il vous aime encore ? Peut-être qu'il vous attend quelque
part, juste à côté. passé n'est jamais aussi loin qu'on le croit, Marie-Jeanne. Mais
n'allez pas pourtant vous perdre dans les couloirs. Venez, je vais vous accompagner,
donnez-moi votre bras.
La lumière du jour baissait insensiblement et l'obscurité enveloppait la chaussée. Claquement de portière. Une fine silhouette sortit de l'ombre. Mini-jupe de gaz laiteuse sur des jambes interminables lacées de cuissardes blanches, la frêle créature faisait ruisseler ses cheveux roux sur un trench jaune pâle. Sous le bras droit, un carton à dessin qu'elle serrait sous l'aisselle et un sac en bandoulière l'épaule gauche. Elle regarda rapidement autour d'elle, ajusta son...
La lumière du jour baissait insensiblement et l'obscurité enveloppait la chaussée.
Claquement de portière. Une fine silhouette sortit de l'ombre. Mini-jupe de gaz laiteuse sur des
jambes interminables lacées de cuissardes blanches, la frêle créature faisait ruisseler ses cheveux
roux sur un trench jaune pâle. Sous le bras droit, un carton à dessin qu'elle serrait
sous l'aisselle et un sac en bandoulière l'épaule gauche. Elle regarda rapidement autour d'elle,
ajusta
son col par une sorte de réflexe naturel et suivit l'avenue Ledru Rollin où des villas des années
vingt en
pierres jaunes dissimulaient leurs bow-windows derrière de petits murets surmontés de grilles en
fer forgé. D'épaisses haies de troènes camouflaient le rez-de-chaussée de ces demeures
bourgeoises et des ombres furtives glissaient parfois derrière des baies vitrés.
Diane avait garé sa Twingo bleue dans une ruelle adjacente mal éclairé en disant qu'ellee
n'aimerait habiter dans cette venelle sombre où la ville semblait économiser l'éclairage
public alors que les grandes avenues étaient illuminées à profusion. Arrivée à hauteur d'un
piétons, elle ralentit le pas. Elle savait qu'il fallait appuyer sur un gros bouton rouge
pour immobiliser le flot des véhicules avant de traverser. Elle préféra cependant attendre
en disant que la meute des automobiles lancées à toute allure finirait bien s'interrompre et
qu'elle profiterait de cette accalmie pour aller de l'autre côté. Mais une jeune femme, sans doute
un peu plus pressée actionna le mécanistne si bien qu'elle profita de l'accalmie pour rejoindre
le trottoir opposé. Elle fit encore quelques mètres et nota que dans la villa du profesœur
toutes les lumières étaient éteintes.
Diane étudiait les Beaux-Arts et il lui arrivait d' être invitée venir à venir passer une soirée chez
cet
homme d'une cinquantaine d'années en compagnie de plusieurs autres étudiants. C'étaient alors
des discussions interminables à pmpos de des tableaux chez Vermeer ou de
l'aspect moelleux, presque onctueux des tissus Fints par le grand maitre de Delft. D'autres fois, on
évoquait l'influence des ready-mades de Marcel Duchamp sur l'œuvre de Rauschenberg ou la
fascination du trivial dans le Pop Art. Le professeur Spet écoutait tous les avis et s'efforçait
ensuite de faire la synthèse des idées énoncées. Il s'exprimait de façon sentencieuse et semblait
retrouver le ton doctoral un peu compassé qu'il adoptait dans l'amphithéâtre où il dispensait des
cours d'Histoire de l'Art. Ce ton solennel et empathique étonnait toujours un peu Diane car, en
aparté, le même homme savait se montrer simple et chaleureux- A côté de ses fonctions
d'enseignant, il exerçait également celles de conseiller auprès d'un marchand de tableaux et, à
ce titre, il était entré en possession d'une huile de Vincent Van Gogh, « Le pont Langlois à
Arles ». Personne ne savait comment il avait réussi à l' acquérir, car il restait toujours vague dans
ses explications lorsqu'un hôte un peu plus curieux désirait en savoir davantage.
« Je puis vous affirmer qu'il s'agit d'un original ! » déclarait-il alors.
L'œuvre trônait au salon, au-dessus d'un guéridon Louis Philippe.
Diane rêvait devant cette peinture. Elle avait lu dans un ouvrage de vulgarisation que
« dans le traitement du motif du pont, Van Gogh avait poursuivi sa recherche sur la transparence
du ciel, de l'eau... » Le mot transparence la faisait sourire quand elle songeait à l'opacité des
pratiques qui régnaient dans les transactions entre marchand d'art L'article précisait également
« qu'il existait quatre versions du pont de Langlois... » C'est donc à quatre reprises quee Sujet
avait séduit l'artiste et lui avait permis de traduire les jeux de lumière à différents moments la
journée.
Les cote des de Vincent Van Gog la laissait songeuse. Elle déduisit qu'à l'époque
actuelle la circulation des oeuvres d'art générait des bénéfices substantiels pour un trop petit
nombre d'individus... Pour quelle raison ne tirerait-elle pas profit son tour de ce marché
lucratif ? Ne fallait-il en quelque sorte accélérer la rotation des toiles célèbres dans le milieu
fermé des fortunes et, au passage, prélever sa quote-part ? Délester les uns pour
approvisionner les autres lui semblait une devise acceptable.
Diane connaissait les habitudes du professeur Spet et savait que le jeudi il se rendait
régulièrement à l'opéra, accompagné de son épouse. Elle n'ignorait pas moins quE l'employée de
maison était en congé ce jour-là. Quant aux voisins, ils allaient et venaient sans se souvier de
leur entourage.
Elle connaissait parfaitement l'emplacement de la centrale d'alarme. Dans une niche du couloir
d'entrée, derrière une sorte de moucharabieh. Elle savait aussi comment la déconnecter.
Remplacer ensuite l'œuvre originale par une copie lui paraissait une opération sans difficulté
majeure. La disposition des pièces ne lui était pas inconnue et elle aurait été capable de s'y
déplacer dans le noir.
Le profeseur Sirt était certes un grand amateur d'art, mais à diverses reprises, il avait avoué
ne pas etre un spécialiste de Van Gogh. Dieu merci, le temps jouerait pour elle ! Diane était
persuadée qu'il ne s'aperceverait pas immédiatement de la substitution, cela lui laissait une marge
suffisante pour placer la marchandise. Autre avantage, il existait quatre versions du « pont de
Langlois » ! Voilà de quoi compliquer un peu plus les recherches. Après la découverte de la
supercherie, la police mènerait son enquête, les experts procéderaient à de multiples vérifications,
établiraient des rapports sophistiqués et repousseraient sans cesse les délais pour remettre leurs
conclusions. Des semaines s'écouleraient, des mois peut-être... On aurait largement le temps
d'oublier l'épisode du vol.
Pour ouvrir le portillon, il suffisait à Diane de passer le bras entre les barreaux afin d'appuyer
sur un bouton situé à l'arrière du pilier. Elle effectua ce geste en s'assurant tout de même de
l'absence de tout témoin. Le carton à dessin faillit lui échapper tandis qu'elle se contorsionnait,
mais elle le rattrapa au demier moment. Elle entra, referma derrière elle la petite porte qui émit
un grincement strident et fit le tour de la demeure pout s'assurer de l'absence de tout occupant.
Le gravier crissait sous ses pas. Surpris par le bruit, un chat en maraude s'enfuit presque entre
ses jambes, ce qui lui causa une vive frayeur. Elle s'arrêta un instant avant de monter les marches
du perron, et après un bref regard circulaire, composa le code sur le portier électronique comme
elle l'avait vu faire par le professeur un soir qu'elle était venue à son domicile en même temps
que lui. Elle appuya sur la poignée, la porte s'ouvrit. Elle disposait de trente secondes de
temporisation avant que la sirene ne se déclenche. Se précipitant vers la centrale, elle réussit à la
neutraliser en tournant d'un quart de tour la clé située sur le dessus du boitier. Normalement
celle-ci aurait dû être retirée, mais le professeur Spet lui avait dit qu'il la laissait toujours en
place
de peur de l'égarer. A présent, le plus dur était fait. Elle était dans le vestibule et tout
fonctionnait à merveille.
Bientôt elle serait en possession d'un tableau de grande valeur pour lequel elle avait déjà un
acquéreur : Thomas. Ce dernier fréquentait également l'Ecole des Beaux-Arts et on le disait issu
d' une famille fortunée. Ses ascendants s'étaient enrichis dans le négoce des vins de Bordeaux et
leur rejeton ne roulait qu'en coupé de luxe. Même s'il aimait un peu frimer, il savait se montrer
serviable avec son entourage et lançait volontiers des plaisanteries, mais jamais aux dépens
d'autres étudiants. C'était l'institution scolaire ou leur professeur de gravure qu'il aimait
tourner en dérision, mettant ainsi les rieurs de son côté.
Elle lui avait parlé de ce tableau trois mois auparavant et Thomas avait tout de suite manifesté
un vif intéret pour cette œuvœ.
« Ah oui, avait-il dit, mes parents cherchent justement quelque d'un grand peintre. Un
paysage de préférence. Je suis sûr qu'ils voudront l'avoir. Faudra voir. Je vais leur en toucher un
mot. »
Un mois après, il confirma à Diane que son père se portait acquéreur de l'œuvre, mais pour un
montant inférieur d'un tiers à celui de la cote officielle. Diane accepta, en disant que la somme
était suffisamment rondelette pour qu'elle n'ait trop à faire la fine bouche.
Ce qui l'étonna un peu c'est que Thomas ne lui posait aucune question sur la provenance de
cette huile, sur son propriétaire éventuel ou sur son authenticité. Elle ne se formalisa pas outre
mesure de ce manque d'intérêt, se disant simplement que c'était là la marque d'un
insouciant. « Et puis, songea-t-elle, dans leur milieu on regarde sûrement pas à la dépense
comme moi je suis obligée de la faire chaque fois que je désire m'acheter des vêtements neufs ou
que j 'ai envie d'aller diner dans un bon restaurant. »
-Pour le Van Gogh, je te fais entièœ confiance, lui avait-il simplement dit le jour où « il
avait donné confirmation de la commande». Puis il avait demandé elle aurait la
«chromo»
- Vendredi prochain, car j'ai rendez-vous avec mon fournisseur jeudi soir, avait répondu la
jeune fille.
Pour Diane, il était à présent essentiel de noter si les portes sur son parcours dans la
maison étaient ouvertes ou fermées. Si improbable que cela fût, un détail infime pourrait éveiller
des soupçons chez les occupants au moment où ils rentreraient du spectacle. Ensuite, il ne fallait
en aucun cas allumer une lampe dont la lumière aurait signalé inutilement sa présence. Diane
avait pensé à tous ces petits riens et s'était munie d'une torche électrique. Précaution extrême,
elle avait collé un filtre de celluloïd rouge sur le verre de la lampe afin d'atténuer l'intensité de
la
source lumineuse. Elle s'avança en dirigeant le faisceau de lumière vers le sol, referma la porte
vitrée qui séparait le vestibule du couloir d'accès aux différentes pièces, poussa la deuxième porte
à gauche qui ouvrait sur le salon et fut assaillie par une forte odeur de fleurs coupées. Des lys, lui
sembla-t-il. Elle rangea la lampe de poche dans son sac à main, car à travers les volets restés
ouverts, la lumière des réverbères lui permettait de voir très nettement le canapé d'angle, la table
basse avec les fleurs, les fauteuils et le guéridon au-dessus duquel était accroché l'objet tant
convoité. Elle décrocha le tableau, le posa sur la table, sortit l'original du cadre, le remplaça par
la copie et raccrocha le tout en un tournemain. C'était plus facile qu'elle ne l'avait imaginé. Là-
dessus, elle repartit en prenant bien soin de rebrancher l'alarme.
Dix minutes plus tard, c'est avec mille précautions qu'elle posa le Van Gogh sur la banquette
arrière de sa Twingo. Au moment de démarrer, elle s'aperçut, qu'elle avait laissé le
carton à dessin sur la table du salon. Elle s'en voulut beaucoup, mais elle n'avait pas le choix : il
fallait retourner à la maison du professeur Spet et le même trajet. Elle sut rester
extrêmement concentrée pendant le second prériple et ne commit aucune erreur si bien qu'elle
rejoignit son véhicule au bout d'un bon quart d'heure, un peu tremblante, mais soulagée. « Ça n'a
pas été tout seul, se dit-elle, mais là je crois que c'est bon ! C'est comme si un grand poids était
de mes épaules.» Elle savoura quelques instants le succès de l'opération qui n'était pas
dépourvue de risques et pensa aux toilettes qu'elle pourrait s'acheter à présent et aux folles
dépenses à effectuer.
Quand elle voulut mettre le Van Gogh dans le carton, elle vit qu'il n'était plus là où elle l'avait
posé, sur la banquette arrière de sa Twingo. Elle crut tout d'abord qu'elle s'était trompée de
voiture. mais non c'était bien la sienne. Elle ouvrit le coffre, croyant qu'elle l'y avait déposé,
mais, las, celui-ci était désespérément vide ! Des sueurs froides la gagnèrent, elle se sentit
défaillir
et resta un bon moment les avant-bras posés sur le volant, désemparée, anéantie...
Pendant que Diane vivait un véritable cauchemar, le professeur Spet trinquait avec sa femme au
buffet de l'opéra durant l'entracte. II tenait son verre à champagne à la main et souriait de façon
énigmatique. Pour lui, cela n'avait pas été très difficile de faire marcher Thomas dans sa combine
et de le faire passer pour un « mécène Tous les deux avaient prévu de se partager la somme que
l'assurance rembourserait pour le tableau prétendument volé. Il ne doutait pas que Thomas avait
récupéré la toile et que les images enregistrées par nouvelle caméra installée récemment dans le
salon lui permettraient de confondre la voleuse.
Et qui la croira lorsqu'elle affirmera qu'elle a été volée elle-même ?
Comme la vie se plaît parfois à vous jouer des tours et comme tout peut basculer d'un instant à
l'autre !
Le Pont de Langlois était justement un pont à bascule...
«Bonjour, bon réveil et bonne journée ! Le soleil se lève sur la France. Il est 7h30 et
vous êtes a
l'écoute sur...»
Mes doigts, à force de tâtonner, trouvèrent enfin le bouton d'arrêt de l'alarme, et la radio
cessa tout vacarme. J'avais positionné la molette du volume au maximum, pas question de subir
une nouvelle panne de réveil et de rater mon rendez-vous. La conséquence stupide de ce geste fut
un...
«Bonjour, bon réveil et bonne journée ! Le soleil se lève sur la France. Il est 7h30 et vous êtes a
l'écoute sur...»
Mes doigts, à force de tâtonner, trouvèrent enfin le bouton d'arrêt de l'alarme, et la radio
cessa tout vacarme. J'avais positionné la molette du volume au maximum, pas question de subir
une nouvelle panne de réveil et de rater mon rendez-vous. La conséquence stupide de ce geste fut
un sursaut de panique, le temps que je comprenne la raison qui m'avait éjecté ainsi de mon
sommeil. Pourquoi les gens de la radio s'évertuaient- ils à créer des génériques aussi bruyants ?
En revanche, la conséquence heureuse de ce réveil forcé était une pleine conscience et non l'état
de demi-sommeil dans lequel j'avais coutume d'entamer mes journées. Je crois que l'excitation et
l'impatience que me procurait l'idée de mon rendez-vous, contribuaient grandement à ma bonne
humeur. En un geste, la couette se regrouva au pied du lit. Quart de tour vers la droite, relever le
buste, atterrissage des pieds sur la,moquette moelleuse. Je me lève. Rien ne m'empêchera d'être
heureux aujourd'hui, j'en suis convaincu. Et je me lançai. « Un... deux... trois...» Dans ma tête, je
comptais mes pas, Ou plutôt, j'en faisais le décompte, Car à chaque nouvelle enjambée, c'était un
pas de moins à faire jusqu'au lieu de mon rendez-vous ! Ainsi, comme une vraie trotteuse de
montre, je cadençais mon trajet de façon régulière. Je délaissais la douceur de la moquette pour
retrouver la froideur du carrelage de la salle de bain, qui me fit frissonner des pieds à la tête.
Yaccueillais cette fraicheur matinale les dents serrées et un sourire crispé sur les lèvres. Je
tâtonnais de la main pour attraper la lunette des toilettes et la relever. Le plus urgent étant fait,
j'organisais mes pensées afin d'établir un plan d'attaque pour la préparation de ma petite
personne. Petit déjeuner, douche, choix vestimentaire, et je serais paré à passer la porte pour filer
droit vers ce qui rendrait cette journée si spéciale. Je continuais mon petit rituel de comptage.
C'était devenu une habitude. Si bien que je devais connaître les dimensions de l'appartement par
coeur et la longueur de chaque trajet imaginable entre tel et tel meuble ! Peut-être que dans
d'autres circonstances, j'aurais pu être architecte Ou géomètre. Mais voila, un architecte aveugle,
ça aurait été une première mondiale !
Je revenais mouillé, le corps ruisselant de l'eau chaude de la douche. J'adorais sentir les
gouttelettes d'eau me chatouiller, quand elles dévalaient les pentes de mon corps depuis la racines
de mes cheveux jusqu'à la pointe de mes pieds. C'était pour cela que je n'utilisais jamais de
serviette de bain pour me sécher. De toute façon, la température de l'appartement était assez
élevée pour que je sois sec avant d'avoir fini de choisir mes vêtements. Mes doigts farfouillaient
dans ma penderie, à la recherche de mon costume préféré. Je ne savais pas comment les autres
aveugles faisaient pour élire leur costume favori... pour moi, c'était celui dont la texture, à
l'extérieur, était la plus agréable à caresser, et la texture, à l'intérieur, la plus agréable à porter.
Cependant, il ne fallait pas faire trop formel, ce n'était pas un rendez-vous d'affaires non plus.
J'optais alors pour un costume de flanelle, accompagné d'un t-shirt moulant, dans lesquels je me
sentirais fort à mon aise, question de contact. Et voilà, classe mais décontracté, c'est le secret ! Du
bout des doigts, j'ajustais une dernière fois ma coiffure, puis tout droit, direction la (porte de)
sortie. Alors que ma main gauche saisissait la poignée de la porte, ma main droite se refermait sur
ma canne d'aveugle, posée contre un coin de mur à côté de la porte d'entrée, prête à assurer son
devoir. Il lui restait quelques minutes de répit, jusqu'à ce que je quitte l'immeuble, avant de
fouler, de nouveau, le bitume des trottoirs. Elle était, pour moi, l'exploratrice des temps
modernes. D'ailleurs, rien ne pouvait m'empêcher de m'imaginer dans une jungle exotique, ou
alors dans une plaine dont I 'herbe serait balayée par le vent d'Est. En fait, si : le bruit des
voitures
et l'odeur des pots d'échappement, le brouhaha des Conversations et l'odeur générale de la ville.
Tout quoi... Je poussai la porte de l'immeuble et me retrouvai dans la jungle : la jungle urbaine.
Le nombre de prédateurs qu'on y trouve, lorsqu'on est aveugle, est décuplé. Chaque personne
rencontrée est potentiellement un obstacle. La canne, qui établit sa mission de reconnaissance, est
comme un badge disant "attention aveugle". Bien sûr, je ne demandais pas aux gens de s'écarter
de mon chemin et de dérouler le tapis rouge, bien sûr que non. Je ne me prends pas pour le
nombril du monde. Mais comme il est gênant de frapper les gens de ma canne pour me frayer un
passage, ceux par exemple qui attendent le métro sur le quai. «Excusezrmoi», «pardon.».
Et à chaque fois, ça ne manquait pas, je me retrouvais culpabiliser d'avoir manqué percuter
quelquun, mais comment aurais-je pu l'éviter ? Et neuf fois sur dix, j'entendais, avant de
continuer mon chemin, un soupir, comme un reproche cruel envers ma cécité. Enfin...
Soudain, quelqu'un se colla moi, glissant précipitamment son bras sous le mien.
«Ah tu es la ! Alors tu te sens comment »
Cétait la voix d'Arnaud, mon meilleur ami, déjà survolté. Mais aujourd'hui, nos enthousiasmes
respectifs se faisaient une rude compétition pour remporter la coupe de la bonne humeur.
«Je trépigne d'impatience, penses-tu», lui dis-je.
Je l'avais invité à m'accompagner, en ce jour important. Et, en sa qualité d'ami, il avait tout de
suite accepté. Je ne le lui disais rien mais mon sourire lui exprimait toute ma reconnaissance. Au
cours du trajet, je fus questionné en long et en large sur mes impressions, mes attentes, mon
sentiment sur ce qu'allait m'apporter cet entretien. A vrai dire, j'étais ailleurs, déjà là-bas. Je
n'arrivais pas à me concentrer suffisamment sur ces questions pour y répondre correctement. Il
s'en rendit rapidement compte et cela déclencha chez lui un rire franc. Il me tapota l'épaule et,
conscient de mon impatience, cessa de me torturer l'esprit avec des questions parasites. Grâce
lui, la fin du trajet se passa sans encombre. C'est pratique de pouvoir se faire guider dans un
endroit inconnu.
Cela faisait une dizaine de minutes que nous attendions à l'accueil. Pour moi, cela dura
des heures !
« - Monsieur ?... Monsieur ?
- Hein, oui ?
- Nous allons vous recevoir, venez avec moi, je vous prie.
- Oui...»
Je m'éveillai d'un seul coup de la torpeur qui m'avait envahie, et me rendis compte que le moment
était venu. Mon ami me prit le bras et me fit suivre cet homme. Je me risquai à une question :
«Vous m'emmenez lui ?»
Ma voix était remplie d'émotion et d'impatience, ce qui fit rire l'homme qui devait être habitué à
ce genre de réaction chez ses clients. «Oui ! Il nous attend sagement. D'ailleurs, nous sommes
arrivés.», me dit-il d'un ton rassurant.
J'entendis le bruit du verrou puis une porte s'ouvrir sous l'action de la poignée. Nous pénétrâmes
dans une pièce. Bien sûr, je ne savais pas à quoi elle ressemblait, pas plus que toutes celles que
nous avions traversées auparavant. Mais je savais que dans celle-ci se trouvait la raison de ma
venue et cela suffisait à lui conférer une atmosphère particulière. J'en tremblais. Une peur
soudaine me noua l'estomac et assécha ma gorge. J'étais intimidé l'idée de le rencontrer.
«-Où... où est il ?
- Il estjuste là. Viens voir, Jazz.»
Aussitôt, j'entendis ses quatre petites pattes de chien se mettre à trottiner, faisant cliqueter ses
griffes sur le carrelage. Je l'entendais se rapprocher de moi, la respiration haletante. Il s'arrêta
alors aux pieds de son dresseur, tout près de moi. «Jazz, voici ton nouveau maitre, dis-lui
bonjour.»
Je tendais ma main tremblotante, cherchant à tâtons, à demi paralysé. Et c'est lui qui fit le premier
pas, qui vint renifler la paume de main, curieux de connaitre mon odeur. Le contact de sa truffe
humide guida ma main jusqu'à son museau. Nous procédâmes à une découverte mutuelle, un bref
apprentissage de l'autre. Il humait mon odeur autant que je dessinais son visage de mes doigts. Je
passai ma main sur sa tête et descendis le long de l'encolure. Les poils se faisaient plus longs. Je
glissais mes doigts dans Son pelage, doux et épais. Je me penchai vers lui, posant un genou à
terre, et j'enlaçai mon chien. Oui, maintenant, c'était mon chien. Il serait bien plus qu'un guide
pour moi. Je l'aimais déjà, mon chien...
Le dresseur s'évertuait à me donner ses recommandations et j'acquiesçais à chacune d'entre elles,
alors que je n'assimilais même pas les quelques bribes de mots que je parvenais à capter, trop
occupé à caresser Jazz. Puis, soudain, une question me vint à l'esprit, tellement spontanément que
j'en interrompis le dresseur pendant son discours, sans me soucier de l'importance du conseil qu'il
me donnait alors.
«De quelle couleur est-il lui» demandai-je.
Un silence gêné répondit à ma question. Je sentais le dresseur et mon ami perplexes, alors que
Jazz, lui, me faisait toujours la fête.
«Je pourrais vous dire sa couleur, mais son nom n'évoquerait rien pour vous», répondit-il de
façon timide, de peur d'être irrespectueux.
Moi-même, je me demandais pourquoi cette question m'était venue à l'esprit... Je voulais
découvrir mon chien et, peut-être, un instant, j'ai cru parvenir à le visualiser, avec sa couleur.
Finalement, ce fut moi le plus gêné de nous trois et, à nouveau, j'interrompais le dresseur qui,
avec gentillesse, s'apprêtait à répondre à ma stupide question.
«Vous avez raison. Oubliez ça. Je ne sais pas à quoi je pensais. L'émotion sans doute.»
«Oui sans doute.», répondit-il.
L'ambiance devint plus pesante, embarrassés comme nous l'étions. Mon ami et moi partîmes
rapidement. Je m'en voulais de les avoir mis dans cette situation, lui et le dresseur. C'était
fréquent. Lorsqu'on se présente avec un handicap, les gens savent rarement comment réagir et
deviennent rapidement muets. Muet, mon ami l'était resté pendant tout le retour, jusqu'à ce que
nous arrivions chez moi.
«De quelle couleur est-il ?»
Ni le dresseur ni moi n'avions osé répondre à sa question. Et alors, à peine avait-il rencontré son
chien Jazz, qu'il se confrontait déjà à une déception. C'était la première fois depuis que je le
connaissais, qu'il s'interrogeait sur la couleur de quelque chose. Et à vrai dire, avant cet instant
précis, je ne m'étais jamais posé la question de savoir comment il interprétait les couleurs. La
vérité, c'est qu'il ne le pouvait pas, ce qui n'avait pas manqué d'embarrasser le dresseur. Quel
dommage c'était : non seulement il était privé des formes et contours des objets et des personnes
qui l'entouraient, mais en plus des teintes. C'était d'une telle évidence que ça ne m'avait pas
frappé, et je comprenais maintenant le malheur de ce handicap. Jamais il ne pourrait admirer un
coucher de soleil aux mille teintes flamboyantes, ni un ciel de pleine lune, parsemé d'une myriade
d'étoiles, ni une forêt au printemps, dont les rayons du soleil viendraient transpercer le feuillage
d'un vert tendre, ni cette même forêt, en automne, dans son linceul annuel d'or et de roux. Il
n'avait pas conscience de perdre tout cela évidemment, mais... c'était du gâchis que de ne pas
connaître les beautés colorées du monde qui nous entoure. Me vint alors à l'idée, ce défi saugrenu
de lui apprendre les couleurs. Et pendant tout le trajet du retour, je m'attelais à cette tâche :
essayer de trouver un moyen efficace pour lui faire découvrir I 'arc-en-ciel. Ma première idée était
d'associer une couleur à un objet qu'il connaissait. Une orange c'est orange, une banane c'est
Jaune, une rose c'est rouge...
J'avais la conviction de l'avoir trouvé ce moyen efficace de lui apprendre les couleurs, mais je
retombai tout à coup dans la triste réalité des choses, me rendant compte de l'absolue inutilité de
cette idée. A quoi lui servirait-il de savoir qu'une orange est orange, ne voyant pas le fruit en
question. L'association d'idées ne se ferait pas, et il ne serait pas plus avancé. Je dois avouer qu'à
cet instant, je ne me sentais pas brillant, mais je ne baisserais pas les bras ! En fait, je restais
même convaincu que, quelque part, les associations d'idées se basaient sur des fondements
logiques. Mais il fallait associer chaque couleur à quelque chose qu'il pouvait percevoir. Mais oui
! La perception bien sûr. C'est là-dessus qu'il fallait moduler l'idée. Il n'avait jamais possédé la
vue, mais il lui restait quatre autres sens : l'ouïe, l'odorat, le toucher et le goût, sans oublier son
esprit imaginatif. C'est à ces quatre sens-là que je devais associer les couleurs !
Et voilà que nous arrivions déjà clvz lui, moi qui étais maintenant en train de me demander
comment aborder le sujet... Il me suffirait juste de me lancer, me dis-je. A peine avais-je refermé
la porte que j' entamais donc mon enseignement.
«Le ROUGE. Le rouge, c'est la chaleur ! Cest un bain trop chaud qui te noie dans la torpeur, c'est
un feu trop proche qui te brûle la peau.»
Décontenancé, c'est le mot qui colla le mieux à l'expression de son visage. [l n'osa pas
m'interroger et resta bouche bée. Me prenait-il pour un fou ? Il semblait perdu, cherchant quelle
réaction adopter, puis, après d'interminables secondes, il sourit.
«Continue...», me murmura-t-il, avec une pointe de curiosité et d'impatience dans la voix.
Je répondis à son sourire, sans qu'il puisse le voir. J'étais si heureux de susciter son intérêt ! Mon
idée fonctionnait.
«LORANGE. C'est tiède ! Cest la soupe qui te réchauffe de l'intérieur, c'est ta couette, le matin
en hiver, dans laquelle tu te blottis.»
«Le JAUNE. Cest le duvet du poussin. C'est ta peau qui se chauffe sous le soleil à la plage.»
«Le VERT. C'est l'odeur du gazon fraichement tondu. C'est une prairie dans laquelle tu t'allonges
et tu te roules»
Au fur et à mesure, son visage rayonnait et, à chaque nouvelle couleur, je poursuivais avec encore
plus d'enthousiasme.
«L'INDIGO. Cest la mer ou l'océan dans lesquels tu te baignes, le bruit des vagues, l'humidité
de la marée, le parfum de l'iode, le sel marin.»
«Le BLEU. Cest le froid, le vent des matins dhiver qui te fait frissonner, une pluie fraiche et
agréable qui te mouille et ruisselle sur ta peau.»
«Le VIOLET. C'est le parfum de la lavande ! Cest l'odeur et le goût des bonbons à la violette, ce
sont des guimauves moelleuses et sucrées
«Voila, tu connais les couleurs de l'arc-en-ciel !
- Et le marron ?», me demanda-t-il.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il soit gourmand de couleurs à ce point. Je n'étais même pas sûr que
cela marche et voilà que je me retrouvais désanné, n'ayant pas imaginé d'autres associations. Le
mieux était encore de me laisser aller et d'improviser.
"Le MARRON... voyons... Cest dur et rugueux, comme l'écorce d'un arbre !»
Et à chaque évocation de couleur se peignait sur son visage une expression tantôt de joie, tantôt
de tristesse, selon l'association. Il reproduisait le concept de la couleur avec son visage.
- Et le beige ?
- Le BEIGE, c'est crémeux ! C'est l'onctuosité d'un yaourt, c'est le lait qu'on te passe dans le
dos, pour un massage !
- Le rose ?
- Le ROSE. C'est un rouge plus clair, donc plus doux. Cest une chaleur tendre, c'est une
femme qui te prend dans ses bras et colle son corps contre le tien.
- Le gris ?
- Le GRIS, c'est un Orage qui éclate, un silence pesant que le tonnerre déchire, une forte
pluie, un vent glacé.
- Et le blanc ?
- Le BIANC, c'est la pureté. Cest le rire d'un enfant, ce sont les larmes de joie d'une femme,
c'est le goût de la neige ! Le blanc ne s'évoque pas sans le noir. Le NOIR, c'est...
- Non, arrête, m'interrompit-il. Celui-là, je le connais bien. Le noir, c'est le néant, le chaos,
l'absence de tout. Le noir, c'est ce que je vois depuis ma naissance.», continua-t-il d'un ton
las.
Il se blottit contre Jazz et le cajola. Il l'aimait déjà énormément. Il serait sans doute un grand ami
pour lui. Je m'approchai d'eux et donnai moi-même une caresse à Jazz. Puis je me penchai vers
son maitre.
«Non, tu as tort. Le NOIR, c'est la couleur de ton chien.»
Il tourna la tête vers moi, comme s'il avait voulu me regarder droit dans les yeux, les siens
s'humidifiant au fur et à mesure qu'il réalisait que le noir ne serait jamais plus, pour lui, la couleur
de sa cécité, mais celle de ce cadeau qu'il avait aujourdhui reçu.
La première larme coula lorsqu'il me dit avec la voix la plus sincère au monde : «Merci» bra
Jazz interrompit la discussion d'un coup de langue sur la joue de son maitre en réponse aux
caresses affectueuses que celui-ci lui donnait allègrement depuis tout à l'heure. Il serra le chien
dans ses bras.
«Faites connaissance tous les deux, je repasserai plus tard.» br
Et alors que je m'apprêtai à sortir, je I 'entendis me rappeler pour me dire :
«Je ne suis pas encore un expert en couleur. Mais l'OR, c'est la couleur de notre amitié.»
Et cette fois-ci, nous fûmes deux à verser des larmes.
Bien qu'il s'y soit rendu à peine deux semaines auparavant, Jacques reprend la route de la Franche-Comté en ce samedi matin de la fin mars. L'Autoroute du Soleil. L'Yonne. La Côte d'Or pittoresque. Des filaments de brume accrochent çà et là une haie, escaladent une butte verdoyante, avec, quand le tracé le permet, la perspective lointaine d'évasions passionnées. Le jour se lève. Les taches plus sombres de bois touffus se démarquent. On imagine tout un monde...
Bien qu'il s'y soit rendu à peine deux semaines auparavant, Jacques reprend la route de
la Franche-Comté en ce samedi matin de la fin mars. L'Autoroute du Soleil. L'Yonne. La Côte
d'Or pittoresque. Des filaments de brume accrochent çà et là une haie, escaladent une butte
verdoyante, avec, quand le tracé le permet, la perspective lointaine d'évasions passionnées. Le
jour se lève. Les taches plus sombres de bois touffus se démarquent. On imagine tout un
monde en train de s'éveiller, sinon de s'assoupir après la traque nocturne pour la subsistance.
Mais cet environnement qui parle à l'œil et qu'on aimerait toucher, humer, stationne hors
de portée. hors de ce ruban de chaussée monotone où l'on empile kilomètres sur kilomètres, Où
des bandes désespérément parallèles vous encadrent avant de se fondre dans l'infini. Qu'à
suivre ; méme pas conduire la voiture, ou tout juste. Lui, Jacques, ne sort pas avant Beaune.
Cela ménage tout le temps à la réflexion. Tout le temps aux pensées subtiles, insidieuses,
taraudantes ou virales de s'instiller dans le mental au sujet d'un rien, ne plus l'alléger d'un carat.
Pouilly en Auxois... Le doute se glisse dans la moindre lézarde, sournois, vicieux, le doute
griffu : "Sûrement. il l'est Impossible autrement Et aujourdhui encore...". Il n'a jamais détenu
de preuves formelles, des indices seulement qui, jusque-là, n'avaient fait que le survoler. Et que
penser de certains sourires vite réprimés dans sa direction quand l'un ou l'autre des collègues
lance une gaudriole dont le sujet se rapporte à l'infidélité féminine ? "Nul doute : il l'est !"
Curieux qu'il faille ce trajet insipide dans la circulation clairsemée pour que tout s'éclaire
d'un jour nouveau. Pourquoi lui, spécialement, échapperait-il à cet enchainement sans origi-
nalité ? Et comme le trompé finit toujours bon dernier dans la course à la révélation...
Beaune... "Attention à prendre la bonne route après les échangeurs ! Vers Verdun sur le
Doubs". Au moins une diversion pour chasser le virus traumatisant, ventiler.. D'autant que
d'autres préoccupations devraient l'accaparer. Le but de son voyage vers ces pays à la douceur
de vivre proverbiale ne présente rien d'agréable : sa mère veuve dont la santé se délite
sérieusement... Ambulant des PTT, il sait qu'il ne reverra probablement qu'une fois celle qui lui
a donné le jour. Si tant est qu'il arrive à temps. Quand on lui a téléphoné, l'avant-veille, depuis
l'hospice des Petites Sœurs des Pauvres, une ex-abbaye d'un village près de Bletterans, la
malade déclinait de plus en plus. Atteinte d'une leucémie implacable, elle n'avait pas voulu
quitter la province. Elle s'y éteint doucement, entourée des soins dévoués des nonnes. "Dire
que ce matin sa femme Lucille a refusé de l'accompagner ! " Et cela — il s'en rend compte
davantage à chaque tour de roue de la Laguna — constitue une conduite inqualifiable. "Pour le
moins Car, à part quelques divergences de vues inévitables. la mourante ne s'est jamais
montrée une belle-mère dérangeante.
Mervans... "On approche... Non, Lucille a invoqué leur récente visite d'il y a juste quinze
jours, prétexté du ménage en retard... Du ménage ? Si encore leurs enfants en bas âge se
trouvaient à la maison. Même pas Y" Les grands-parents maternels les ont kidnappés et ils
s'ébattent là-haut, dans le Nord, jusqu'à Pâques. Bien entendu, elle lui reproche d'être trop
autoritaire, pas tellement tendre... "Et alors ? Pas de sa faute s'il est bâti ainsi Pourtant, il
l'adore, sa Lucille Plus qu'elle ne le supposera jamais ! Évidemment, il n'a pas la manière de le
lui dire, pas l'art du mot qui câline, de la formule qui caresse mais indubitablement, il l'aime. Il
se le répète, l'affirmerait à la face du monde, la tête sur le billot. Hélas, à elle, de telles
expressions il ne sait pas en confier le dixième. "Bon Dieu, oui, qu'il est accro, comme disent les
jeunes. Et plutôt qu'un autre l'étreigne, il n'imagine pas à quelle extrémité il serait capable de se
livrer Et l'incertitude ? Savoir... Les voir ensemble et... Non, il vaut mieux penser à autre
chose... Tiens Les charolaises en sont déjà à brouter ! De bonnes usinières sans problèmes, à
élaborer du lait pour leur veau. Pas de complexes... C'est vrai aussi que des disputes ont
émaillé leur vie de couple. Mais qui n'en rencontre pas ? "
Saint Germain du Bois... "Bletterans, le Jura, c'est pour bientôt... Bien sûr qu'il s'est
laissé aller à la frapper. " Récemment. Après des jours et des jours de tension, de regards peu
amènes, de bouderie. elle a enfin daigné lui pardonner mais elle lui en veut sûrement... "De là à.. "
Et zut ! Il convient de chasser la pensée térébrante. Tout est faux : il se nourrit de
phantasmes et il doit se secouer, voilà "Si seulement aujourd'hui elle avait eu un motif
sérieux de rester... Elle a argué d'un rendez-vous de dentiste impossible à remettre. Comme
elle travaille également, il n'y a que samedi qui convienne..." Mais le praticien aurait été
compréhensif, il lui aurait trouvé un autre créneau le soir...
Quand Jacques y parvient en milieu de matinée, Bletterans, un gros canton enserré dans
les bras de la Seille, vit au rythme de la quinzaine commerciale qui débute. Des détaillants, des
artisans finissent d'installer des étalages sur les trottoirs des rues principales, de décorer des
boutiques Partout des haut-parleurs diffusent des disques et des flashes publicitaires Chaque
lampadaire s'enguirlande de feuillage. Des affiches énumèrent les activités programmées.
Bletterans tente de secouer la platitude de sa vie provinciale. Et la loterie ! Tirage tous les jours.
Un cochon, des jambons à gagner. Une superbe cormtoise.
Jacques arrête la voiture auprès de "l'Hôtel de Franche-Comté"... Bien sous tous rapports ;
pas hérissé d'étoiles mais correct. Il y est descendu la dernière fois avec Lucille. A d'autres
occasions également. Des repas dignes des solides estomacs comme des fines gueules des
autochtones, des prix très honnêtes. Néanmoins un défaut : sa situation non loin d'un carrefour
de deux routes de moyenne importance, avec des stops sur l'une d'elles. Donc : démarrages
répétés de véhicules et freinages de poids lourds. Il souhaite être logé sur l'arrière, plus calme.
Il leur faut bien nicher quelque part lorsqu'ils visitent la malade... La maison des parents,
de son enfance à lui, a été vendue à la mort du père et l'argent partagé avec sa soeur du
Canada. Cela leur a aidé, à Lucille et lui, à bâtir leur pavillon de Melun, au-delà de la gare. "I.Jn
pavillon guére éloigné de son travail où, entre parenthèses. elle se plait. Alors, elle pourrait
afficher un peu plus d'égards pour la mourante, Aucun doute, il faut bien le mobile qu'il évoque
depuis son départ pour... En y songeant, Lucille lui a déjà joué la pièce de ne pas l'accom-
pagner avec des motifs guére plus étoffés." Jusque-là, il a gobé sans imaginer plus avant.
Jacques s'informe. L'état de la grabataire demeure stationnaire mats critique. Trop tard,
avant déjeuner, pour embrasser sa mère, à dix kilomètres. Alors. malgré les flonflons du dehors,
assis au bar devant un apéritif qu'il considère sans même le voir, la pensée destructrice de son
malheur conjugal le reprend. Elle le cerne, remprisonne dans un carcan de fer. s'ancre dans
une cervelle taillée à coups de serpe. Cest un autre homme qui s'installe dans la salle de
restaurant et qui, entre chaque plat, rumine de plus en plus fort des idées de meurtre... La
bouteille de rosé d'Arbois qu'il a commandée lui échauffe la bile. Ah Lucille ! Un super brin de
femme et de six ans moins âgée. Il s'est souvent demandé comment lui. carré de visage comme
de tempérament. avait plu à la toute jeune manutentionnaire rencontrée dans une discothèque,
il y a de cela treize ans. "Peut-être afin que le mariage lui procure sa liberté ? Vrai, il n'avait
pas
songé à ça " Ils n'ont pas conçu d'enfant tout de suite : Lucille invoquait la pureté de sa ligne à
préserver... Son corps. Là non plus, il n'était pas le premier. Mais l'esprit tout permis Mai 68
avait soufflé avant Plus tard. il a tenté de la convaincre côté descendance. Toujours des refus.
— Du café ? propose la serveuse.
Il en prendra Et pourquoi pas un marc de Bourgogne ? La porte à côté et celui de l'hôtel
est fameux, Même un second... Si seulement ça pouvait l'empêcher de tant gamberger... Plutôt
le Pourquoi. ces dernières années, lui a-t-elle annoncé un jour, tout à trac, étre
enceinte Quinze mois plus tard, dito Sur l'instant, il en a été heureux. Mais aujourd'hui, il
s'interroge... "Non, pas ça, tout de même Ses deux gros garçons ne seraient pas de lui Sûr,
ils ne sont pas de lui ! Comment a-t-il pu se montrer aussi aveugle ? Lui, brun ; elle, brune. Et
les deux bébés, tirent ferme sur le blond Une peau comme aucun deux autres ne possède.
Même durant la visite chez les petites Sœurs, l'idée perfuse, gagne davantage de terrain.
L'allongée ne passera pas la semaine, lui confie-t-on. Il en éprouve de la tristesse. Pourtant, la
pensée que Lucille, sa superbe Lucille qu'il était si fier de montrer — en fait les grossesses ne
l'ont pas abimée — s'épanouit dans les bras d'un amant, lui mord le cœur, occulte d'un voile
rouge son esprit. "Dans les bras d'autres. aussi bien, ce qui expliquerait les sourires moqueurs.
Qui sait, des collègues à lui, de repos pendant qu'il s'active dans un wagon postal ? Ou des
amis à elle ? Elle ne doit pas forcer pour les ramasser à la pelle Quand Jacques quitte la
patiente qui l'a à peine reconnu, Sur la promesse de revenir le lendemain, ils sont légion à défiler
dans son mental en ébullition. à abuser des charmes de sa brune épouse.
positivement, Lucille lui sabote la vie, Le point de non-retour est arrivé. "Impossible de
continuer ainsi Bafoué, certes il l'est, mais surtout, il n'admet plus qu'elle se donne aux autres.
L'idée s'avère insupportable, Il ne faut pas moins de deux bières coup sur coup dans le premier
bar pour étancher feu intense qui le dévore par l'intérieur, une soif atroce de
"En ce moment même, peut-être qu'elle fricote en galante compagnie Elle n'attendait
que son départ.... Ou alors, ce soir Ils s'en resserviront à s'en raire crier... Parce qu'avec lui,
au lit, elle se montre plutôt discrète, réservée. Elle rejoindra l'autre, celui du moment, ramant de
Service_ Ou bien, Car il y a le risque que lui-même lui téléphone tard le soir, c'est le vandale, le
briseur de foyer, qui se glissera au domicile, dans 10 coquet pavillon qu'elle affectionne. Pour-
quoi pas ? Ils ont tout le temps de s'envoyer en l'air. Quand le chat..
L'évocation dernière le torture davantage encore. "Cocu dans le lit conjugal Trop C'est
trop fort Invivable plus avant Que n'a-t-il compris plus tôt ? Avant que ne surviennent ces
deux petits êtres pas responsables ? Mais i/ n'a guère cure d'eux, à présent. Des étrangers.
Alors. dans ce terrain surchauffé pointe la notion aigue que le moment est vraiment venu
de supprimer Lucille... Avant qu'un troisième fruit de l'adultère ne s'annonce, "Le moment ?
Aujourd'hui, _ _ et pourquoi pas tout de suite ? Non, de préférence cette nuit car il faut le temps
matériel. La supprimer et l'autre aussi s'il l'a attendu Un massacre ! Tiens Par la même
Occasion, il se cambriolera Une bonne idée, non ? Le voleur qui pense ne trouver personne et
qui, surpris, fait usage de son arme... Ni vu ni connu, Jacques. Pour les joumaux : un drame
banal, du quotidien éculé...Oui mqis quelle arme ? " La question, banale elle aussi, bloque un
long moment le processus enclenché. Jacques n'est pas féru d'armes à feu. En posséderait-il
qu'il serait mal venu de les utiliser. Elles ne feraient que l'accuser à plus Ou moins brève
échéance. Les expertises balistiques y donneraient du corps.
Jacques rentre à l'Hôtel de Franche-Comté. Passant sur le palier du premier étage, un
détail Se rappelle à lui qu'il s'empresse de contrôler. Vers le haut de l'escalier, une porte donne
vers l'extérieur. Par un balcon, elle dessert des locaux privés. Un perron permet la descente
dans une cour I jardin débouchant dans une rue latérale par un passage non clos. Jacques a
lui-même autrefois utilisé cette disposition, indiquée d'ailleurs par la patronne. Devant partir de
très bonne heure ce matin-là, elle lui avait proposé de régler le soir même puis de s'en aller
quand il l'entendrait, ajoutant que cette porte, en partie dissimulée et ne servant qu'aux
hôteliers, ne se voyait presque jamais fermée. Belle occasion pour les fieffés de la grivèlerie ou
les rats d'hôtel mais on ne semble craindre ni les uns ni les autres en cet îlot de grâce.
Dans la cour s'ouvrent les cuisines, toujours accessibles, et là se tient l'arme. Même le
choix : une série de longs couteaux effilés. Il a vu, "En emprunter un et le replacer au retour... "
Il calcule : par l'autoroute. 318 Km jusqu'à l'entrée de Melun où il demeure et autant pour
en revenir. Cela représente sept heures au grand maximum avec la Laguna, en y incluant le
forfait. Et il ne devra pas rouler à tombeau ouvert au risque de se faire piéger par un radar
malintentionné ou d'attirer l'attention d'une patrouille nocturne. Inopportun. Même fâcheux
L'opération ébauchée, modelée puis encastrée dans son esprit étriqué, n'en sortira plus.
Quoi qu'il arrive, il ne déviera pas.
Melun__. Dimanche matin, 7H00.
La porte d'entrée du pavillon bâille, constate avec plaisir la voisine. Lucille est donc levée.
Elle lui empruntera de la farine pour sa blanquette du midi. Ainsi, inutile de chercher une
épicerie ouverte en ville, shabiller tout de suite, ôter ces bigoudis... Elle a beau appeler, la
jeune femme ne répond pas. Pourtant, elle la sait là, n'ayant pas accompagné son époux. Elle
lui en a fait part la veille au soir. Étonnant aussi qu'elle soit déjà debout plutôt une adepte de la
grasse matinée les jours de repos quand les bébés ne réclament pas. Il lui faut voir...
Toutes les communications intérieures sont ouvertes. Fatalement, dans la chambre au
premier, entre la porte et le lit, elle se heurte au corps de Lucille dont le sang imprègne la
moquette.
Police-Secours... Plus rien à tenter pour elle. Le lieutenant de police de permanence
débarque sur les lieux. Outre que la victime porte une plaie en pleine poitrine, il note le désordre
du lieu. Dans l'armoire mal refermée, on a bouleversé des piles de linge. Au pied. des vête-
ments repassés jonchent le sol. Éventré, le matelas libère ses ressorts. Le poignard. ou le
couteau, qui a servi au crime semble avoir été utilisé : des traces de sang se remarquent le long
de l'estafilade. Sur le chevet, la lampe avec son abat-jour rose brûle toujours. Dans le séjour,
des tiroirs gisent à terre, leur contenu dispersé. Le ou les malfaiteurs cherchaient de l'argent ou
des bijoux car d'autres objets de valeur demeurent. Tout milite pour un cambriolage connexe,
d'autant qu'en examinant la porte d'entrée il ne fait aucun doute qu'elle a été forcée : des
marques de levier et la gâche du verrou tordue, balancée sur le carrelage du hall.
À la permanence du Parquet, on délivre aussitôt une commission rogatoire télégraphique
à l'intention de la Gendarmerie de Bletterans. Comme il a été établi que le mari devrait se
trouver dans cette commune, ce service vérifiera et l'avisera. Malgré tous les indices présumant
un meurtre par un cambrioleur dérangé par la présence inattendue de la victime — il a pu repérer
la voiture partant la veille et supposer la maison vide - ils devront néanmoins enquêter plus à
fond. Car un élément place Jacques parmi les éventuels suspects. Le lieutenant de police s'est
souvenu que la jolie brune en déshabillé parme a été reçue par lui, en son bureau, un mois
auparavant. Évidemment pas dans cette tenue.
Elle souhaitait un conseil. plutôt que de déposer plainte. au sujet de son ménage,
"Jacques est un être entier. massif du dedans comme du dehors, tout juste dégrossi à la
Cognée. Les années passant. elle finit par en avoir peur '0. Plusieurs fois, au cours de disputes,
des paroles dures. mais peut-être irraisonnées, avait-elle concédé. des quasi-menaces de mort.
avaient franchi sa bouche. La veille. surtout, il était allé jusqu'à lui administrer une série de
gifles... Le motif des différends ? Rien de formel des raisons futiles mais des soupçons tous
azimuts. En fait, avait confié Lucille avec un regard alangui, il semblerait que son mari
suspectât, sans exactement en faire une fixation, sa fidélité conjugale. Et pourtant affirmait-elle,
un peu mollement aux yeux de l'inspecteur, il n'y avait pas matière... Aussi craignait-elle de voir
un jour ces actes de violence subits se renouveler et en technicolor.
Le policier avait tempéré, minimisé. Si cela devait se reproduire, et même si elle était
fautive, avait-il susurré, elle ne devrait pas hésiter à lui en parler. Ils verraient alors..
10H20 à Bletterans...
Alors qu'il s'apprête à rendre une nouvelle visite à sa mère, l'ultime estime-t-il, Jacques
est à son hôtel. Les gendarrnes s'y sont rendus directement la routine. Tandis qtE run d'eux
examine le véhicule garé un peu plus loin devant la boulangerie de la Rue Grande, on questionne
le postier ambulant sur son emploi du temps de la journée du samedi ainsi que la nuit écoulée.
Ce qu'il a fait ? répète-t-il après un temps de prostration qui peut passer pour de
l'accablement suite à la nouvelle de la mort de son épouse. Après déjeuner, il s'est rendu à
l'hospice des chroniques. Au retour, en fin d'après-midi, il a demandé qu'on effectue la vidange
moteur et le plein de la Laguna au Garage Blonde, de Bletterans. Ensuite, il a réintégré l'hôtel et
y a diné, Ressorti pour rouler à travers la campagne, s'aérer de tout, il est revenu en ville,
laissant l'auto à l'emplacement qu'elle occupe encore. Il expose qu'il a alors marché une demi-
heure par les rues, contemplant les boutiques décorées, encore éclairées en raison de la
quinzaine. Il a bu un alcool dans un débit... Le Bar de l'Est Peut-être. Des jeux vidéo
occupent la partie droite. L'établissement regorgeait de jeunes, certains assez échauffés.
D'aucuns se disputaient, dont un grand blond frisé, le nez un peu de travers... Les gendarmes
"voient". Il se demande même si quelqu'un a prêté attention à lui, y compris la barmaid qui l'a
machinalement servi. Alors, il est rentré à l'hôtel par le côté bar. Il pouvait être 22H00.
La patronne n'est pas en mesure de conforter son témoignage. Pourtant, c'est elle qui
s'occupe du café après le diner et elle ne l'a pas vu L'air ennuyé, le postier reconnait
qu'effectivement quand il est passé dans la salle, elle ne s'y trouvait pas. Par contre, quatre
consommateurs étaient vissés au comptoir en pleine discussion sur la chasse, encore au pastis
à cette heure incongrue. Même l'un d'eux avait un chien ! De chasse, évidemment.
L'hôtelière confirme. Et celui à l'épagneul, ami des trois autres, n'est arrivé qu'un peu
avant dix heures du soir. Jusqu'à la fermeture, vers minuit, elle n'a pas vu ressortir son hôte. Lui,
déclare s'être couché après sa toilette et, n'ayant rien de mieux à faire, être resté au lit jusqu'à
8H00. La patronne se souvient-elle au moins lui avoir servi son petit-déjeuner une demi-heure
plus tard ? Ah ! quand même !
Un point malgré tout : n'a-t-il pas été réveillé en pleine nuit par une demi-douzaine de
personnes qui avaient retenu trois chambres et rentraient se coucher après le mariage d'un
parent dans la contrée ? Un autre locataire s'est plaint.
Il admet qu'il a vaguement entendu du bruit, sans précision d'heure. mais étant logé à
côté des W.C. de l'étage, il n'a pas relevé. Courant dans l'hôtellerie de papa.
Dans la réalité. il est parti aussitôt après 22H00, par l'arrière. Il a subtilisé le couteau dans
la cuisine désertée. un effilé bien tranchant, et a effectué le trajet vers la région melunaise
comme programmé par son moi criminel Muni des gants de peau qu'il porte pour conduire. il
s'est présenté au pavillon, a ouvert avec sa clef personnelle et a pénétré. dans le noir.
bousculant au passage la potiche du hall..
Personne au rez-de-chaussée. Il s'en assure car il sait le canapé transformable du séjour
particulièrement douillet. Le siège préféré de Lucille. Leur chambre se tient au premier, "C'est là
que... qu'ils..." Car depuis qu'il a franchi la porte de son chez lui, l'idée bouillonne, enfle.
démesurée. colossale "ils sont là et elle le trompe Ah La tuer Les tuer ' La délivrance
En haut de l'escalier. par la porte entr'ouverte de la chambre, filtre de la lumière... Il en
était sûr Alors il se rue et se heurte à sa femme. debout. Il comrnence à l'injurier mais, dès les
tout premiers mots, avant même qu'elle n'ait manifesté une quelconque réaction, la pulsion
s'avère la plus forte : il plonge la longue lame acérée en plein cœur.
Un instant hébété par son acte. il ne songe même pas à frapper une seconde fois du
couteau qu'il a retiré, regardant sa Lucille dont les seins fiers se découpent au travers du
vaporeux tissu, s'effondrer en portant la main à sa blessure.
C'est alors qu'il réalise, qu'il voudrait revenir en arrière, reprendre à la case départ. Si la
lumière est allumée. c'est qu'il a, lui, réveillé son épouse en renversant le guéridon de l'entrée.
La fenêtre est close. De même les volets. L'amant n'a donc pu s'enfuir. Quant à l'armoire,
contrairement aux vaudevilles, elle ne saurait dissimuler quiconque.
Et le lit ? Le lit conjugal Encore bordé de l'autre côté. Une seule tête marquée dans un
seul des oreillers... Un seul creux sur le bord. "Son bord à elle Elle est tiède et parfumée de
sa féminité cette cavité évocatrice d'agréables moments. De si rares mais ineffables moments...
"Ah ! L 'imbécile ! L'imbécile Et maintenant elle est morte, là auprès... Morte ! Morte
C'est de rage délirante qu'il arrache ce drap plein de diffuses senteurs à elle et qu'il étripe
le matelas innocent. Non pour faire croire à la recherche d'un possible magot. Longtemps,
agenouillé. il demeure prostré sur cette couche, la tête bourdonnant de pensées contradic-
toires. Un moment, il songe à se constituer prisonnier. Puis, quelque chose de mal défini le remet
en selle, le fait se relever et l'oblige à entreprendre la mise en scène prévue à son planning.
Au fur et à mesure qu'il vide des tiroirs ou bouscule le linge, il s'aperçoit qu'il est
incomplètement délivré de sa hantise première. Le doute qui se réinstalle lui permet de
continuer, de se défendre si on raccusait... "Oui, parfaire le travail."
Après avoir refermé depuis le dehors au seul verrou, il force la porte au moyen d'une
pince monseigneur qui lui sert d'arrache-clous et qu'il a récupérée dans son coin atelier. Il la
jettera dans un fossé à Fontainebleau.
Le retour s'effectue sans encombre, hormis ce que lui considère tout à coup comme le
gros pépin. À la radio de la Laguna, au cours du bulletin d'informations, le journaliste rappelle
que cette nuit, celle du changement d'heure annuel, impose d'avancer les pendules.
Présentement, il roule du côté de Beaune. Déjà qu'il ne se situe plus dans les temps
escomptés. Il en a perdu pas mal à balancer sur la conduite à tenir. Il s'imaginait de retour à
Bletterans pour 5H00, l'heure calme par excellence. Et du fait de ce contretemps, il sera peut-
être 6H20 ou 6H30 quand il y arrivera, le moment où des gens commencent à s'éveiller, ouvrir
des contrevents, se hâter dans les rues vers une tâche matinale. "Pas beaucoup, certes, surtout
un dimanche, mais il suffit d'un lève-tôt ! "
Alors, malgré la pluie qui se met de la partie, il accélère, prend des virages tangents,
traverse villes et villages en trombe... Bletterans, enfin. 6H12 à l'heure nouvelle ! Pourtant,
quand il gare la voiture dans le créneau encore vacant, personne ni rien de Ce qu'il a
appréhendé ne se manifeste. Quelqu'un, cependant, s'active à son travail non loin : le
boulanger. Une suave odeur de pain en cours de cuisson zigzague vers ses narines, réveillant
de vieux souvenirs... Mais le fournil donne sur l'arrière.
Au passage, il replace dans son râtelier le couteau homicide qu'il a nettoyé en route dans
l'herbe mouillée.
Il n'empêche que la hantise du grain de sable de Vheure d'été qui s'est glissé dans sa
machine pourtant huilée, le poursuit encore quand il se fourre sous les draps.
L'enquête s'oriente sur la voiture. Le gendarme qui officie auprès s'accroche. On doit
Commettre assez peu de crimes par là. Et pour une fois qu'on en tient peut-être un...
Le garagiste Blonde qui a fait le plein et la vidange, enfin son commis, a collé une
étiquette avec la date. le kilométrage et les opérations effectuées le Samedi tantôt. On y lit un
nombre : "25.737". Jacques avait remarqué la vignette et songé à rarracher- Puis il a pensé
qu'elle pouvait servir ses desseins. Au moment ou il a été établi. le papier portait : "25.137".
Avec un bic de la couleur de celui de l'arpète. il lui a été aisé de transformer le "1 " en avec
celui final comme modèle. se donnant ainsi un battement de six cents kilomètres pour "effacer"
son équipée à venir. Ouand le gendarme "examine. le compteur de la Laguna indique
"25.772". Soit 35 kilomètres de plus explicables par la promenade nocturne invoquée par le
postier et qu'il n'a jamais effectuée. Il avait besoin de rouler, comme ça, leur avoue-t-il. Aussi de
réfléchir aux conséquences de la mort inéluctable de sa mère. Sans ravoir spécialement
cherché, il s'est retrouvé du côté de Sellières. tout près de son village natal... Dans
désarroi, une sorte de pèlerinage. Un coup d'œil sur la carte justifie la différence. De plus,
réservoir est pratiquement plein et la seule pompe ouverte gite à plus de 30 kilornètres
Contacté, le responsable est formel : il n'a pas servi de Laguna bleue ni personne
exceptionnellement il a fermé ce soir-là. Plus rien qui colle : Jacques ressort innocent.
Pour le plein du retour — il lui fallait bien en effectuer un — il avait d'abord songé
ravitailler sur l'autoroute. Plus anonyme. Mais même une dernière station du côté de Beaune se
situerait encore trop loin de Bletterans pour expliquer le manque en réservoir dans le cas.
où l'on vérifierait. Sans préjudice du risque d'étre reconnu par un pompiste moins endormi qt.*
d'autres. La solution existe, très simple. Chez lui, afin de n'être pas pris au dépourvu en raisor
de son service à commencer ou à quitter à des heures impossibles, il dispose de deux
de réserve. Pour le voyage. il estime sa consommation, s'il n'a pas le pied trop lourd su
l'autoroute. à moins de cinquante litres. Bien pleins, les deux récipients lui en foumiror
quarante-cinq. Avant de fracasser sa porte. à Melun, il a chargé les bidons. Dans un bois,
de Mervans, il en a complété le réservoir avant de les dissimuler dans un fourré.
Et personne aux abords de l'hôtel ou de la boulangerie n'a remarqué le démarrage puis I
retour de la Renault. À cause des stops du carrefour, chacun depuis longtemps dans
parages ne prête plus d'attention à ces bruits.
Ainsi, tout concourt à innocenter l'ambulant. Tout... s'il avait le grain de sable. Le
pas l'heure bricolée par les services officiels ni le boulanger occupé à enfourner mais son gam
La veille au soir, avant d'aller au lit après sa séance de télé, peu avant 22H00, il a Yait
comédie", raconte par la suite la mère, pour récupérer sa balle mousse abandonnée dans la
Une méchante balle de rien, un prétexte qui en vaut un autre qu'il a trouvé pour ne pas
coucher tout de suite. Comme bon nombre d'enfants. Mais il en a été pour ses simagrées
le caniveau, il n'a jamais pu la décoincer de sous la roue arrière droite de la Laguna bleue.
Il est là, ce matin, Antoine, 7 ans, à tourner autour du gendarme qu'il connaît bien,
inspecte la voiture. Il lui confie le "grand événement" de sa balle immobilisée.
— Va jouer plus loin, Tonin ! Je suis occupé. Et touche à rien à cause des indices !
Il est perplexe, le militaire au képi. Il subodore qu'il y a quelque chose à tirer du véh•
quelque chose qui apporterait une amorce de solution à son embarras. Mais quoi ?
vraiment le moment de se laisser embobiner ou distraire par le petit Antoine ! Des doutes,
en est venu à la vue de la berline à son arrivée. Il a beaucoup plu en fin de nuit et elle lus
apparue quasiment sèche alors que les autres. auprès, luisaient encore de gouttelettes. F
être une question de qualité, de grain de peinture... Impossible de fonder une accusatio
dessus De même, à l'emplacement de la Laguna, le goudron paraissait plus mouillé que
les autres. Une illusion ? Difficile à définir. Dautant que depuis qu'il s'affaire comme un
sortant d'hibernation autour d'une ruche, un franc soleil s'évertue à tout remettre en cause.
Mais il y a Antoine, le gamin tenace, qui ignore ce que sont des indices et qui insiste
— Tu sais, Monsieur Gendarme, la balle, je l'ai eue quand même !
Il l'a récupérée ce matin. Parce qu'elle se trouvait décoincée...
— Même que la voiture elle était tournée dans l'autre sens Alors...
Le calendrier est posé sur la petite table. Il y reste en permanence. Un calendrier
banal,
douze feuilles agrafées sur un rectangle de carton, cadeau d'un commerçant.
Cette année, elle
a choisi celui du pharmacien: une clématite d'un bleu profond sur un fond vert pâle.
C'est là, face au jardin, que Louise s'installe chaque soir pour l'annoter
scrupuleusement. En face de chaque jour, une croix, en face des dimanches, une barre dressée
comme...
Le calendrier est posé sur la petite table. Il y reste en permanence. Un calendrier banal,
douze feuilles agrafées sur un rectangle de carton, cadeau d'un commerçant. Cette année, elle
a choisi celui du pharmacien: une clématite d'un bleu profond sur un fond vert pâle.
C'est là, face au jardin, que Louise s'installe chaque soir pour l'annoter
scrupuleusement. En face de chaque jour, une croix, en face des dimanches, une barre dressée
comme une borne, comme un obstacle à franchir. Les mêmes activités qui se répètent,
rassurantes: mardi à 19h, chorale - jeudi à 20h, club de broderie - vendredi à 14h, IMmanence
à la Bibliothèque...
Derrière la fenêtre, le jardin change au fil des saisons, devient invisible en hiver Ou
resplendit après les averses du printemps.
Vendredi 8 mai: Louise trace une croix plus épaisse que d'habitude, s'attarde à la
crayonner, à la surcharger de fleurs et de feuilles minuscules. Qu'importe sa place dans la
semaine, le 8 mai n'est pas un jour comme les autres; c'est un jour de cauchemar et de larmes.
Pierre est mort le 8 mai, il y a seize ans. Dans le tiroir de la table, quinze calendriers sont
soigneusement rangés, des pages de petites croix et dannotations infimes, des poussières de
temps.
La fenêtre est entrouverte, l'air est doux; un avion a laissé une traînée blanche et
floconneuse dans le ciel qui pâlit à peine. Mais Louise est auprès de Pierre. Elle lui tient la
main, caresse son visage émacié, guette sa respiration douloureuse. Plus de cheveux... Dès le
début de la maladie, il a demandé qu'on les lui rase, pour ne pas les voir tomber par
poignées.. -Lèvres desséchées sur des gencives sanguinolentes. De temps en temps,
l'infirmière entre et vérifie la perfusion. Son regard qui glisse, dérive vers la fenêtre, la
lenteur de ses gestes disent assez qu'il ne faut plus rien espérer. Mais Louise a glissé son bras
sous les épaules de Pierre et le front contre sa tempe où le sang bat obstinément, elle chante, à
bouche fermée. Elle le berce, lui murmure qu'il ne faut pas avoir peur et qu'elle sera là,
toujours.
Cette fois, l'infirmière contemple la scène sans entrer. La perfusion n'a plus
d'importance. En refermant la porte, elle emporte l'image du mourant, blotti entre deux bras
arrondis qui font autour de lui comme un berceau d'enfant.
Pierre est mort le samedi 8 mai 1993 à 17h35. Lorsque Louise a levé les yeux vers la
fenêtre, le ciel était bleu, le vent agitait légèrement les feuilles des arbres de l'avenue. Le
médecin avait posé son stéthoscope sur le bord du lit et signait une liasse de papiers.
L'infirmière murmurait des mots dont elle ne saisissait que des bribes Aussi longtemps
que vous voudrez... Vêtements... Une belle chemise... Si vous avez besoin de quelque
chose..."
Louise a enfermé dans un coin de sa mémoire les souvenirs des heures et des jours qui
ont suivi. Elle ne leur permet jamais de se manifester. Ils sont tapis à l'écart, muselés comme
des bêtes malfaisantes. Seule l'image d'Aurore a le droit de remonter à la surface. Elle revoit
sa petite fille, ses gestes si calmes lorsqu'elle avait déposé dans le cercueil, près de la joue de
son père, le jouet en peluche - un husky gris et blanc - qu'il lui avait offert pour son dernier
anniversaire. Pas un mot, pas une larme. Elle avait, comme à son habitude, soigneusement
lissé ses cheveux blonds qui lui tombaient plus bas que la taille. Dans son visage au teint
cireux, ses yeux bleus paraissaient encore plus grands. A l'église, au cimetière, elle avait
conservé la même attitude, perdue dans un étrange rêve dont personne n'osait la tirer.
Louise émerge avec peine de ses souvenirs. La nuit commence tomber, il faut... Il
faut faire les gestes qu'elle fait tous les soirs... les gestes paisibles qui tiennent le passé à
distance... les gestes que font les vivants. Elle a fleuri la tombe au début de l'après-midi et
passé un long moment assise sur la dalle chauffée par le soleil à écouter les enfants rire et
crier dans la cour de l'école. Le village, cerné de forêts, somnolait dans la tiédeur printanière
Samedi 9 mai: Il est presque 22h30; Louise a depuis longtemps mis à jour son
calendrier, diné et lavé le peu de vaisselle qu'elle a utilisé. La sonnerie de la porte d'entrée
suspend son geste; elle reste là, stupidement, sa télécommande à la main. Une visite
imprévue? C'est impossible: il n'y a plus jamais d'imprévu dans la vie de Louise. Elle se
décide quand même à aller ouvrir. Une jeune femme se tient sur le seuil, portant dans ses bras
une couverture d'où pend une toute petite main ouverte. Aurore !
"Maman, où puis-je la poser pour qu'elle ne s'éveille pas ?"
Louise se contente de pousser la porte du salon et d'indiquer le canapé. Aurore y
installe précautionneusement son fardeau, arrange le tissu autour du pâle visage.
"Il faut que je cache la voiture. Est-ce le garage extérieur est vide ?
- Bien sûr! Tu veux que je t'aide ?
- Non, je vais me débrouiller. Reste avec elle!"
Louise ne pose pas de questions et va s'asseoir sur la table basse en face de cette petite-
fille qui lui tombe du ciel. L'enfant dort paisiblement, mais elle parait si frêle...Et cette vilaine
plaie toute fraiche qui lui meurtrit le front et se perd dans les boucles blondes! Elle se
rappelle avoir ainsi longuement contemplé sa propre fille endormie, émerveillée de l'arrondi
des joues, de la courbe parfaite des paupières et des lèvres. Pierre venait à pas de loup poser
son menton contre son épaule et ils restaient ainsi enlacés, heureux.
Le retour d'Aurore la tire de sa rêverie. Le couloir s'est peuplé de valises, de sacs
disparates d'où s'échappent des vêtements mal pliés.
"Maman, viens, laissons-la dormir. Je voudrais un peu de café s'il te plait!"
Malgré sa maigreur, son teint terne et les rides amères qui marquent déjà les coins de
sa bouche, Louise remarque chez sa fille une autorité et une détermination qu'elle ne lui
connaissait pas. Il ne reste plus rien de l'enfant timide et silencieuse, perdue dans un monde
intérieur dont elle barrait l'accès à tous ceux qui l'entouraient.
Le café s'écoule goutte à goutte, embaumant la pièce, et, sans que Louise ait besoin de
poser une seule question, Aurore commence, lentement, les yeux fixes, un terrible récit.
Quand j'ai quitté la maison. il m'a emmenée sur la côte. près de Cannes. NotLS avons
fait la route d'une seule traite, en roulant toute la nuit. Au matin. j'ai ouvert les yeux sur le
monde qu'il m'offrait: le soleil. la plage. l'hôtel luxueux. les cadeaux. Le conte de fées sur
papier glacé! Il m'étourdissait... Je devais vivre enfin... Me libérer de toi. de ta manie de
vouloir me protéger jusqu'à m'étouffer... Et je le croyais' J'ai accepté qu'il tout'
Cest lui qui m'a dicté la lettre.
Louise écoute en silence et se souvient aussi. L'angoisse de la disparition. les propos
rassurants des policiers et cette affirmation définitive " De toutes façons, votre fille est
majeure et rien ne prouve qu'elle soit en danger. D'ailleurs la lettre qu'elle vous a laissée
montre bien qu'elle avait simplement envie de s'en aller! Dans quelque temps, vous recevrez
de ses nouvelles." Effectivement, Louise avait reçu des nouvelles! De courtes lettres, des
propos rassurants. Les cachets postaux étaient en général ceux de petits villages, un peu
partout en France. Au début. elle téléphonait, à la gendarmerie s'il y en avait une, ou à la
mairie. Mais elle avait compris rapidement que ces courriers épisodiques n'étaient destinés
qu'à la leurrer et à brouiller les traces. Alors elle avait cessé ses appels et commencé à
attendre.
"Au bout de quelques semaines, nous nous sommes installés dans un coin perdu de
Dordogne... Une maison confortable mais isolée au milieu d'un grand parc. en lisière de foret.
Une propriété que ses grands-parents lui avaient léguée, parait-il. On y accédait par un
chernin de terre. Il n'y passait jamais C'est là qu'il a commencé à me frapper."
Louise fronce les sourcils et ouvre la bouche pour protester. Un geste d'Aurore
l'empêche d'aller plus loin.
"Pourquoi ne suis-je pas partie? C'est la question que l'on pose à toutes les femmes qui
se sont trouvées dans la méme situation que moi' Après les coups, il me demandait pardon,
me couvrait de cadeaux et de promesses, me suppliait de l'aider à vaincre ses démons...Et que
sais-je encore!
Nous manquions pas d'argent. même si je n'ai jamais su exactement quel métier il
exerçait. Il s'absentait rarement et passait de longues heures au téléphone sur lequel il posait
ensuite un cadenas pour que je ne puisse pas lutiliser. Parfois, il me dictait une lettre, pour te
rassurer, disait-il.
Lorsque je lui ai annoncé que j'étais enceinte, j'ai cru avoir enfin gagné la partie. Il
semblait fou de joie et ne me battait plus. Nous avons préparé ensemble la chambœ du bébé.
Il a commencé à quitter la maison un peu plus souvent et rapportait sans cesse des articles de
puériculture, de la layette, des jouets. Je n'avais même plus de place pour tout ranger!
Quelques jours avant la date prévue de la naissance. pour la première fois. vu
quelqu'un franchir le seuil de la maison: il avait engagé une sage-femme qui s'est occupée de
moi pendant plusieurs semaines et est repartie aussi discrètement qu'elle était venue. Il a
décidé que notre fille s'appellerait Noélie.
Mais cette embellie n'a pas duré. Il ne supportait pas les cris de la petite, me reprochait
de ne pas savoir m'en occuper. Il me répétait que j'étais devenue laide, que je le dégoûtais et
les coups ont recommencé à pleuvoir. Mais il ne me demandait plus pardon, il me frappait
puis disparaissait, quelques heures... ou quelques jours."
Louise se revoit enceinte, le visage radieux de Pierre flotte entre elle et sa fille. Il était
si heureux. La tête posée contre son ventre à peine arrondi, il rêvait: ce serait une petite fille,
toute blonde; elle ferait entre eux ses premiers pas dans le jardin. Il allait séance tenante
entourer le bassin d'un grillage et réparer la serrure du portail! Louise riait et le traitait de fou
en le serrant dans ses bras.
"Mais puisqu'il s'en allait, toi aussi tu aurais pu..."
Aurore esquisse un pauvre sourire.
Je n'avais rien, pas d'argent, pas de voiture et surtout pas le courage de le fuir. Il
répétait sans arrêt qu'il me tuerait, qu'il nous tuerait toutes les deux. J'étais sans espoir et sans
volonté, une morte vivante. Un jour, Noélie devait avoir 16 mois, elle commençait juste à
marcher, il m'a frappée si fort que je suis tombée à la renverse. J'ai perdu connaissance
pendant plusieurs heures. Lorsque j'ai rouvert les yeux, il était parti. La petite était pelotonnée
contre moi. Ses joues étaient toutes mouillées, elle avait dû pleurer longtemps avant de
s'endormir. J'ai simplement attendu qu'il revienne en préparant le dîner. Je voyais bien,
pourtant, que son état s'aggravait: il devenait de plus en plus violent, un rien le mettait en
rage... Une fourchette posée de travers... Une serviette mal pliée... Un livre que j'avais
changé de place... La nuit, il se levait pour ranger par ordre de taille les coussins du canapé; il
dépliait et repliait, au millimètre près, tout le linge des armoires. Au matin, ses yeux de
dément me remplissaient d'épouvante. Surtout, il s'en allait des semaines entières. Au début,
je n'ai pas compris que sa surveillance se relâchait peu à peu; j'étais comme un chien habitué
à sa chaîne! Mais j'avais le temps de fouiller et j'ai trouvé un peu partout dans la maison de
l'argent, le double des clefs de la voiture. Je n'y touchais pas, persuadée qu'il me tendait des
pièges. Mais je crois qu'il avait tout simplement oublié ces cachettes saugrenues.
Ce matin, très tôt, il m'a réveillée sans ménagements pour que je prépare sa valise. Il
voulait partir "se détendre un peu pendant le week-end, loin d'une femme insupportable et
d'une gamine geignarde!" Mais il s'est aperçu qu'une de ses chemises avait, paraît-il, un pli au
col... Un prétexte habituel pour me gifler et me traiter de bonne à rien. Et à ce moment, la
petite est arrivée, à moitié endormie. Elle a trébuché et renversé le reste de la pile de linge.
Cest alors qu'il est entré dans une rage folle et a levé la main sur elle, ce qu'il n'avait encore
jamais fait. La plaie qu'elle a au front, c'est à cause du rebord de la table contre lequel elle est
tombée. [l n'a pas eu un geste pour la secourir, s'est contenté de dire qu'il était trop fatigué
pour conduire et qu'il allait appeler un taxi. Il a ajouté que si j'avais le malheur de bouger
pendant son absence... Le regard qu'il m'a jeté en sortant m'a glacée. Ce n'est qu'en voyant ma
petite fille hurlant sur le sol, le visage couvert de sang que j'ai enfin réalisé qu'il fallait fuir.
J'ai agi comme une somnambule, ramassé ce que j'ai pu, pris les clés et l'argent. J'ai conduit
presque sans m'arrêter, pendant des heures."
Aurore se tait, le regard perdu. Louise allonge le bras pour effleurer doucement la main
de sa fille. Elle ne dit rien, elle sent qu'il est trop iôt, que ce récit fait d'une traite est une
blessure à vif et qu'elles ont bien mérité un peu de repos.
Dimanche 10 mai: La journée s'est déroulée paisiblement. Avec précaution mère et
fille ont refait connaissance. L'enfant, habituée sans doute se rendre quasi invisible,
s'occupait seule, en silence et sans jamais les quitter des yeux. Mais elle avait esquissé une
ébauche de sourire lorsque Louise avait sorti du grenier les boites où dormaient tous les
jouets de sa mère. Vers la tin de l'après-midi. après avoir défait les bagages et préparé
l'ancienne chambre d'Aurore, elles se sont assises sur la terrasse. Le jardin ruisselait de
lumière, les hirondelles striaient le ciel de leur vol imprévisible. Mais mesure que le soir
s'approchait, la jeune femme paraissait de plus en plus nerveuse. Elle jetait autour d'elle des
regards inquiets, en triturant entre ses doigts une de ses longues mèches.
"Il va arriver...Je le sens...ll ne nous laissera jamais en paix!
- Tu m'as dit quil ne comptait pas revenir avant mardi après-midi. Cela nous laisse le
temps d'aviser.
- Je ne crois pas. J'ai un mauvais pressentiment'
- Rentrons alors. Nous allons tout fermer et je veillerai cette nuit. De toutes façons, je
dors si peu!"
Une fois seule, après avoir une dernière fois fait le tour de la maison et vérifié portes et
fenêtres, Louise s'est assise dans le salon pour boire une deuxième tasse de café. Elle a éteint
les lampes; la lumière du réverbère filtrant à travers les fentes des volets lui permet
vaguement de distinguer ce qui l'entoure. Seuls des bruits familiers lui parviennent: quelques
rares voitures, des aboiements lointains... Aurore et la petite dorment à l'étage.
Malgré le café, elle a dû s'assoupir. C'est un frôlement étrange contre le mur extérieur
qui la ramène à la réalité... Un frôlement suivi d'un léger bruit d'eau qui s'écoule. Il ne pleut
pas pourtant. Elle se demande un instant si elle n'a pas rêvé. Mais le bruit se renouvelle et
semble se déplacer le long de la maison. Alors elle se lève, se rend dans le bureau et tire, du
fond d'un placard, la carabine de Pierre. La boite de cartouches est rangée à côté, sur la
droite. Elle charge l'arme, regagne le salon et essaie de distinguer, par les interstices du volet,
ce qu'il se passe dans la rue. A une centaine de mètres sur la gauche, une voiture est garée;
elle n'y était pas au début de la soirée. Soudain une silhouette apparait dans son champ de
vision avec, au bout du bras, un objet vaguement rectangulaire qu'elle n'arrive pas à
identifier. Mais sa réaction est immédiate: en silence, elle descend au sous-sol, déverrouille la
porte du jardin et se glisse jusqu'à l'angle du mur qui lui permettra, sans être vue, de surveiller
la rue. Dans le même temps, une forte odeur d'essence la prend à la gorge, sous ses pieds nus
le sol est mouillé...Elle vacille, le souffle coupé.
Là-bas, la silhouette se détache de l'ombre de la voiture et revient vers la maison. Dans
sa main, une flamme jaillit. Louise a juste le temps d'entrevoir un visage à demi dissimulé
sous un chapeau... L'homme joue avec un briquet.
Alors une grande onde calme l'envahit et elle entend la voix de Pierre.
Ne te crispe pas. Amène l'arme contre ton épaule...Doucement...Prends ton
temps...Cest bien...Respire..." Cest ainsi qu'il lui apprenait à tirer sur une cible de paille, au
fond du jardin. Il disait en riant que l'élève avait rapidement dépassé le maître!
La sombre silhouette s'arrête, regarde la maison en continuant à balancer le briquet. La
main de Louise ne tremble pas. Pierre est là, près d'elle.
Le juron et les flammes jaillissent en même temps. Lhomme tourne sur lui-même, se
frappe les flancs. Louise suit ses mouvements désordonnés avec le canon de la carabine et
réalise soudain ce qui a dû se passer: en arrosant d'essence les murs de la maison, il en a
répandu sur ses vêtements et ses chaussures. Pourvu qu'il n'ait pas le temps de s'approcher!
Mais il chancelle, fait trois pas vers sa voiture et tombe à genoux avec un épouvantable
hurlement de douleur. Doucement, Louise laisse retomber l'arme contre sa hanche. Voila,
c'est fini. Les premiers volets claquent, les habitants, tirés de leur sommeil, se penchent aux
fenêtres. Elle en profite pour se glisser jusqu'au bureau et replacer la carabine à sa place.
Lorsqu'elle ressort, nouant la ceinture de sa robe de chambre, sirènes et gyrophares ont
envahi la rue, les curieux accourent et un voisin effaré fait constater aux gendarmes les
longues traînées d'essence qui imprègnent les murs, les volets et le sol le long de la maison.
Les pompiers s'affairent autour d'une masse noire recroquevillée sur le trottoir. Des regards
apitoyés se tournent vers Louise qui lève les yeux vers la fenêtre de la chambre du premier étage.
"Si elles pouvaient ne pas se réveiller maintenant, supplie-t-elle, attendre que le matin
ait emporté ces images de cauchemar! "
Moïsette lève les yeux vers le ciel sans faille en quittant son appartement. Elle a le cœur aussi léger que le tissu de sa jolie robe fleurie, c'est son dernier jour de travail. Quelques centaines de mètres la séparent du centre d'examen où elle est convoquée pour surveiller les épreuves écrites du baccalauréat de français. Dix ans qu'elle s'y rend, chaque fin d'année scolaire...
Moïsette lève les yeux vers le ciel sans faille en quittant son appartement.
Elle a le cœur aussi léger que le tissu de sa jolie robe fleurie, c'est
son dernier jour de travail. Quelques centaines de mètres la séparent du
centre d'examen où elle est convoquée pour surveiller les épreuves écrites
du baccalauréat de français. Dix ans qu'elle s'y rend, chaque fin d'année
scolaire, pour endosser le rôle de surveillante. Une sorte de rituel accompli
de bonne grâce car il fleure bon les vacances.
Elle avance d'un pas' chaloupé. Pas la moindre once de vulgarité dans
sa démarche, juste une grâce naturelle dont peu de femmes peuvent s'enor-
gueillir. Les premiers rayons du soleil caressent sa peau déjà cuivrée et les
fragrances fleuries qui s'échappent des jardins s'infiltrent délicieusement
dans ses narines. Cadeaux exquis d'un doux matin de juin. Promesse d'une
belle journée.
Autour d'elle, la rue s'anime peu à peu. Les volets claquent ou s'en-
roulent, les toutous frétillent au bout de leur laisse et des grappes d'ado-
lescents, oreillette écouteur bien en place, s'acheminent vers leur établis-
sement scolaire. Un matin comme tous les autres dont Moïsette apprécie de
cueillir les premiers instants. Les uns s'éveillent ou dorment encore, les au-
tres s'apprêtent à partir au travail, comme ces deux ouvriers, une glacière
posée à leurs pieds et qui, au passage de la jeune femme, lui sourient d'un
air entendu. Comment pourrait-elle les laisser indifférents ? Sa beauté
flamboyante embrase la gent masculine sur-le-champ tout en la pétrifiant
sur place. « Trop sublime pour être accessible », a-t-elle l'habitude de pen-
ser avec un pincement au coeur.
Sans hésitation, l'enseignante rend la pareille aux deux hommes, une
phrase de l'Abbé Pierre en tête : « Un sourire coûte moins cher que l'élec-
tricité, mais donne autant de lumière. » Le sien va-t-il contribuer à agré-
menter leur journée ? Elle le souhaite. En tout cas, ce dont elle est certaine,
c'est qu' ils la suivront du regard jusqu'à ce que sa silhouette élancée dispa-
raisse de leur vue.
Des ouvriers, Moïsette ne retiendra que ce sourire ; elle n'a même
pas remarqué les muscles saillants sous la chemisette du plus jeune et le
regard de braise du grand brun car une seule personne accapare son être
tout entier : Romain qu'elle a épousé deux mois plus tôt. Avant d'en arriver
là, le jeune homme, comme tous les autres, avait estimé ses chances de sé-
duire la beauté fatale quasi nulles et n'avait donc pas daigné manifester son
attirance. Alors Moïsette avait pris les devants.
Car Romain, tout nouveau bibliothécaire dans la médiathèque
qu'elle fréquente assidûment, l'avait attirée d'emblée par son air débon-
naire et son physique d'adolescent attardé. Ce côté touchant qui émanait de
sa personne la transportait dès qu'elle le voyait et, chacune de ses visites,
elle passait son temps à l'observer à la dérobée entre deux rayonnages de
livres. Pas de doute, elle était belle et bien éprise de cet homme et elle allait
faire en sorte qu'il le comprenne rapidement. Pas question qu'une autre le
lui soume !
Un soir, elle s'était attardée jusqu' la fermeture pour mettre son plan
à exécution. Plus personne autour d'eux, c'était parfait ! Le dernier livre de
Philippe Besson en main, elle s'était dirigée vers sa proie pour lui deman-
der son avis sur l'auteur. Il avait approuvé son choix. Alors, sautant sur
l'aubaine, Moïsette l'avait invité à prendre un pot en ville pour en discuter.
Le visage du jeune homme s'était légèrement empourpré. Il avait cependant
accepté la proposition avec un sourire aux lèvres qui accentuait sa fossette
au menton. La suite avait donné raison à Moisette d'avoir été entrepre-
nante. Ils avaient passé un moment délicieux et s'étaient revus dès le len-
demain. Leur histoire d'amour avait alors débuté pour se conclure par un
mariage un an plus tard.
C'est à Romain qu'elle songe en franchissant la grille du lycée. Dans
une semaine leur couple roucoulera Rome. La ville éternelle abritera leur
amour et le sublimera. Elle en frémit déjà de bonheur !
Moisette traverse la cour, s' arrête quelques instants pour encourager
deux de ses élèves puis tourne gauche pour s'engouffrer à l'intérieur du
bâtiment. Devant la salle E7 patientent déjà quelques candidats la mine
inquiète. L'enseignante leur adresse un sourire compatissant. L'image de la
lycéenne qu'elle était se fixe un instant sur sa rétine ; le temps a passé, elle
a basculé de l'autre côté mais elle se sent encore tellement proche de ces
jeunes gens...
Dans la grande pièce longiligne, son collègue est déjà à pied
d'œuvre ; il arpente les trois rangées de tables parfaitement alignées pour
distribuer les copies blanches. Après l'avoir salué, Moisette s'empare de
deux paquets de papier de brouillon : un rose et un jaune - en alternant les
couleurs, la fraude risque moins de passer inaperçue - et dépose quelques
feuilles à chaque emplacement, Une fois la tâche accomplie, elle invite les
élèves à entrer.
Quelques minutes seront nécessaires avant que chacun d'eux repère
son nom sur la pastille collée sur la table. Vient ensuite l'étape de la vérifi-
cation des identités et des convocations, complétée par une signature sur un
listing. Un seul candidat manque à l'appel.
Les sacs sont remisés loin devant. Des provisions diverses fleurissent
sur les tables : jus de fruit, gâteaux, bonbons... De quoi affronter quatre
heures de labeur.
Après la lecture des instructions, visant à rappeler aux bacheliers en
devenir la conduite à tenir durant l'épreuve, voici l'arrivée de l'enveloppe
des sujets. Il faudra encore patienter quelques minutes avant de découvrir
son contenu.
Alors que les regards se font de plus en plus anxieux et que les pieds
s'agitent sous les tables, un jeune homme, allure dégingandée et tignasse
hirsute, fait irruption. « Eh bien, il était temps ! » lui assène le collègue de
Moïsette d'un air réprobateur. L'intéressé prend place sans rien dire, la
mine renfrognée. « Encore un qui ne doit pas être très motivé », murmure
le responsable de salle en levant les yeux vers le ciel.
Ça y est, l'épreuve a débuté, comme le confirme l'inscription au ta-
bleau blanc : Début : 8 H ; Fin : 12 H. Et pas une minute de plus ! N'en dé-
plaise aux plus lents.
Moïsette s'est installée au fond de la salle. Dans cet immense espace
habituellement réservé à l'étude, les tables ont étrangement été placées dos
au bureau occupé par son collègue, c'est donc elle qui fait face aux élèves.
La jeune femme vient d'entamer une grille de mots croisés tandis que
l'autre surveillant a entrepris de travailler sur son ordinateur portable.
A peine l'enseignante a-t-elle noirci quelques cases, son regard se
porte vers le dernier arrivé car son comportement l'intrigue. Pourquoi dia-
ble ne se concentre-t-il pas sur le sujet comme tous les autres ? Au lieu de
cela, il a le nez en l'air, une attitude pour le moins désinvolte qui ne laisse
nullement présager un travail de qualité ! Et qui va se poursuivre une bonne
vingtaine de minutes durant lesquelles le regard frondeur du candidat croi-
sera plusieurs fois celui de Moisette et l'indisposera. « Il y a quelque chose
d'Arthur Rimbaud dans ses yeux-là a-t-elle subitement pensé, la fois
fascinée et effrayée par leur limpidité. « Et puis cet air rebelle qui s'affiche
avec un naturel déconcertant... » Une bonne dose d'insolence qui ne par-
vient pas à masquer un côté ingénu qui émeut l'enseignante. Néanmoins,
mise à part cette belle petite gueule d'ange, elle est convaincue que le jeune
homme n'a rien d'autre en commun avec le poète de génie ! Vraisembla-
blement pas de « bateau ivre » flottant dans la copie, sans doute juste une
flopée de fautes d'orthographe et d'erreurs de syntaxe comme le veut la
tendance ! D'ailleurs, elle s'imagine bien l'énergumène se lever, une fois
l'heure d'astreinte écoulée, remettre la feuille avec un sourire narquois et
sortir la tête haute.
Mais la deuxième heure est déjà entamée et tout le monde reste en
place. Moisette a presque achevé ses mots croisés. Elle est maintenant
plongée dans la lecture d'un roman quand soudain, alors qu'elle lève de
nouveau les yeux vers son Rimbaud imaginaire, ne voilà-t-il pas qu'il lui
adresse un clin d'œil appuyé !
Déstabilisée par cette attitude pour le moins cavalière, la surveillante
se crispe, perd la page de son livre et sent monter en elle un fort sentiment
d'exaspération. « Non, mais, il est malade celui-là !!! » Et pourtant, elle n'a
pas rêvé. Il l'a bien fait ! Il a osé !!! « Mais qu'est-ce qu'il lui prend à ce
petit blanc bec ? Il ne manque vraiment pas d'air ! » peste-t-elle en son for
intérieur alors que l'indélicat mâchouille le capuchon de son stylo, l'air de rien
Soucieuse d'échapper à un éventuel nouvel assaut oculaire, Moïsette
se lève brusquement. Jamais encore elle n'a connu une telle situation !
Néanmoins, afin de ne pas perturber la bonne marche de l'épreuve, elle
préfère éviter toute remontrance. La voilà qui déambule maintenant dans
les travées, histoire de se calmer les nerfs. Elle se tient à bonne distance de
son « agresseur » et peut l'observer de dos à sa guise. « Dieu merci, il ne
lâche plus son crayon ! », se dit-elle avec soulagement. Et continuant de
ruminer : « Eh bien, il en aura mis du temps avant de s'y mettre ! A pré-
sent, on dirait que plus rien ne peut l'arrêter ! Drôle de garçon ! »
De nouveau sereine, elle se décide à regagner sa place. Elle reprend
ensuite le fil de son roman tout en relevant régulièrement la tête pour ba-
layer la salle du regard et jeter un œil furtif en direction du jeune impudent.
Les va-et-vient de la main du lycéen sont devenus incessants et sa concen-
tration extrême. Une frénésie d'écriture semble s'être emparée de tout son
être. Et ce revirement inattendu suscite la curiosité de l'enseignante. Qui se
cache vraiment demière ce visage ? ne peut-elle s'empêcher de se demander
face à une telle métamorphose.
Il reste encore une heure de surveillance. Rimbaud vient de lever la
main... le cœur de Moïsette s'emballe. « Pourrais-je avoir une autre copte
s'il vous plait ? » Alors que l'enseignante lui apporte la feuille de papier
demandée, il lui adresse un sourire ensorceleur avant de se remettre aussitôt
à l'ouvrage. La jeune femme accuse à nouveau le coup, se rassoit, ouvre un
guide sur Rome et s'efforce de ne plus penser qu'à son futur voyage. Elle
ne va tout de même pas se laisser perturber par un adolescent !
« Plus que cinq minutes », indique le collègue de Moïsette aux trois
candidats qui planchent encore. Rimbaud est toujours là...
« C'est terminé, vous rendez vos copies s'il vous plait
Rimbaud se lève, remet le fruit de son travail à la surveillante en
plantant une dernière fois le bleu de ses jolies mirettes dans les siens puis
se détoume et sort incontinent. Moïsette n'a pas jugé utile de revenir sur
son attitude déplacée. Ah quoi bon ! L'épreuve est terminée et elle n'a plus
qu'une seule envie : rentrer chez elle et profiter dès à présent de son temps
libre. Malgré tout, elle ne peut s'empêcher de parcourir les premières lignes
de la copie qu'elle a entre mes mains, puis les suivantes...
Stupéfiée, elle a retenu sa respiration durant toute la lecture. Impos-
sible de ne pas aller jusqu'au bout. Tant pis si son collègue manifestait des
signes ostensibles d'impatience. Car le contenu de la dissertation ne
s'apparente en rien au niveau habituel d'un élève de Première : l'écriture
élancée qui court Sur le papier révèle un style époustouflant, à faire pâlir
d'envie l'écrivain le plus chevronné. Les mots s'enchainent avec bonheur,
laissant entrevoir une insoupçonnable maturité et une sensibilité à fleur de
peau qui bouleversent l'enseignante.
Mais, une autre surprise, encore plus déroutante, attendait Moï-
sette... Quelques mots qui lui étaient adressés, sur une feuille de papier de
brouillon rose :
A vous, ma jolie surveillante,
Un jour, vous serez mienne, j 'en ai l'intime conviction
Deux ans plus tard matin de juin
Le cœur débordant d'amour. Moisette contemple son époux en train
de leur fils. L'enfant vient tout juste de naitre et il a le même su-
blime regard bleu que son père, La jeune femme est au comble du bonheur.
Défilent alors dans sa tète les images des deux dernières années de sa vie
la mort tragique de Romain, victime d'un AVC au cours de leur séjour
Rome, le trou noir dans lequel elle s'était enfoncée par la suite et puis Ju-
lien, son Rimbaud d'un jour, qui s'était retrouvé sur sa route un an après
leur première rencontre alors qu'elle surveillait de nouveau les épreuves du
baccalauréat. Julien qui avait osé la défier du regard et de ses mots ; Julien
qui, malgré son jeune âge, a déjà publié un premier livre encensé par tout le
milieu littéraire et avec qui elle s'est mariée peu de temps auparavant, n'en
déplaisent aux oiseaux de mauvais augure.
Elle repense à l'instant qui a fait basculer sa vie. Le jeune hornme
l'avait abordée à la sortie du lycée. Pourquoi, alors qu'elle était encore en-
sevelie sous le poids du chagrin lié à la perte de Romain, n'avait-elle pas
refusé son invitation au café du coin ? pourquoi n'avait-elle même pas
cherché à fuir ses lèvres lorsqu'il les avait approchées des siennes ce jour-
là ? Mystère de la vie qui suit son cours, matins de juin qui se répètent et ne
se ressemblent pas...
Ariane a aligné méticuleusement les dossiers sur l'étagère, rangé son bureau, épousseté le clavier de son ordinateur, et déposé le contenu de sa corbeille à papiers dans le bac « à recycler ». Elle n'a pas oublié d'arroser la plante verte, le papyrus du Nil censé apporter une touche d'exotisme dans l'univers momifié de cet office notarial, et destiné, comme l'a souligné son patron soucieux de « préserver la santé au travail de ses salariés...
Ariane a aligné méticuleusement les dossiers sur l'étagère, rangé son bureau, épousseté
le clavier de son ordinateur, et déposé le contenu de sa corbeille à papiers dans le bac
« à recycler». Elle n'a pas oublié d'arroser la plante verte, le papyrus du Nil censé
apporter une touche d'exotisme dans l'univers momifié de cet office notarial, et destiné,
comme l'a souligné son patron soucieux de « préserver la santé au travail de ses
salariés », à lutter contre la pollution intérieure.
Cet ordre impeccable n'est en fait qu'un verrou contre son agitation intérieure A partir
de ce midi elle est en vacances, pour quatre longues semaines, et n'aucun projet. Elle est
terrifiée par l'idée de se réveiller le lendemain et les jours suivants sans aucun objectif
pour baliser ses journées.
Elle rentre chez elle, retrouve ce deux-pièces banal et vide, où personne ne l'attend, pas
même un chat. Antoine, son compagnon depuis cinq ans, a emmené avec lui leur matou
lorsqu'il est parti, il y a six mois. Assise dans un fauteuil, elle somnole, songe à toutes
ces années qui passent et s'enlisent en bégayant toujours la même histoire, à ce métier
qui a bâillonné ses rêves, à cette chape de grisaille qui de manière insidieuse a
empaqueté peu à peu sa vie, ratatiné ses désirs, l'a dessaisie de l'élan vital qui la
caractérisait. Elle a bien tenté parfois de réagir — je veux changer de vie, partir, loin ! —
consulté les offres d'emploi sur internet, n'a pu s' empêcher de fantasmer parfois,
comme ce jour où elle a découvert un plan de recrutement de l' Australie méridionale
proposant des postes de goûteur de bières, de chasseur de koalas, de décorateur pour
abris à pingouins, de profileur analyste de la personnalité des requins ou de ramasseur
de crottes de kangourous dans une des plus belles régions du monde. Mais bon, elle n'a
plus vingt ans
Dix sept heures trente, Elle a encore le temps d'aller flâner un peu dans les rues
commerçantes avant la fermeture des boutiques, plutôt que de déprimer autour d'une
tasse de thé. Avant de sortir, elle s'est arrêtée devant le miroir de l'entrée : la
quarantaine alourdie, tenue classique, chignon strict, regard terne... Elle hausse les
épaules. Quelconque, décidément quelconque.
Ariane débouche sur la Grand-place au moment où un convoi funéraire s'apprête
quitter l'église. Derrière le corbillard, des musiciens en costumes blancs, cravates de
couleurs et lunettes noires, l'allure compassée, précèdent les membres de la famille du
défunt. Elle répertorie les instruments : deux trompettes et deux clarinettes, un saxo, un
trombone, un banjo, une guitare, un accordéon et même un harmonica.
Lui revient tout à coup en mémoire le visage de sa professeur de musique au collège, en
classe de cinquième, une jeune femme énergique, à l'accent du midi, qu'elle admirait
beaucoup Pour trouver grâce à ses yeux, elle apprenait par coeur les rébarbatives leçons
d'histoire de la musique et s'était même inscrite à la chorale, où d'ailleurs elle avait
brillé, interprétant souvent la partition soliste. Des souvenirs oubliés, enfouis jusque là,
refont surface : à son grand désespoir, cette enseignante n'était restée qu'une année
scolaire dans l'établissement, elle habitait un hôtel situé dans la même rue que la maison
d' Ariane, qui épiait par la fenêtre de la cuisine ses allées et venues, la présence ou non
de sa voiture... Interloquée, Ariane voit soudain se révéler sous son regard d'adulte la
passion amoureuse de la préadolescente qu'elle était alors pour son professeur, mais elle
n'a pas le temps d'approfondir sa réflexion, de disséquer cette évidence tardive, le
convoi démarre.
Tandis que sonne le glas, le jazz band entonne avec lenteur et solennité un poignant
Chant des adieux Des passants émus se sont arrêtés, comme elle, pour regarder cette
scène insolite. Elle se met fredonner les paroles du refrain : « Ce n'est qu'un au revoir,
mes frères, ce n'est qu'un au revoir, oui nous nous reverrons. » et machinalement se
joint au cortège. Dés que celui-ci emprunte la rue Carnot, le son des cloches s'amenuise
et soudain une musique pleine de rythme et de vitalité succéde à la mélodie nostalgique.
La spontanéité reprend ses droits, les musiciens se déhanchent au fil des improvisations.
Des arrangements pétillants de « Oh happy day », « When the Saints go marching in »,
et des plus grands standards du jazz émaillent le parcours vers le cimetière. Si quelques
signes de surprise ou de réprobation manifeste se lisent sur les visages des personnes
rencontrées, les participants aux obsèques semblent en parfaite harmonie avec cette
déambulation festive et Ariane comprend peu à peu au fil des conversations, au gré de
ses déplacements dans le cortège, qu'il s'agit là d'un dernier hommage de la part de ses
potes à un pianiste de jazz décédé, un hommage joyeux conforme à ses dernières
volontés.
Entre la sortie de la ville et le cimetière, la route serpente au milieu des champs
fécondés par la Loire et la procession s'étire, A la lisière des blés, un épouvantail sans
âge mâche sa solitude ; les corbeaux perchés sur ses bras s'égaillent avec les volées de
doubles croches à l'approche du fourgon mortuaire, colportent dans l'infini du ciel la
couleur du deuil.
Devant l'entrée du cimetière, une tente est dressée et abrite une longue table nappée de
blan. Sans que quiconque manifeste la moindre surprise, le cercueil, surmonté d'un
gros bouquet de fleurs des champs et d'une photo de l'artiste, a été installé sur des
tréteaux au bout de la table, et des petits pains ronds, les fouées, farcis de rillettes ou de
mogettes et accompagnés de vin blanc de Saumur, sont servis aux nombreux
participants.
Ariane voudrait garder à jamais dans les méandres de sa mémoire cette fin d'après-midi
inattendue, baroque et déconcertante, ce paysage lumineux et cette musique gaie qui la
renvoie à ses soirées animées d'étudiante.
Sous ses yeux ébahis, les gens vont et viennent, un verre à la main, entourent la veuve,
une belle femme aux longs cheveux roux, échangent des souvenirs détaillés et des
anecdotes mémorables ayant trait au défunt. Quelques musiciens continuent à jouer, des
enfants courent autour de la table.
Personne n'affecte un air triste ou éploré bien que les propos échangés laissent
transparaitre l'amour et l'amitié qui entouraient le dispam. Il souhaitait que la joie de
vivre demeure, envers et contre tout.
Personne non plus ne s'étonne de la présence d'Ariane, tout le monde discute
simplement avec elle comme si elle faisait partie des proches, des amis. Au cours de ces
évocations emplies de tendresse, elle apprend donc à connaitre André, le pianiste
décédé, sa vie, ses goûts, ses habitudes, ses qualités. ses défauts aussi, et les
circonstances accidentelles de sa mort Elle croit comprendre également qu'il était en
instance de divorce. Les morceaux de puzzle s'assemblent pour représenter non
seulement un pianiste doué et passionné. mais un homme gai, simple et cultivé, qui
refaisait le monde avec ses copains jusqu'au bout de la nuit en appréciant les vins de
Loire, qui aimait aller à la pèche, avait pour ticheuse habitude d'être toujours en retard,
n'aurait manqué pour rien au monde une édition du festival de Marciac, photographiait
au printemps les clochettes en damier des fritillaires pintades, se désolait de leur
disparition progressive des prairies, et affectionnait les longues randonnées solitaires en
vélcy C'est ce dernier loisir qui lui a d'ailleurs coûté la vie.
Elle s'arrête un instant devant la photo une allure décontractée, une silhouette aussi
longiligne qu'un peuplier, une tignasse si épaisse et bouclée que des oiseaux pourraient
y faire leur nid, un regard bleu de baroudeur, appellent d'instinct la sympathie.
Une vie bien remplie et de belles obsèques Une pincée de jalousie la titille, Si elle
mourait aujourd'hui, qui viendrait à son enterrement ? Ses parents, ses deux vieilles
tantes, ses cousins peut-être, Antoine pas sûr, les deux clercs de l'étude et sa voisine de
palier, voilà tout, et cet inventaire rapide suffit à résumer la médiocrité de sa vie,
Un homme annonce d'une voix forte que la cérémonie au cimetière se déroulera dans
l'intimité familiale, la détournant de ses pensées. Ariane se joint donc aux amis et aux
musiciens qui commencent à se retirer Au moment du départ, elle se sent observée, se
retourne. Les prunelles vertes de la veuve, dont elle a retenu le prénom, Victoire, la
fixent d'un regard insistant et interrogateur. Gênée, Ariane détourne les yeux. pour la
première fois, elle se sent une intruse dans cette foule et se dépêche de quitter les lieux.
Les deux jours suivants, Ariane passe son temps, allongée sur son lit, à écouter en
boucle ses disques de jazz, qui dormaient au fond d'un placard depuis des années
puisque Antoine n'aimait pas la musique et laissait sans cesse en marche le poste de
télévision, Elle pense sans cesse à André comme à un vieil ami, brode sur sa vie à partir
des éléments qu'elle connait.
Curieusement elle se sent mieux, apaisée, plus sereine.
L'aube maraude les dernières étoiles. Ariane est réveillée depuis un moment déjà, elle
n'arrive pas se rendormir Elle enfile un jean, un pull et des baskets et sort pour une
promenade matinale sur les sentiers sauvages de son enfance, à fleur de Loire Le
chemin du retour passe devant le cimetière Poussée par la curiosité, Ariane y entre et
trouve sans difficulté la tombe d' André Sur la pierre tombale, à côté de sa photo, un
grand vase rouge accueille un bouquet frais de marguerites et de graminées qu'ébouriffe
une légère brise. Ariane y dépose l'ancolie mauve glanée distraitement en chemin. Elle
entend des pas derrière elle Elle n'a pas besoin de se retourner, elle sait qui s'approche.
Elle n'est donc pas surprise d'entendre la voix de Victoire :
« Vous étiez sa maitresse, n'est ce pas ? »
Elle s'entend répondre sans hésitation « Oui », surprise elle-même par ce mensonge
spontané qu'elle confessera et cherchera à comprendre plus tard. Se valoriser, vivre par
procuration, s'auréoler un peu du prestige du pianiste peut être. Pour l'heure, elle n'en
mène pas large tout d'un coup. Paralysée par cet aveu, elle s'attend au pire, à un coup de
feu dans son dos, tiré d'une main gantée par une belle rousse, comme dans un film.
Mais non. Un long silence tendu immobilise les deux femmes, Jusqu'à l'incroyable
proposition de Victoire.
« Demain soir, à partir de vingt heures, nous lui consacrons une soirée musicale, chez
moi, entre amis. Venez nous rejoindre. »
Ariane se retourne enfin et prend la carte de visite que lui tend la veuve du pianiste.
Après un échange de regards d'une grande intensité. deux sourires timides finissent par
s'esquisser. Sans un mot, Ariane s'éloigne en hâte.
Tout d'abord, elle s'inquiète. Dans quelle situation s'est-elle mise ? Que cherche
Victoire ? Elle n'ira pas bien sûr. Pourtant, peu peu. l'idée fait son chemin. Et
pourquoi pas ? Au fil des heures, elle entre dans la peau de la maitresse du pianiste, sent
sa hardiesse grandir comme si ce statut la distinguait, lui rendait un peu de sa séduction
perdue. C'est donc une Ariane nouvelle, vêtue d'un pantalon gris et d'une chemise
blanche, qui le lendemain soir arpente l'artère principale de la ville, l'avenue Jean
Jaurès, s'arrête au numéro huit devant une belle maison bourgeoise et sonne d'un geste
assuré, décidée toutefois à rétablir la vérité.
Elle n'en n'aura pas l'occasion ce soir là. La réception a déjà commencé lorsque
Victoire lui ouvre la porte, la prend par le bras et l'accompagne dans une grande salle
pleine de monde. La musique rend difficile toute conversation sérieuse. Les morceaux
se succèdent en hommage à André. L'émotion est au rendez-vous, la convivialité aussi.
Ariane a déjà bu plusieurs verres de vin en plaisantant avec ses voisins de table. Aussi
lorsque le trompettiste entonne les premières mesures de « The man I love qu'elle a
écouté à plusieurs reprises les jours derniers, elle ne peut s'empêcher de se lever et de se
mettre à chanter, avec une intensité rauque. Concentrée, les yeux fermés, elle apprivoise
lentement sa voix, puis lâche prise et chante, de plus en plus fort, comme si un barrage
venait de céder en elle- Elle ne voit pas Victoire lui ôter les épingles de son chignon.
Elle ne voit pas l'air stupéfait se propager sur les traits de son auditoire. Tous les
regards sont fixés sur elle, incrédules et admiratifs à la fois. La dernière note se noie
dans un déluge d'applaudissements, Elle ouvre les yeux, comme délivrée.
Il est quatre heures du matin lorsqu'elle rentre chez elle, les cordes vocales en feu,
étonnée et fière de son succès, grisée par le vin et les applaudissements. Et par le baiser
de Victoire, Elle s'endort en souriant avec des sentiments, de bonheur et de liberté,
qu'elle n'a pas éprouvés depuis longtemps. Vivre, il s'agit de vivre.
Dimanche soir, son mois de vacances s'est écoulé. Elle a vendu une partie de ses
meubles. Restent le lit, le réfrigérateur et la table de la cuisine sur laquelle elle est
occupée à écrire une lettre Sa lettre de démission, Avant de cacheter l'enveloppe, elle y
insère également une invitation pour le concert du mois prochain. son premier concert,
déjà programmé même si de nombreuses répétitions l'attendent encore. Elle regarde en
souriant le billet, sur lequel figurent la photo et les noms des membres du groupe de jazz
et de sa chanteuse, Adriana. Elle n'a pas eu à modifier beaucoup son prénom pour
trouver son nom de scène !
Demain, les compagnons d'Emmaüs viendront récupérer le mobilier restant, les lustres
et la vaisselle Elle a déjà emmené dans la grande maison de la rue principale toutes ses
affaires personnelles puisque désormais elle vit chez Victoire. Elle n'arrive pas encore à
dire avec Victoire.
Elle abandonne cet appartement comme un serpent abandonne sa mue.
Avant de partir. elle s'arrête devant le miroir de l'entrée la quarantaine épanouie. robe
décolletée. crinière de lionne, le désir en bandoulière. Elle sourit. Charmante,
vraiment charmante.
Un bref instant. l'image tremble, Elle devine un double. en retrait de son reflet, la
silhouette fugace d'une Ariane terne en tailleur beige, coiffée d'un chignon tiré Adriana
a juste le temps. avant que ce fantôme ne s'efface, de lire deux mots sur ses lèvres .
« Bonne chance »
Assise sous un lampadaire, Léa contemplait avec fierté les bottes d'équitation que sa
mère lui avait achetées lundi dernier. Si son père ne le lui avait interdit, elle les porterait
tous les jours les tellement aimait. Malheureusement, elle n'avait le droit de les chausser
que les mercredi après-midi pour son cours d'équitation hebdomadaire, ElIe aimait à penser
que ces bottes possédaient des pouvoirs magiques. Grâce à elles, Léa se sentait invincible.
C'est...
Assise sous un lampadaire, Léa contemplait avec fierté les bottes d'équitation que sa
mère lui avait achetées lundi dernier. Si son père ne le lui avait interdit, elle les porterait
tous les jours les tellement aimait. Malheureusement, elle n'avait le droit de les chausser
que les mercredi après-midi pour son cours d'équitation hebdomadaire, ElIe aimait à penser
que ces bottes possédaient des pouvoirs magiques. Grâce à elles, Léa se sentait invincible.
C'est peut-être pour cette raison, que ce mercredi là, bien qu'assise toute seule le long
d'une départementale quasi déserte dans la pénombre d'une fin d'après midi hivernale, Léa
n'avait peur. Le moniteur d'équitation en quittant le club toute à l'heure avait bien
de la raccompagner mais la petite fille avait refusé poliment, assurant que son père
n'allait pas tarder. Celui-ci, réputé pour son mauqne de ponctualité, avait plus d'une heure de
et Léa n'agonnisait pas pas. Certes, jamais encore il n'avait, comme aujourd'hui, laissé la
nuit arriver avant lui, mais la fillette mettait cet incident sur le compte de la naissance encore
récente du bébé.
Avoir un petit ou une petite sœur, elle en rêvait depuis tellement longtemps
qu'elle acceptait sans peine de supporter l'arrivée t'udivc de son père. II est vrai que depuis
qu'il était né. tes tranquilles habitudes de la maison se trouvaient un peu chamboulées. Du
haut de Ses dix Léa savait que d'un bousculerait la routine mais jamais elle
n'avait imaginé que cela prendrait une telle ampleur Et surtout, elle se posait de plus en plus
questions. Normalement quand un nourrisson pointe son nez dans foyer, tout le monde
est la logique des choses veut que la sourit même si le bébé pleure.
Mais à la maison, Thibaud était né et ce sont les larmes de Maman qui coulaient... Léa
avait d'abord pensé que peut être sa maman regrettait son gros ventre. En effet, elle ne s'était
jamais aussi heureuse que lorsqu 'elle était enceinte. ElIe s'était arrêtée de travailler et
souvent, Léa et elle allaient se promener toutes les deux, discutant de l'arrivée prochaine du bé
La petite fille peinait donc à présent à comprendre pourquoi sa maman était si triste.
Une fois le bébé tant attendu venu au monde, les choses ne s'étaient pas non plus
déroulées exactement comme prévues. Maman ne lui donnait pas le sein. Papa n'avait
finalement pas offert la belle peluche qu'ils avaient choisie ensemble et Mamie n'était pas
restée garder Léa pendant que Maman se reposait à la maternité. C'est à peine si elle était
venue voir Thibaud. Sa visite s'était résumée à quelques fleurs, un baiser sur le front de
Maman et un rapide coup d'œil au bébé. D'ailleurs, personne d'autre n'avait rendu visite à
Maman à l'hôpital alors que Léa se souvenait avec précision que ces visites à venir
réjouissaient beaucoup sa mère avant l'accouchement.
La nuit était vraiment noire à présent et Léa reboutonna son anorak. Elle Commençait
penser que son père l'avait tout bêtement oubliée. Quelque chose d'important devait le retenir à
la maison. De temps en temps une voiture passait, éblouissant la petite fille sur son passage
mais ne ralentissant jamais, Elle demeurait véritablement seule devant la grille du poney club
mais elle n'avait pas peur. D'aussi loin qu'elle se souvienne, Léa s'était toujours sentie
étrangère à toutes les peurs enfantines, qu'elle qualifiait volontiers de ridicules. Dès son plus
jeune âge, elle avait dormi portes fermées, volets clos dans le noir le plus complet, sans jamais
s'en plaindre. Les insectes ne l'effrayaient guère, au contraire ils l'amusaient. Quant à la peur
de l'abandon, Léa ignorait tout bonnement ce sentiment. Sachant cela et connaissant la
débrouillardise de la petite fille, les adultes ne s'inquiétaient que rarement de sa solitude.
Ainsi, Léa restait calme et sereine sous son lampadaire alors que n'importe quel autre enfant
de son âge aurait commencé à sangloter depuis longtemps.
ElIe pensait à son petit frère. Depuis sa venue au monde, il ne s'écoulait pas une heure sans
qu'elle ne pense à ce petit être qui faisait d'elle une soeur heureuse. Elle ne l'avait
quitté que depuis quelques heures mais déjà il lui manquait, déjà elle avait hâte de rentrer et
de l'embrasser, déjà elle pensait au biberon qu'elle lui donnerrait ce soir. Ses parents la
laissaient en effet très régulièrement s'occuper de Thibaud. Elle le baignait, le changeait, le
berçait.
II y avait cependant quelque chose qui froissait Léa. Elle aurait aimé faire connaitre
son petit frère à tout le monde, malheureusement, Maman ne sortait jamais avec le bébé. Le
magnifique landau acheté quelques semaines avant l'accouchement patientait à la cave et,
chaque fois que Léa émettait l'idée de s'en servir pour promener Thibaud, Maman refusait
catégoriquement, prétextant la fragilité du bébé. Léa se demandait jusque quand son petit frère
allait rester fragile car Maman employait toujours cet argument pour interdire à
Léa de montrer le bébé à ses copines lorsqu'elle invitait celles-ci à goûter la maison.
A la longue, Léa vraiment à se demander s'il n'y avait pas un problème
avec ce nouveau qui rendait sa maman si malheureuse. Elle ne comprenait plus très bien pourquoi
on appelait communément la naissance d'un bébé un "heureux événement" En effet, la naissance
de Thibaud ne semblait pas embellir franchement la vie de ses parents. A
force de contempler son petit frère, Léa devait admettre qu'il ne ressemblait pas aux autres
bébés qu'elle avait eu l'occasion de voir auparavant. Mais pour Léa, il restait le plus beau de
tous. Oui, Thibaud était vraiment différent du cousin Paul qui avait quelques mois de plus. Il avait
de tous petits yeux, des cheveux blonds et fins, une moitié de crâne complètement
chauve et une drôle de façon bouger, mais après tout, chaque bébé n'était-il pas unique ?
D'ailleurs, à la réflexion, le cousin Paul n'était même pas beau. II faisait partie de ces bébés
bouffis à la peau tendue, Léa préférait de loin son Thibaud blond, tout petit, tout rigolo.
Alors que son papa se faisait toujours attendre, Léa repansa aux faires-parts de
naissance qui n'avaient été envoyés. Elle avait passé des heures à aider Maman avant la naissance
à les confectionner avec du Canson et des brins de rafia, Il ne manquait plus qu'une
photo du bébé. Mais le photographe n'était jamais venu et les enveloppes préparées prenaient
la poussiére depuis trois mois sur le buffet de l'entrée.
La fraicheur de la nuit commençait réellement à se faire sentir et Léa espérait qu'il ne
soit rien arrivé de grave à la maison. Depuis la naissance de Thibaud, ses parents se
disputaient quotidiennement. La nuit, les pleurs du bébé qui réclamait à manger s'avéraient
très souvent couverts par les cris des parents. Léa se blottissait alors dans son lit, les mains sur
les oreilles, en attendant que ça passe. Parfois, le bébé s'épuisait à pleurer avant qu'on vienne
s'occuper de lui. Léa se sentait triste pour Thibaud. Une fois la maitresse, qui avait appris la
naissance du petit, lui avait demandé si elle n'était pas trop jalouse de ce petit frère qui devait
occuper sa maman. Mais Léa n'avait aucune raison de se montrer jalouse pour la simple
raison que le bébé n'accaparait en rien Maman. A la maison, personne ne s'attardait trop sur le
nouveau né. Les câlins qu'il recevait se limitaient aux seuls destinés à l'endormir après son
biberon et, bien que très sage et volontiers rieur, il n'était l'objet d'aucune quelconque extase
de la part des parents. Léa se doutait de l'normalité de ce manque d'affection. Elle avait si
souvent vu sa mère faire des papouilles à son cousin Paul l'année dernière à sa naissance,
qu'elle s'étonnait qu'elle ne se comporte pas pareillement avec son propre fils.
Mais Léa adorait son petit frère. Souvent, la nuit, lorsque ses parents rejoignaient enfin
leur chambre, elle se levait sans bruit pour aller le regarder dormir. Il était si beau Il lui
arrivait méme de grimper les barreaux du lit et de se blottir contre lui Elle lui racontait des
histoires même si elle n'était pas sans savoir qu'il ne comprenait pas encore tout.
Devant le poney club, Léa s'était levée et sautillait sur place afin de ne pas laisser le
froid engourdir ses orteils. Elle repensa à son après midi à dos de poney, à ses
bottes, au saut et tout ce qu'elle aimait faire. Un jour, elle ferait découvrir cette
passion à son petit frère. Mais un drôle de sentiment la sumbergea. Une espèce de certitude
intérieure lui disait que ne serait capable de faire toutes ces choses. Elle se
rassit. Elle, qui répétait si souvent qu'elle n'avait de rien, frissonnait à présent, Elle
regrettait presque d'avoir laissé le moniteur partir en refusant qu'il la ramène la maison.
Pourquoi son père n'arrivait-il pas ?
A ce moment là, elle aurait rêvé d'avoir un protecteur à ses côtés ? Thibaud se
montrerait-il un jour capable de la protéger ? Certes ce n'était encore qu'un petit mais
deviendrait-il jour grand et fort ? Léa ne savait plus quoi penser. Quelque chose lui
échappait. ElIe pouvait maintenant dire avec certitude que Thibaud était un bébé différent. Les
autres bébés suscitent l'admiration même lorsqu'ils se vident de bave et qu'ils ont la
couche pleine. Les autres bébés sont promenés en landau, sont câlines, reçoivent des
cadeaux... Pourquoi Thibaud n'avait-il pas tout cela ?
Léa se souvint alors d'un drôle de mot commençant par T que son père avait un jour
prononcé à propos de son petit frère. Malheureusement, même avec de grands efforts, elle ne
parvenait pas à ce souvenir de ce mot.. "Trilogique ? Trigonométrique ? Tri...". Elle avait
d'abord cru qu'il s'agissait signe astrologique. Mais alors qu'elle se trouvait seule à
réfléchir au bord de la ce départementale, ce mot ne correspondait plus banale histoire
d'horoscope, il prenait un autre sens dans la tête de Léa. Elle se fit alors la promesse de ne
jamais voir son frère comme un être anormal. Peu importe le sens de ce mot en T inconnu,
jamais il ne devrait signifier le rejet d'un si gentil petit frère. D'ailleurs Léa avait déjà par le
passé croisé des enfants un peu différents, un peu bizarres mais très gentils. Et elle ne
comprenait vraiment pas pourquoi ses parents semblaient ne pas aimer Thibaud. Elle songea à
leur demander le soir même.
De puissants phares éblouirent tout à coup Léa. Elle était tellement occupée à penser
qu'elle en avait arrêté de guetter au loin la voiture de son père. ElIe reconnu rapidement la
voiture familiale qui s'arrêta à sa hauteur. Papa lui fit signe de monter. Sans attendre. elle
grimpa à l'arrière, mais dès qu'elle eut claquée la portière, elle remarqua quelque chose
d etrange
«Il est Où le siège-auto de Thibaud ? » interrogea-t-elle son père. Celui-ci,
redémarrant la voiture, lui jeta juste un regard travers le rétroviseur mais resta silencieux.
Oui? Léa n'angoissait jamais. mais aujourd'hui pourtant elle avait peur ; peur de comprendre
pourquoi les affaires de son petit frére avait disparu.
Le feuillage du grand chêne filtre les derniers rayons du soleil. Combien de fois s'est-il couché depuis que je vous ai quit- tés mes anges ? Votre image est restée à tout jamais fixée sur ma rétine...
Le feuillage du grand chêne filtre les derniers rayons du
soleil. Combien de fois s'est-il couché depuis que je vous ai quit-
tés mes anges ? Votre image est restée à tout jamais fixée sur ma
rétine.
Alicia portait une robe bleue, de la même nuance que ses
yeux et sa tignasse boucléé flottait autour de son visage poupin.
Et toi, Bertrand, tu venais de faire tes tout premiers pas et tu ap-
préciais fort l'indépendance de ce nouveau statut de marcheur.
Ce jour-là, à ce moment précis, cette toute dernière fois donc, tu
m'as souri mon fils, de cet air qui me faisait fondre ; tu m'as en-
suite tendu tes petits bras potelés et, de ta démarche hésitante, tu
as couru vers moi, tout excité. Mais je n'ai pas répondu à ton at-
tente, pas plus que je n'ai renoncé à partir. Non, je ne l'ai pas
fait... Je n'ai pas vu non plus ta mine déçue. Je me suis contenté
de briser l'innocence d'un coup sec, de tout balayer d'un revers
de la main, de vous tourner brutalement le dos, à ta sœur et à toi.
J'ai commis l'irréparable ; je me suis enfui, sans un mot, sans un
geste de tendresse, sans la moindre hésitation, un soir d'été...
cette dernière fois.
Et après ? Après, je me suis efforcé de vous oublier. Oh, je
n'ai eu aucun mal à y parvenir dans les premiers temps. Force est
de le reconnaitre, malgré la honte qui m'accable. Mon nouvel
amour m'accaparait tellement ! Passion dévorante que j'étais in-
capable de maitriser. Tout pour elle et plus rien pour vous, pour
mes petits, pour la chair de ma chair, subitement rayée de ma vie.
Abandonnés et de surcroit chassés de mon esprit, les deux êtres
que j'avais tant chéris.
Et puis, lorsque le sentiment amoureux a commencé à dé-
cliner, vous êtes réapparus. Vos tendres frimousses ont commen-
cé à me hanter. Les deux bouilles rondes surgissaient sans crier
gare : au détour d'une conversation avec la femme qui partageait
ma vie, au cours d'une promenade en sa compagnie et jusque
sous les draps, au cœur de notre intimité. Ou encore, au travail,
lorsque le matin, par la fenêtre de mon atelier d'artiste,
j'apercevais de jeunes mamans, à demi étranglées par le bambin
qui pendait à leur cou et pressant le pas en direction de la garde-
rie toute proche. Arrivaient ensuite des ribambelles de gosses en
route vers la piscine du quartier. Au milieu d'un groupe de pe-
tites filles virevoltantes, je croyais parfois te voir, Alicia. Mais
comment aurais-je pu te reconnaître parmi elles alors que des
milliers de kilomètres nous séparaient ? Alors, pour combler le
manque, je recouvrais mes toiles de ton visage et de celui de ton
petit frère ; je m'évertuais à retrouver l'expression de votre re-
gard, le délicat tracé de vos fossettes, la carnation parfaite de
votre peau. Des heures durant, je vous inventais.
Un jour, « la raison de votre abandon » s'est fendue d'un
large sourire pour m'annoncer qu'elle portait notre enfant. Mon
cœur s'est serré. A travers vos portraits qui tapissaient désormais
tous les murs de mon atelier, j'ai cru déceler des grimaces de
douleur. J'ai souri à la future mère alors que j'aurais voulu hurler
de désespoir ; je l'ai enlacée alors que je mourrais d'envie de la
repousser. Contenant la colère que je sentais sourdre en moi, j'ai
fait semblant d'être heureux.
Les semaines ont passé. Ma terreur s'amplifiait à la vue de
ce maudit ventre qui s'arrondissait ! Je ne savais plus dormir.
Vos deux silhouettes jouaient sans relâche dans ma tête. Moi,
père à nouveau alors que j'avais failli à ce rôle une première
fois ! Comment pouvais-je décemment m'octroyer ce droit ? Le
tourment me rongeait quand soudain le foetus a lâché prise,
comme s'il avait fini par réaliser l'inutilité de son existence face
à un géniteur qui le rejetait. Je me souviens de ses larmes à elle et
de mon indifférence, de ma joie même lorsque j'ai réalisé que
personne d 'autre ne viendrait prendre votre place.
Notre couple n'a pas résisté longtemps après l'épreuve.
Mais devrais-je plutôt dire "son épreuve". Elle est partie, je ne
l'ai pas retenue. Je me suis senti apaisé, délivré d'un fardeau et
me suis mis à peindre avec une frénésie redoublée, mon âme tout
entière tournée vers vous. Des petits garçons, des petites filles et
puis, les années passant, des adolescents, comme ceux que vous
étiez devenus. Ma créativité se nourrissait de votre souvenir et
aussi de votre vie actuelle que j'imaginais et que je plaquais sur
mes toiles à grands coups d'aplats colorés. Car je la voyais belle,
insouciante et gaie votre vie. Des enfants heureux, même sans
leur père.
L'avez-vous été ? Avez-vous su grandir sans moi ?
Qu'avez-vous gardé des brefs moments partagés ensemble ?
Images fugaces engluées dans les méandres du passé, englouties
par des années de silence, balayées par l'abandon de votre papa.
Et puis cette lettre est arrivée. J'ai aussitôt reconnu
l'écriture fine et élancée de votre mère. C'est alors qu'une pensée
des plus délicieuses m'a traversé l'esprit : vous souhaitiez me
revoir et elle allait m'en faire part. Oui, après tout, c'était fort
possible ! La démarche était commune à de nombreux enfants de
divorcés, privés depuis longtemps d'un de leurs parents. Vous
aviez grandi, vous étiez presque des adultes et votre papa vous
manquait. Sans doute vouliez-vous aussi qu'il justifie son départ
et les années de silence. Quoi de plus normal ? Ce passage obligé
ne m'effrayait pas, c'était le prix à payer pour vous revoir.
J'attendais depuis si longtemps de faire mon mea culpa.
Bientôt, songeai-je, j'écouterai vos reproches et assumerai
ma faute. Je m'efforcerai ensuite de redevenir le père que vous
méritez en me jetant à corps perdu dans la reconquête de votre
amour et j'y parviendrai. Oui, j'y parviendrai...
Mon cœur s'est gonflé de joie à l'idée de retrouvailles fa-
miliales des plus émouvantes et... a cessé de battre dès la lecture
des premières phrases de la missive.
Un accident de la route, c'est ce que votre maman men-
tionnait, causé par un chauffard. L'ignoble individu vous a fau-
chés en pleine jeunesse, vous mes petits. Vous n'êtes plus de ce
monde, vous m'avez quitté à votre tour. Jamais je ne vous rever-
J'aurais voulu pouvoir continuer à vous faire vivre à tra-
vers ma peinture mais je n'en ai plus la force. Un voile sombre
recouvre mon cerveau et paralyse mes gestes.
J'ai vendu mes toiles et remis la somme d'argent récoltée à
une association de lutte contre les tueurs au volant. Et ce matin,
j'aurais dû vous rejoindre mes amours, car plus rien ne me rete-
nait sur cette terre. J'avais suspendu une corde à la plus grosse
branche du chêne, celui-là même sous lequel je me trouve, et
j'étais sur le point de commettre l'irréparable lorsque la sonnette
a retenti. Pourquoi ne l'ai-je pas ignorée pour accomplir mon
geste fatal ? J'aime à croire que de là-haut, mes anges, votre
doux regard m'a guidé vers la porte d'entrée.
Un jeune homme à la frêle stature se tenait dans
l'embrasure ; il m'a fixé durant quelques secondes d'un air mi-
embarrassé mi-féroce avant de balbutier : "Je suis votre troi-
sième enfant, celui qui était dans le ventre de votre femme lors-
que vous l'avez quittée"
Je suis resté sans voix.
Le vent bruisse à travers les feuilles tandis que le soleil
poursuit son inévitable déclin. Les tourments de mon âme se sont
apaisés, un soume de vie anime à nouveau mon être. Demain se-
ra un nouveau jour. br
Votre frère, MON ENFANT, dont jamais je n'avais pres-
senti l'existence, se repose dans la chambre d'amis. A travers son
visage, j'ai retrouvé vos traits, votre regard, votre sourire. Je veil-
lerai sur lui, je vous le promets ; je voulais vous le dire à travers
ces quelques mots que je vous adresse par-delà la mort. Il est
temps en effet que j'assume enfin mon rôle de père.
Autoroute info vous souhaite la bienvenue sur le réseau des routes du grand sud
en ce
vendredi de départ vacances. Rien à signaler à part un léger ralentissement sur le
périphérique intérieur à la sortie de Paris.
Autoroute A6. Route des vacances. Direction Chamonix. Fin d'après midi. Le soleil se
couche. Peu de circulation Presque pas. La route. Les champs. Les Barrières de sécurité. Les
lignes...
Autoroute info vous souhaite la bienvenue sur le réseau des routes du grand sud en ce
vendredi de départ vacances. Rien à signaler à part un léger ralentissement sur le
périphérique intérieur à la sortie de Paris.
Autoroute A6. Route des vacances. Direction Chamonix. Fin d'après midi. Le soleil se
couche. Peu de circulation Presque pas. La route. Les champs. Les Barrières de sécurité. Les
lignes sur le béton. Les panneaux de signalisation. Des aires d'autoroute.
II a pris la route directement après le travail. II voulait être le plus vite possible en vacances.
Réaction normale chez tout homme. Il a quitté le travail tôt. II voulait arriver au chalet avant
la nuit. Pour se réveiller demain en vraies vacances. II sait que ce n'est pas possible.
Beaucoup trop de kilomètres à parcourir. Mais il Il a pris ses enfants à l'école et il a
pris la route. II avait chargé la voiture la veille Toute la journée il n'a pensé qu'à ce moment
Où il serait Sur la route. Avec sa nouvelle voiture familiale. Un Ford Galaxie. A bouffer les
kilomètres. A songer à ses vacances. Les pistes. la neige, les restaurants d'altitude, l'air de la
montagne, le froid, le vin chaud, la fondue, la tartiflette. Enfin tout ce qui pour lui et sa
famille signifie de bonnes vacances de février. De vraies vacances de février. II sourit sans
arrêt, Face à la route. II calcule le temps qu'il reste avant l'arrivée.
Sa femme côté essaye de se souvenir si elle a tout pris, si elle n'a rien oublié. Les
combinaisons de ski. le casque pour le petit, les skis, les clés du chalet, les crèmes
hydratantes, les crèmes solaires. Est-ce que elle a bien fermé la maison de Paris. Et l'eau, elle
l'a coupée? Et les volets? Et les lumières? Bien toutes éteintes? Elle le harcèle de questions
sans attendre les réponses, Elle fait la liste des gens à qui il faut envoyer des cartes postales.
Ses parents, sa sœur, son patron qu'elle regarde avec admiration depuis 4 ans,qui lui a donné
ses vacances sans rien dire. Lui a juste demandé une petite carte postale pour sa collection de
paysages de France qui décorent son bureau. Ses amies proches, qui l'envient car elles
doivent bosser, elles. Et sa belle famille. Elle ne l'aime pas trop. mais elle pas le choix.
Obligée. sinon jalousie, cris, disputes. Elle va passer tout le voyage le nez dans son sac et son
agenda pour être sure d'avoir toutes les adresses.
A l'arrière ses deux enfants. Son fils de 5 ans et sa fille de 16 ans. Tous les deux côte côte.
Ils ne se regardent pas. Ne se parlent pas. Tous les deux plongés, l'un dans sa gameboy,
l'autre dans son portable.
Sa fille habillée comme aller en boite en été. Petit débardeur, un slim. et ses converses
roses. Maquillage au visage rimmel et tout. Le sourire aux lèvres d'avoir son amoureux par
texto. Ca fait 4 semaines. La séparation les vacances a été dure. Mais ils se sont résignés
ElIe n'arrête pas de penser à lui, Elle s'est promis de lui ramener un cadeau de vacances. ElIe
hésite encore entre un tee-shirt ou un pull. Elle a prévu ça dans son budget vacances qui
compte les produits de beauté, les boules de neige, les pâtisseries sur les pistes, un teeshirt
« Spirit » pour sa meilleure amie, un ensemble pour elle et ce fameux cadeau. II vient de lui
écrire qu'il l'aime. Elle sourit. Elle est heureuLse. Ca lui fait drôle de penser à lui alors qu'il
est
encore à Paris où il va passer toutes ses vacances à penser à elle. ElIe espère.
A sa droite, son frère, plongé dans son jeu vidéo. Au troisième niveau de Maricxenter 2. [l
s'est promis de finir le jeu avant la fin des vacances. A ses pieds son sac avec son cahier de
coloriage, son doudou et ses crayons de couleur. Attention un monstre. Saute Mario ! Saute !
Oui c'est bien. Prends le champignon ! Vas-y, vas-y ! Pause. II sourit. II est fier de lui.I[I se
sent puissant. II regarde le paysage. Les lignes blanches défilent devant lui. II les compte mais
elles vont trop vite pour ses yeux. Dehors le paysage défile aussi. Toujours le même. Des
arbres, des arbres. des arbres. Et un panneau SENNECY LE GRAND avec un château dessiné
en dessous, Et puis les arbres, les arbres.
La voiture avance dans ce paysage singulier, monotone, hypnotique. Encore 3h de route pour
la petite famille pressée d'être au chalet, de voir la neige. Pour eux ils ne seront en vacances
qu'une fois là-bas. Pour le moment ils sont dans un entre-deux. C'est ça qu'inspire l'autoroute
Un entre-deux, un no man' s land entre le travail et le repos, un espace pour faire le vide dans
sa tête, repartir à oublier le stress, le travail, les collègues, les embouteillages. la
pollution, Paris. Tout oublier. Tout qui rappelle la vie active. Ne plus se souvenir de ça. C'est
pour ça qu'il a posé ses vacances, ses congés payés. Pour oublier, prendre la route, repartir à
zéro. prendre un nouveau départ, se rel»ser pendant deux semaines. Et après reprendre la vie
comme avant ce départ.
Le rituel. Métro boulot dodo pour lui. Vaisselle travail ménage pour elle. Lycée pour sa fille
et maternelle pour le petit. La même chose pour tout le monde. Rien. rien ne change après les
vacances. Ils se sentiront mieux, reposés, c'est tout. C'est ça qu'ils cherchent tous. Le repos
Se sentir mieux. Même s'ils savent qu'au retour rien ne change. Rien du tout. Il roule
toujours. Encore.
Ils se sont arrêtés il y a 30 minutes. Pause pipi. Pause diner. A la station service il a pris de
l'essence. Au cas où, puis il est allé à la "cafét". Un parisien pour lui. Un américain pour les
trois autres. Des frites. Les enfants un coca. De l'eau pour elle. Et lui, une bière. Il se dit
qu'une petite ne peut pas lui faire de mal. De plus, il n y a personne sur la route. Il a confiance
en lui. Les accidents arrivent toujours aux autres. Jamais à lui. Alors pourquoi aujourd'hui. Il
n'y a pas de raison. Puis un café pour tenir éveillé. Son portable sonne. C'est Bernard son
collègue. II est tard. mais Bernard appelle toujours tard. Problème de dossier pour le nouveau
chantier. II est directeur de chantier pour le nouveau stade. Beaucoup de travail même en
vacances. En tout cas c'est ce que lui dit Bernard. Lui, précise les choses. Oui d'accord,
demande aux autres. Toujours les mêmes soucis quelque soit le chantier, le travail d'équipe, le
type de matériaux ou le budget. On le sait tous. Et il demande à ne plus être dérangé. En tout
cas pendant une semaine, Mais par acquis de conscience il précise sauf en cas de gros
problème. Mort sur le chantier, problème budgétaire, problème de livraison. etc.. .
II reprend une bière pour relancer la mise à zéro. Pour ne pas être dérangé par le travail
pendant le trajet. Pour être sur d'être en vraies vacances l'arrivée. Etre vierge de sensation
de sentiment, de tout.
Il est temps de reprendre la route. La A40 cette fois. II reste des kilomètres à bouffer. Des
chansons idiotes à écouter jusqu'à ce que le gosse dorme. Dorothée, Petit loup, Henri Dès.
Apres il mettre autoroute info pour connaitre la situation de la route. II se doute qu'il
n'y aura rien de spécial. Vue l'heure tardive et le peu de voiture sur la route. Mais on ne sait
jamais. On n'est jamais assez prudent. C'est ce qu'il pense. Lui le père de famille
précautionneux, pret à tout pour le bien-être de sa petite troupe. Soucieux de l'avenir de ses
enfants. II a fait des économies pour leurs études, Sa fille veut être avocate et le petit super
héros ou pompier. Mais ça lui passera il le sait. Jamais de dispute avec sa femme, trop peur
du divorce, trop peur de la perdre. II aime sa femme. C'est pour elle qu'il a acheté ce chalet
Près des pistes. Ils y vont l'hiver, 2 semaines en été pour faire des travaux et profiter de l'air
de la montagne. II aime la montagne. C'est son petit bonheur à lui. Le silence dans les plaines,
les levés de soleil sur ta neige. II se sent bien là-bas, il se sent vivant, grand, puissant même.
Comme son fils face à sa console de jeu. Mais cette sensation est nonnale, humaine, primaire.
Cette parcelle de terre qu'il a achetée, c'est à lui, sa propriété, son bien. II en prend soin. Il
paye des impôts n'y être qu•au maximum I mois par an. Principe capitaliste. Avoir
quelque part une seconde maison dite de vacances, pour n'en profiter qu'un mois par an.
Question d'image, marque de richesse. C'est ça qu'il accélère, retrouver son bien.
être chez lui. Ca y est tout le monde dort, Il est 23h et tout le monde dort. Sa femme. son fils,
sa fille, sauf lui. Le paysage n'a toujours pas changé. Il roule, avance, s'enfonce dans la nuit-
de voitures autour de lui. II le savait. C'est pour ça qu'il est parti le soir. Pour être seul sur
la route. II se sent très bien, Seul. Sur la route, au milieu de la campagne. Toujours la même
campagne. Encore et encore. II pense à tout, à rien. Il écoute la radio, la musique qui passe. II
se concentre sur la route. II continue de s'enfoncer sur cette route. Il ne voit pas très loin. Mais
il avance sans peur. II sait sans savoir où il va. Pas de cartes. Toujours dans la nuit. C'est là
qu'il aime conduire. Dans la nuit. Personne autour de lui. L'obscurité, le silence. De temps en
temps, une autre voiture. un panneau, une station service. II accélère encore et encore. Il
dépasse la limite de vitesse. Un peu. Comme d'habitude, toujours un pas trop non plus
pour se sentir bon citoyen, C'est ça la conscience de l'homme. Allez contre la loi, mais ne pas
culpabiliser, jamais car on ne fait rien de mal ni de bien au final. Alors il accélère. Toujours.
Chamonix 160 kilomètres. Il se rapproche. Sa mise à zéro est presque finie. Son portable
éteint. Au cas où il le rallumera dans trois jours, quand il sera bien immergé dans les
vacances. Pour votre sécurité. faites une pause toutes les deux heures. Ca fait 2heures30 qu'il
roule. Mais il est presque arrivé. II dormira au chalet. II est bientôt arrivé. Pourquoi se ralentir,
pourquoi ? Aucune raison. Il ne sent pas la fatigue. Autour de lui ils dorment, donc eux ils
s'en foutent. rien à foutre. ça ne changera rien pour eux. rien de plus. rien de moins. Alors il
continue, il accélère encore et encore, toujours. Cette fois il a largement dépassé les 130. mais
il ne fait attention. Il ne regarde pas le cadran. Il avance l'instinct. Son GPS le
préviendra s'il y a un radar, et il ralentira. Il fait confiance à cette machine, il y aura un bip et
ensuite il ralentira, passera le radar et reprendra sa vitesse d'avant le radar. Face à lui. la route
toujours droite, il la balaye avec son véhicule, avec sa vitesse. Il la sent s'enfoncer dans son
regard. Elle le pénètre, elle se rétrécit devant ses yeux. Ou bien ses yeux se ferment. Ca doit
être ça. Il lutte pour les maintenir ouverts. Mais après une journée de travail, une dure journée,
réunions, papiers signer, problème avec sa secrétaire. Il ne veut plus que dormir maintenant,
juste un peu. Il ferme les yeux. Juste quelques secondes. De toute façon il n'y a pas d'obstacle
devant lui, Personne. Il va les rouvrir. Mais pas tout de suite. A la fin de cette chanson. Elle
est bientôt finie, Il le sait. Il la connait trés bien. Il l'aime. « Dans le port d'Amsterdam y a des
marins qui dansent en se frottant la panse contre la panse des femmes Il la fredonne tout
bas. Il va rouvrir les yeux. Boum! Crash ! Boum!
Un simple boum. La voiture quitte la route, percute la barrière dite de sécurité, décolle,
s'envole. L'espace d'une seconde, elle se transforme en avion et retombe. Elle glisse sur le
bitume. Se raye. Se racle. Bruit sourd du métal sur la route, du verre qui casse, puis du
silence.
Un long silence. Que du silence. Plus de mouvements. Plus aucun mouvement. La voiture
n'avance plus. D'ailleurs il n'y a plus de voiture, en tout cas plus la forme. Juste un morceau
de métal, de taule mélangée à la chair et au bitume. Une odeur d'essence. Les corps sont
immobiles, compressés, enfoncés, défoncés, mélangés au métal.
Lui, sa tête a explose contre le pare brise. Son visage est méconnaissable plein de verre et de
sang. Son visage est enfoncé, plat. Seul le verre fait le relief. Son thorax écrasé par la ceinture
dite de sécurité qui n'apas cédé. Elle le maintient toujours. Ses jambes broyées, crispées,
explosées entre le siège et le volant. entre le tissu et le métal. Ses mains encore sur le volant,
prêtes à toumer. Ses pieds prêts à appuyer sur le frein.
A sa droite sa femme. Enfin ce qu'il en reste. A moitié déchiquetée par le bitume, transpercée
par un bout de métal. Sur son visage encore l'expression de l'effroi, de la douleur suite à cette
pénétration. Le métal dans la chair, le métal dans le corps, contre les os, broyés, cassés,
fendus. Sur son Cœur elle sert son sac, sa vie, sa maison. Tout ce qui résume son être est
dedans. Papiers d'identité, téléphone, argent, photos de famille, clés de la maison. Tout ca
contre son cœur, entaché de sang de son sang.
Derrière son fils encore endormi au moment de l'impact, alors qu'il se serait cru dans un jeu
vidéo. Il aurait eu peur, mais aurait trouvé ça cool. Le temps d'une seconde, une seconde
avant de crier, avant d'être terrorisé- Mais là non, il ne criera plus, plus du tout. Son visage est
calme, très calme, serein. tl n'a pas peur. Il n'a rien sentit. Il n'a pas crié. Un vrai petit homme
face à la catastrophe. Un héros comme dans ses jeux. A trois mètres de lui son bras droit,
serrant encore son doudou, un petit ours brun avec un large sourire et des yeux rieurs. Même
Maintenant alors que le bras de l'enfant l'écrase, le serre de toutes ses forces comme pour être
sauvé. Il sourit toujours, encore. Il lui manque le pouce, surement coupé par ses dents au
moment de l'impact. Si on le cherche, on le trouverait surement dans sa bouche ou dans son
estomac. Son ventre est ouvert, découpé. Entre ses intestins et son foie, il y a de la tôle, du
tissu, du verre et du sang. Beaucoup de sang qui coule sur les chairs, le tissu et le bitume. Les
lignes blanches entachées de ce liquide rouge, signe de la vie qui se répand dans la nuit, sur la
route. Seul le sang continue sa route son chemin vers les vacances. Les corps eux n'avancent
plus ils ne peuvent plus. Le métal les bloque, les encercle. Marre de sang, océan rouge,
écarlate où naviguent des bateaux de chair, des radeaux de peau, de métal, de verre. Les
rochers sont ces corps morts, explosés.
La fille, comme sa mère, raclée, rayée. déchiquetée. Aucun maquillage ne pourra masquer ses
cicatrices, vestige de l'accident. La chair à vif. L'envelople humaine a cédé, s'est déchirée
entièrement. Son visage est à vif, rouge. Elle respire, faiblement, mais elle respire. Ses jambes
ne répondent plus. Elle a peur. Elle voit autour d'elle son frère, sa mère, son père immobiles,
silencieux. Elle veut crier. mais ne peut pas. Aucun son ne sort, aucun son ne peut, aucun son
ne veut, Elle est seule, sans peau, sans visage, sans voix. Et elle ne peut pas bouger. ElIe
mourra surement là, de douleur, de perte de sang. Elle ne peut pas prévenir, ni les secours, ni
personne. Elle ne peut pas. Elle a peur. Elle veut pleurer mais impossible. Aucune larme, rien.
Elle voudrait que tout s'arrête. Elle repense à lui, son amoureux. Une dernière pensée. Elle se
sent femme tout d'un coup parce qu'elle pense à lui alors qu'elle va mourir. Elle pense à lui.
Son cœur bat. Toujours. Elle cherche à l'arrêter. Elle veut le stopper. Elle, seule au milieu de
cette mer de Sang. Elle, morceaux encore vivants, vestige du malheur, monument naturel
taillé par la nature, Son souffle se fait rare. Ca y est elle part. ElIe meurt enfin. ElIe. victime
de cette vision. Avant de mourir, elle n'a pas vu sa vie défiler. mais elle a vu la cause de sa
mort. Le sang, la tôle, le bitume. Au milieu de campagne, au milieu de la nuit, seule, elle part
elle meurt enfin.
Plus rien ne vit dans la mer rouge. Plus rien ne respire, tableau sanguinaire. Le métal, le verre,
le tissu, le plastique, tout se mêle, se confond. La nuit profonde, bercée par le vent. Le sang
qui coule lentement sur la route. Remise remise à niveau réussie, terminée. Plus
d'idées, plus de problèmes, enfin en vacances. Mise à jour réussie. esprit vierge, primaire,
corps immobiles, inutiles. sans fonction, sans raison. Viande humaine, mélange de chairs et
d'os, de peaux et de muscles, d'artères et d'organes. Tous pareils, homme, femme, enfant,
vieux, noir, blanc, vivant mort. Retour aux origines. Le père mélangé dans la mère. Leur chair
en symbiose. Les enfants vides ressemblent à leurs parents. Morceaux par morceaux, rien ne
les différentie. Sur la route des vacances, sur la route dans la nuit. Sous le vent, dans la
campagne du silence. Plus un bruit, plus un mouvement. Partir plus tôt, pour être plus vite en
vacances, Réflexe humain, éviter les embouteillages, dépasser la limite de vitesse. arriver plus
rapidement. Se reposer, dormir en vacances. Ca y est, ils sont arrivés. Mais ils ne repartiront
pas, plus. jamais. Juste de la vitesse. Arriver vite, sans retour. Plus maintenant, un hyper cut_
Coupure nette au visage, dans la gueule. Un chaos sans bavure. Fin du round. Fin du combat.
Fin du trajet.
Ils sont arrivés au bout. Vacances, tranquillité, repos jamais. Normalement ça n'arrive
qu'aux autres. Alors pourquoi c'est tombé sur lui ce soir. Il voulait juste être en vacances
Avec sa famille, réunis. Et ils le sont, là, ensemble, pour toujours dans la nuit à jamais.
Autoroute info flash spécial nous informons nos automobilistes qui se trouve sur la A40 en
direction de Chamonix Mont Blanc que aux kilomètre 1 73 entre Thonex et Bonneville une
Ford galaxie est accidentée les secours se rendent sur place soyez vigilants car la circulation
s'effectuera sur une seule voie rien d'autre à signaler sur les autres grands axes. Bonne
route
« Oui, je t'installe à l'avant, je préfère. Je sais bien que tu l'aimes
pas cette place du mort... »
Mais là, je pouvais davantage la surveiller, et je pense encore qu'il
valait mieux. Je lui ai donc avec soin accroché sa ceinture, bien vérifié,
avant d'aller de l'autre côté me caler derrière mon volant.
Avec...
« Oui, je t'installe à l'avant, je préfère. Je sais bien que tu l'aimes
pas cette place du mort... »
Mais là, je pouvais davantage la surveiller, et je pense encore qu'il
valait mieux. Je lui ai donc avec soin accroché sa ceinture, bien vérifié,
avant d'aller de l'autre côté me caler derrière mon volant.
Avec cette circulation déjà chargée, jusqu'à la sortie de la ville on
n'a pas dit un mot. Simplement, aux feux, d'un petit coup d'œil, je
m'assurais que tout allait bien. Pas trop tranquille, en fait. J'appréhendais
le coup de frein brutal, la voir valdinguer dans le pare-brise, elle en était
capable, et j'ai bien cru, à un carrefour, qu'on y était quand j'ai dû piler sec
pour éviter un jeune suicidaire Sur son scooter. Pas passé loin ! Par miracle,
elle n'a pas bronché. C'est après les interminables zones industrielles, sur
la petite départementale quasi déserte, que, dans les dernières brumes du
matin, enfin j'ai pu souffler et là, au milieu de tout ce vert, ce jaune, tous
ces champs à perte de vue, d'un seul coup ça m'a fait vraiment drôle.
"Combien de temps qu'on s'était pas retrouvées comme ça routes
les deux ? "
Je n'en savais même plus rien. Bien longtemps en tout cas. L'œil sur
la route, au-delà d'un gros camion blanc à dépasser, je la distinguais
vaguement à mes côtés.
« Toutes ces années perdues, tu trouves pas que c'est béte, non ?»
Ma question est restée en suspens, le temps que je finisse de
doubler le long véhicule, mais les idées suivaient leur fil, tournaient,
tournaient. J'ai fini par lâcher d'une petite voix :
— Je voudrais pas être désagréable aujourd'hui mais je sais bien ce
tu penses au fond, ce que tu as finalement toujours pensé. Que ce gâchis
est de ma faute, et à moi seule. Parce que, disons-le, de toute éternité.
pour toi, tout a toujours été de ma faute. Je me trompe ? Ce matin, on
enfin l'occasion de s'expuquer, on ne la retrouvera pas, alors pour une fois,
eest moi qui parle : s'il te plait, écoute-moi.
Combien de fois je me l'étais tenue dans ma tête, cette discussion
On pénétrait dans un petit village que j'avais oublié, je ralentis. par quel
bout reprendre tout cela ?
— Du plus loin que je remonte, en fait, j'ai le souvenir qu'entre nous
deux rien n'a jamais vraiment cadré.Ppas de câlins, pas de douceur. Ce qui
me revient c'est que des engueulades, des redresse-toi, va te laver, tu
pourrais dire merci... A croire — et je sais que je vais te choquer — que j'avais
pas été vraiment désirée. Ou alors pas comme ça. A ta décharge, il faut
reconnaitre que j'y mettais pas tellement du mien non plus.
Des images remontaient en vrac, les dimanches, l'école, des jours
de fête...
— Cest vrai, à côté de ma charmante ainée, gracieuse, docile,
studieuse, moi avec ma tronche renfrognée et mon sale caractère — le tien
en fait fagotée le plus souvent comme l'as de pique (rien ne me va,
qu'est-ce que j'y peux ?), je faisais un peu tâche dans le beau tableau de
famille. Et râleuse avec ça, rebelle même, jusqu'à t'affronter un dimanche,
pour Pâques je crois, en refusant tout net et définitivement de remettre
les pieds à l'église parce que je n'y croyais plus. Ouah Le drame ! Ca, tu ne
l'as jamais digéré. Tu me l'as même ressorti ce sinistre matin où je suis
partie, comme tu m'as en même ternps reproché, et ça m'a fait plus mal,
de n'avoir pas versé la moindre larme à la mort de Papa. Ah ! Hélène en
fille éplorée était sublime, pas comme son ingrate cadette. le regard
mauvais, sec. mais qui te dit que dans mon coin. loin des autres, je rfai
pas pleuré moi aussi Qui te dit que je n'ai pas eu de peine autant que
vous ? La pudeur, c'est refuser de se donner en spectacle. Moi je ne veux
pas en rajouter, jouer la comédie, je me suis toujours refusée à faire
semblant.
D'uun seul coup j'ai retrouvé la grande ligne droite bordée de
peupliers. Déjà ! Tout au bout, sur la gauche, il devait y avoir une grosse
ferme carrée flanquée d'un silo bleu. Elle n'avait pas changé, sauf peut-être
ce grand hangar disgracieux dont je ne me souvenais pas.
— Cest vrai que la mort de papa, ça n'a rien arrangé entre nous
deux. Tu dois admettre que c'était devenu votre chagrin avec Hélène.
Chasse gardée, la mauvaise en était exclue. Le silence aussitôt que
j'arrivais. Pas étonnant que le dialogue ait viré au minimum, bonjour,
bonsoir et terminé. Tu te réservais quand même les remarques
désagréables sur mon désordre, ma prétendue fainéantise ou mon allure,
sans compter les regards appuyés à la pendule si par malheur je rentrais un
peu en retard...
On passait le pont sur le chemin de fer. J'ai retrouvé l'inévitable
blague de mon père qui nous demandait de regarder en bas si ça mordait.
Le pire c'est que, des années durant, à chaque fois, mon obéissante sœur
s'est dévissé le cou à chercher d'improbables pêcheurs pour hausser
finalement les épaules de dépit, à la grande joie de Papa.
— Un moment, juste avant qu'Hélène épouse son grand benêt
friqué, j'ai naïvement cru que les choses allaient changer : tu souriais, je t'ai
même surprise un matin à fredonner.. Mais au lendemain des noces, on
s'est retrouvées toutes les deux. Seules. Mortel ! Heureusement, pour faire
diversion, on avait maintenant les dimanches, le déjeuner de notre dinde
énamourée avec son paon. On a les spectacles que l'on peut ! Toi, tu te
mettais en quatre, cuisine, toilette, conversation, l'élu de ton aînée avait
droit à toutes tes attentions, tous tes soins. Le mien, quelque temps plus
tard, n'a pas eu vraiment droit aux mêmes égards.
II faut dire que, cet après-midi glacial d'hiver, ma mère avait rendez-
vous chez le gynéco. Trop confiante dans le retard bien connu du praticien,
j'avais eu la mauvaise idée de ramener la maison mon petit copain, un
garçon dont je concède qu'il était un peu coloré, mais où est le mal ? On
s'apprêtait à repartir. La surprise quand la porte s'est ouverte ! Là, elle
nous l'a joué très sobre : l'index impératif, elle a montré la sortie. « Pas de
ça chez moi » pour le principe. J'ai raccompagné jusqu'en bas mon beau
métis mais le lendemain il n'y avait plus personne au rendez-vous.
— La goutte de trop. Cest ce jour-là que j'ai vraiment décidé de
partir. Je t'ai jamais raconté combien j'en ai bavé là-bas, les petits boulots
pour survivre, la faim, le froid, toutes les humiliations. La solitude surtout.
Les coups de tête ça se paie cher, et je t'assure que j'ai bien donné. Tu m'as
reproché depuis de t'avoir laissée sans nouvelles à cette époque. Pour te
dire quoi ? Que je pleurais tous les soirs. Plutôt crever !
L'usine à l'entrée du village semblait abandonnée et la grand-rue
dormait encore. Dans la maison natale de mon père, les volets étaient clos.
Des gens qu'on ne connaissait plus.
— Nos vies se sont organisées, chacune de son côté, et c'est peut-
être mieux comme ça. On se surveille de loin. Je t"accorde que je me suis
pas ruinée pour toi en téléphone, mais toi non plus, faut le dire. Tu
admettras aussi que, les rares fois où j'ai dû t'appeler, ton « allô » était si
réfrigérant qu'il donnait tout de suite renvie de raccrocher. Et je ne te
parle pas des visites, de ton regard quand je débarquais, ces yeux qui
éternellement me jugeaient et me condamnaient. Il faut me rendre cette
justice pourtant que, si j'ai soigneusement évité les baptêmes et autres
communions des prétentieux rejetons de ma sœur, pour les coups durs,
ton opération, ta fracture, j'ai toujours été là alors que d'autres, comme
par hasard, se bichonnaient à Djerba en thalasso ou se faisaient dorer les
bourrelets sur les plages blanches des Seychelles. Du coup, c'est sur moi
qu'est retombée la décision de cette maison de retraite que t'as jamais
acceptée. Et, bien sûr, c'est à moi que tu en as voulu ! Qu'est-ce que je
pouvais faire d'autre ?
Deux vieilles femmes, le pain sous le bras, bavardaient sur la place
de la mairie déserte. Le village se meurt doucement. Au pont, rai pris le
chemin de terre cahoteux, le long de la rivière.
— Pourtant, l'autre jour, je dois avouer que tu m'as bien eue. En
arrivant. je suis tombée sur l'infirmière. Elle m'a raconté ton malaise de la
semaine dernière, comme tu te remettais tout doucement et elle a rajouté
que tu te réjouissais parce que ta « petiote » allait venir. « Ta petiote ! » Tu
peux pas savoir comme ce mot m'a touchée. C'est tout nous ça, de pas
savoir se dire. J'arrivais dans ta chambre, tu reposais sur ton lit dans la
pénombre, les yeux fermés. Je t'ai regardée, toute petite, abandonnée,
fragile, et j'ai alors pris conscience que, moi ta fille, je ne t'avais même
jamais vue dormir. Il m'est monté comme une boule de tendresse dans la
gorge. Je ne sais pas si tu l'as senti mais je me suis approchée, je t'ai bien
regardée pour une fois et je t'ai embrassée. Tout doucement. Et cette fois,
je n'en ai pas honte, j'avais bien les larmes aux yeux.
On arrivait. J'ai retrouvé la prairie des parties de pêche de mon
enfance.
— Cest toi qui as voulu revenir ici, on y est. Finalement, tu as de la
chance, il fait beau et, regarde, les vaches viennent même nous accueillir.
J'ai coupé le moteur, fait le tour de la voiture et défait sa ceinture.
— Allez viens.
Je l'ai prise contre mon cœur, rai serrée longuement.
— Hélène aurait voulu être avec nous, elle pouvait pas soi-disant,
trop dur...Ta « petiote » la remplacera une fois de plus. Viens. Je me doute
qu'il y a eu dans ces prés quelque chose entre Papa et toi. Je veux surtout
pas savoir mais l'idée me fait du bien...
J'ai ouvert la clôture, les bovins se sont approchés.
— Où tu veux qu'on se mette ? Là au millieu ? Pourquoi pas ?
On profitera du vent. Bon, se lance, on y va ? Allez ouste, poussez vous, les
vaches ! Le temps de m'orienter et maintenant attention, je préfère pas regarder,
j'ouvre l'urne...
Au revoir Maman.
L'orage éclata en soirée, emportant vers l'Allemagne l'édredon de chaleur qui
emmitouflait
la vallée depuis des jours. La bourrasque fondit sur le village, le ciel se chargea de ténèbres et avant
même que tombe la première goutte de pluie, l'installation électrique de la maison rendit l'âme.
Comme tirés d'un songe, nous accueillîmes avec lassitude cette nuit sonore et aveuglante. et nous
levâmes sans hâte à la recherche de lampes-torches ou de bougies.
En...
L'orage éclata en soirée, emportant vers l'Allemagne l'édredon de chaleur qui emmitouflait
la vallée depuis des jours. La bourrasque fondit sur le village, le ciel se chargea de ténèbres et
avant
même que tombe la première goutte de pluie, l'installation électrique de la maison rendit l'âme.
Comme tirés d'un songe, nous accueillîmes avec lassitude cette nuit sonore et aveuglante. et nous
levâmes sans hâte à la recherche de lampes-torches ou de bougies.
En d'autres temps et d'autres circonstances, nous nous serions égaillés dans la vaste
demeure, prêts aux fausses terreurs, préférant parfois fermer les yeux et se fier à nos mains plutôt
que de risquer d'entrevoir dans un éclair l'un de nous, silhouette horriblement tapie dans un recoin.
ou, silencieuse et inattendue, juste à nos côtés, Mais l'heure n'était plus au jeu, Nous devions, à la
chandelle, éclairer le corps de mon grand-père.
Il était mort la veille, noyé dans un oedème aigu du poumon, alors que son jardin s'étiolait
sous un soleil enragé. Il avait tardé à appeler les secours. À son arrivée, le médecin n'avait pu
qu'établir de décès, avant de poursuivre ses visites désolantes : cette année-là, l'été faisait des
ravages dans la vallée vieillissante. Les enfants et petits-enfants, contraints par la raréfaction du
travail, abandonnaient les grandes bâtisses familiales à leur solitude ou aux soins d'un ultime
gardien décidé à y demeurer vaille que vaille, tant que le corps tiendrait.
Plus qu'un troupeau, nous étions une meute, que les murs du jardin ne retenaient guère à
l'appel de la montagne, nous redevenions sauvages, imprévisibles, affamés sans relâche. Ma grand-
mère supportait cela très bien et satisfaisait de bonne grâce nos besoins impérieux. Sa mort mit fin à
nos ardeurs ; du reste, nous nous étions calmés en grandissant. Sagement, absorbés par d'autres
tâches, nous espaçâmes nos visites : la villégiature estivale devint un devoir et mon grand-père un
ermite. Là-haut dans sa vallée, on avait l'impression de le déranger. Il semblait repousser la vie au-
delà des murs, comme si nous n'étions plus grand-chose depuis la mort de sa femme, comme s'il
n'attendait que ça, que son coeur lâche d'un coup. Cela avait fini par arriver, et le lendemain
s'était
produit ce que depuis des années la vieille maison n'avait pas connu : le regroupement sous son toit
de l'intégralité de la famille, blottie autour du lit de mes grands-parents pour la veillée funèbre.
La nuit avait assombri l'orage. Dans l'obscurité lardée d'éclairs, nous avancions toujours à
tâtons, appelant à la rescousse la mémoire de nos mains. Nous passions d'une pièce à l'autre, nous
lançant pour éviter de nous cogner, de nous surprendre, pour nous rassurer, des appels brefs qui
attendaient l'écho d'une réponse. Nous avions rayonnés depuis le lit de mon grand-père et il me
semblait que chacun, arrivé au bout de son chemin, y resterait, hagard, se balançant comme les
bêtes qu'on enferme.
Je progressais derrière mes mains. Mes paumes glissaient sur les murs, la rencontre de
l'arête d'un meuble du chambranle d'une porte. Elles reconnaissaient le grain d'un papier peint, la
résistance d'une poignée, la moulure buffet. Elles sollicitaient machinalement un interrupteur,
exploraient un tiroir, hésitaient à s'y perdre en toute confiance, craignant d'y rencontrer la lame
dun
couteau ou une pelote d'aiguilles. Les matières et les volumes convoquaient pour moi les odeurs et
les bruits de la maison, disparus depuis longtemps et je me laissais aller à la noria de mes
souvenirs.
C'est moi qui trouvai les lettres.
affale dans un voltaire, la tête appuyée au dossier, la nuque douloureuse, je m'étais
abandonnée à mes tristes rêveries et un début de migraine. Tout près, la voix de mes cousins
éclata : « Mais il les planquait où ses piles et ses bougies, le Pépé ? »
Je me levai instantanément, mue par la logique qui avait dû être celle de notre grand-père.
Je me rendis dans la chambre où il reposait. Dans l'obscurité, les draps blafards dessinaient en
négatifs les contours de corps. Sans plus le regarder, j'entrepris de fouiller sa table de nuit dans
cette mison humide, éleve au creux d'une vallée où bon an, mal an s'amonscelaient et crevaient
les nuages du couchant, mon grand-père avait dû plus d'une fois se découvrir aveugle au
sortir d'un cauchemar, l'installation électrique ayant succombé aux intempéries. À portée de sa main
devait se trouver de quoi le rassurer.
Dans le tiroir du chevet, je découvris effectivement une lampe de poche que j'allumai. Son
faisceau fit miroiter dans le tiroir un bout de chaine dorée sous une épaisse enveloppe que je
soulevai avec précaution, se lovait la chaine de baptême de ma grand-mère. Ma gorge se noua. Mes
doigts se crispèrent sur l'enveloppe, qui atira mon attention. J'en extirpai le contenu.
À l'instant je dépliai les feuillets jaunis de ce courrier suffisamment précieux pour que
mon grand-père le conservât au pied de son lit, j'aurais voulu y découvrir les mots d'amcur qu'il
avait pu y coucher du temps où ces choses se faisaient, de mots polis et désuets adressés à ma
grand-mère, et peut-être aussi sa réponse à elle, l'origine de tout, l'origine de moi. Je rêvai tout
cela.
moi qui avais dix-sept ans, en ces quelques minutes passées seule aux côtés d'un mort dont je
violais les souvenirs avec l'espoir d'étoffer de romantisme l'histoire familiale que je raconterais un
jour à mes propres enfants.
Le courrier portait l'en-tête de la préfecture des Vosges. Il était daté de 1943. Il y était mentionné
l'arrestation d'une famille juive à l'adresse de la même maison où je me trouvais. Parmi
d'autres papiers de la même époque, une missive destinée mon grand-père attira mon attention :
l'auteur y avait couché des remerciements sans objet et faisait discrètement allusion à la
récompense laquelle ils étaient convenus. Le ton était amical, presque badin. et
signature illisible — bien sûr.
Je lus et relus, incrédule me demandant par quelles voies obscures ce document tupéfiant
avait pu arriver là et il pouvait porter le nom de mon grand-père. La pénombre de la
chambre se peuplait peu à peu de chasseurs de lumière. Ma mère fut soudain à mes cotés. Sans un mot
je lui donnai les papiers que ses frères vinrent lire par-dessus épaule. Je vis son visage
dans la lueur de la flamme courbée par son souffle. Alors, je me souvins.
Comme dans toutes les familles, la notre était riche d'anecdotes plus ou moins pittoresque,
qui, passant d'une génération l'autre, s'enjolivaient ou finissaient par perdre leur intérêt.
C'étaient,
au gré des humeurs et des demandes, les épopées de l'enfance, le souvenir des biens et des amis
perdus, le récit des joies et peines du travail, le fourre-tout des existences, un échaveau que num
n'avait jamais démêler, car chacun savait que la vie est comme ça, inextricable.
Pendant la demière guerre, ma mère était à l'âge où les souvenirs deviennent précis et foissonnants.
Mes grands-parents exploitaient alors une petite ferme et leurs quelques vaches
contribuaient à la survie du village. Ils vivaient à quelques pas de cette maison qui serait un jour
la
nôtre, celle médecin venu s'installer dans le pays une dizaine d'année plus tôt et dont ma mère
Se rappelait le français ciselé et l'accent indéfinissable. Mon grand-père effectuait pour lui des
travaux d'entretien dans le jardin et la maison. Ma mère ne perdait une occasion de
l'accompagner et rejoindre ainsi les filles médecin, doubles portaits de leur mère : des jumelles
exactes, aux de cheveux corbeau et aux yeux de jais.
Ma mère m'avait jour avoué la fascination qu'exerçaient sur elle les deux fillettes qui
avaient à peu près son age, mais avec lesquelles elle n'avait jamais eu l'impression d'être autre
chose
qu'une observatrice affectueusement tolérée de leur monde singulier.
"Elles étaient gracieuses et enjouées, me racontait-elle et m'accueillaient gentiment. Je me
rappelle qu'elles faisaient des dessins, des paysages chatoyants, avec dans le ciel des
personnages qui flottaient. Je m'évertuais à les copier. J'avais l'impression de pénéter ainsi
univers.. Ma mère. me voyant dessiner avec une telle obsession ces choses étranges en avait parlé à
la femme du médecin. qui lui avait répondu que ses filles ne faisaient que reproduire un tableau
qu'ils avaient à la maison, et qu'elles aimaient beaucoup. Du coup, j'avais cessé de dessiner Je
n'avais pas envie d'entrer dans le monde d'un inconnu "
Puis la guerre avait pris un tour auquel ma mère de huit ans n'avait pas compris grand-chose
Ses souvenirs se heurtaient au secret des conversations des adultes.
« Un jour, la maison s'est retrouvée. porte et volets clos. Il s'est dit dans le village que le
docteur était parti en zone libre, en Amérique, peut-être. Mon père continuait toutefois à s'occuper
du jardin, mais me décourageait de le suivre, puisque mes amies n'y étaient plus. Il avait en fait
converti la plus grande partie du jardin en potager, ce qui améliorait l'ordinaire de nombre
d'habitants village, et surtout le nôtre. Je me disais qu'avant le retour des jumelles, il faudrait
replanter des fleurs.. Et puis une nuit j'ai entendu du bruit dans la rue. Je me suis levée. jai
rgardé par la fenêtre, et j'ai vu une grosse voiture noire engloutir deux chemises de nuit blanches,
extirpées de l'ombre du jardin. J'ai cru voir des fantômes, Pour moi, toute la famille du docteur
était
partie depuis longtemps. »
Au matin, Maman ne savait plus si ce qu'elle avait entreaperçu durant la nuit était un réve ou
la réalité, et, en bonne gamine qu'une idée tarabuste, elle n'avait cessé d'en parler à ses parents,
jusqu'à ce qu'on lui explique que les Allemands prenaient les Juifs, que ses amies étaient juives et
qu'elles et leurs parents s'étaient cachés dans la grande maison pendant des mois, sans sortir, pour
qu'on les crois partis, et que c'était son père à elle qui leur amenait manger, mais ça, personne ne
le savait ni ne devait le savoir tant que les Allemands seraient là.
« J'ai posé les mêmes questions toi : c'est quoi un Juif ? Pourquoi et où les Allemands
les emmènent-ils ? Qu'est-ce-qu'on leur fait ? Est-ce qu'ils reviennent ? Je n'ai obtenu aucune
réponse. Ta grand-mère m'a vaguement expliqué que les Juifs n'étaient pas chrétiens et qu'il y avait
des gens qui leur en voulaient parce qu'ils avaient tué le Christ. Bien que troublée, j'ai décidé que
mes amies n'étaient pour rien dans ces vieilles histoires, ce qui ne m'a pas permis de comprendre
pwrquoi les Allemands les avaient arrêtées. En revanche, je mourrais de savoir comment mon père
avait pu les aider sans que personne ne s'en rende compte. Mais c'était un grand et grave secret,
m'avait-on dit, car si on apprenait qu'il avait été le complice de Juifs, on remmènerait aussi, et
peut-
être toute notre famille avec. Non loin de là, à Natzweiler. se trouvait un camp allemand où
travaillaient des prisonniers, et de ce camp comme de tous les autres endroits où les Allemands
enfremaient des hornmes, des femmes et des enfants, se disaient des choses terribles Alors. je n'ai
ien demandé ni rien su de plus tant qu'a duré la guerre »
Nul n'avait jamais revu le docteur, sa femme et ses filles. La paix revenue, Maman avait
appris des noms qui étaient devenus pour elle le comble de l'effroi : Auschwitz, Bergen-Belsen.
obibor, Struthof... Et son père, qui s'était dressé contre cette monstruosité. qui avait aidé au péril
de
vie une famille juive, avait été, au sortir de la guerre, auréolé du statut de héros, de Juste.
La paix revenue. mon grand-père, lassé de ses maigres vaches, était descendu dans la plaine
pour y trouver du travail. Il rentrait chez lui deux trois fois par mois, donnait de l'argent à ma
grand-mère et repartait. Il y eut, au fil du temps, de plus en plus d'argent. Et un jour. mon grand-
père annonça qu'il s'associait avec un ami pour reprendre une scierie.
La vie changea. La France avait besoin de bois. mon grand-père sciait- Ma grand-mère
devint une dame, ma mère eut des soulliers, des robes et des chapeaux, et fut envoyée, comme ses
frères, dans un lycée catholique d'Epinal. Elle se consacra aux études avec passion. au savoir avec
avidité, et sa reconnaissance pour son père n'eut plus de limite. Elle ne songeait plus aux jumelles.
jusqu'au jour où ses parents lui annoncèrent une grande nouvelle : les affaires étaient florissantes.
déménageait. Où ça ? Pas loin.
" Mon père avait acheté la maison du docteur. Elle fut restaurée, lavée, curée. blanchie.
avant que nous emménagions, C'était comme si on avait essayé d'en ôter la moindre trace de ses
précédents occupants. Mais pour moi, la maison portait en elle mes amies. Mon père dut me
montrer le recoin de la cave qu'il avait muré sur elles et leurs parents. Le seul accès en était un
soupirail dans l'appentis où il entreposait ses outils. Je ne me sentais pas à l'aise dans cette
bâtisse
et je finis par trouver du plaisir à l'internat. Je ne me suis réconciliée avec notre maison que
lorsque
je vous y ai vus si heureux, toi, tes frères et tes cousins. »
Maman lisait maintenant les derniers papiers : l'acte d'achat de la maison, et un reçu de
1948, signé par mon grand-père. Il déclarait avoir cédé à un marchand d'art, pour une somme
astronomique, une huile sur toile. Maman lut à voix haute.
« Un Chagall... »
Elle posa les yeux sur le corps de son père : ils étaient vides de tout. Il me sembla cet
instant que mon grand-père avait voulu ce moment, qu'il n'avait pas eu le courage d'affronter de son
vivant, comme une justice rendue à deux petites filles. Nul ne saurait jamais qui d'autre que lui.
dans la vallée, devait sa bonne fortune à celle du médecin juif, mais à mon grand-père je ne pouvais
prêter le mtindre cynisme : je lui cherchais des excuses - on l'a obligé, c'était une tentation trop
forte, ils étaient si pauvres. Pourquoi, s'il n'avait éprouvé le moindre remords, aurait-il conservé
ces
papiers, les preuves de sa faute, avec autant de soin que la chaine de baptême de sa femme ? Et ce
reproche de pierre. la maison où il avait passé seul la fin de sa vie. ne l'avait-il pas voulu comme
une punition, d'autant plus terrible qu'il y voyait ses enfants vivre et se nourrir en toute innocence
de
son forfait ?
Puis la culpabilité fondit sur moi.
Cest alors que je vis ma mère rouler les papiers qu'elle n'avait pas lichés en une baguette Elle
approcha une bougie, l'enflamma. avec cette torche. calmement. sans qu'aucun de
nous ne protestat elle mit le aux ridaux, aux tapis, aux draps du lit, avant de nous pousser hors
de la maisons. Nous sortimes docilement. Ma mère referma la grille sans se retourner, tandis que
derrière elle, la maispn brûlait
Sakura marqua un temps d'arrêt, et lâcha la main de sa camarade de jeux. L'air était délicieusement pur en cette journée de mars. Elle se tenait tout prés de la sortie de l'école et contemplait les cercles que le concierge venait de tracer au râteau sur le sable humide. Le cerisier du jardinet de l'école tendait ses branches vers le ciel, en promesse de bourgeons. Les rires et les clameurs enfantines semblaient faire écho au bleu de ce printemps précoce. La fillette regarda autour d'elle, et eut simplement le temps de lire la surprise...
Sakura marqua un temps d'arrêt, et lâcha la main de sa camarade de jeux. L'air était délicieusement pur
en
cette journée de mars. Elle se tenait tout prés de la sortie de l'école et contemplait les cercles que
le
concierge venait de tracer au râteau sur le sable humide. Le cerisier du jardinet de l'école tendait ses
branches vers le ciel, en promesse de bourgeons. Les rires et les clameurs enfantines semblaient faire
écho
au bleu de ce printemps précoce. La fillette regarda autour d'elle, et eut simplement le temps de lire
la
surprise dans le regard des adultes qui l'entouraient : Yoko, la jeune institutrice de la classe des
petits, était
déjà en train de marcher vers les enfants, en leur demandant doucement de rentrer s'abriter à nouveau.
Pourtant, presque une heure s'était écoulée depuis les premières secousses, et tous pensaient que le
danger
majeur était écarté. On avait enfilé les anoraks par-dessus les kimonos de tëte, et même répété la danse
des
cerisiers en fleurs sous le préau, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, malgré l'absence de
musique...Les enfants jouaient à présent, regroupés dehors, sous la houlette bienveillante des adultes
rassurants. La directrice, Mei, avait maintenant saisi son téléphone et regardait nerveusement l'écran,
tandis
que le concierge leur faisait de grands gestes, montrant la mer, là- bas, de l'autre côté de la route.
Soudain, une autre vibration, bien plus forte, se fit sentir, et tous se figèrent. Le visage de
l'institutrice se
durcit, mais elle demeura calme et maitresse d'elle-même, réussissant même à sourire en frappant dans
ses
mains.
- Les enfants, venez, rentrons vite prendre nos petits sacs et nous mettre sous les tables ! Nous allons
chanter la chanson de Totoro !
Mais la vibration reprit de plus belle, se muant en un grondement, en un mugissement. Yoko regarda ses
deux collègues, qui, les yeux écarquillés, fixaient un point vers l'horizon. Elle aussi se mit à
trembler, puis à
crier. Elle se précipita vers les enfants en leur hurlant de la suivre, et ouvrit en grand le portail de
la petite
école maternelle. Elle avait compris. Ce n'était pas simplement un tremblement de terre.
C'était un tsunami. Et la vague arrivait, là, elle était toute proche, on entendait les flots qui
mugissaient dans
les rues de Sendai, et les cris, et les klaxons, et soudain l'eau s'engouffra dans la cour, en un seul
bloc,
écrasant le muret qui entourait l' école, et la fresque dessinée pour la tète de fin d'année toute
proche explosa
un millier de bulles.
Le toit de la classe de Yoko fut arraché, des dizaines de petits corps se mirent à surnager, à couler, à
Se
disloquer, et les petites bouches n'eurent même pas le temps de crier « maman » ; un enchevêtrement
atroce
de menottes mutilées, de pierres, de jouets, de mangas et d'eau boueuse se mit à danser devant Sakura,
qui,
immédiatement, s'était accrochée au pilier central du portaik et avait commencé grimper les marches vers
la terrasse de sable, juste avant l'arrivée du torrent de flots dévastateurs.
Puis, soudain, très vite, le silence se fit.
C'était épouvantable. Comme si la vie s'était arrêtée, alors même que, çà et là, quelques enfants
luttaient
encore pour tenter de refaire surface et de s'extirper des débris de bois ou de ciment qui les
retenaient
coincés sous l'eau. Yoko, se tenant d'une seule main au pilier, elle aussi, revit ces images du film
qu'elle
avait tant aimé, Titanic. lorsque l'eau envahit les ponts et les cabines, brise les portes, emporte
tout, et cette
idée lui donna une force infinie. Elle était Rose. et elle allait survivre. Il le fallait. Son « Jack »
l'attendait. et
elle ne voulait pas mourir. Abasourdie, elle voyait les décorations florales dériver dans les
tourbillons, et les
cahiers, et puis des chaussures, des kimonos, tous ces préparatifs de tète, si incongrus dans ce monde à
l'envers, et aussi des corps démantibulés, ces petits corps en uniforme, sa collègue et amie Mei,
décapitée, et
ces regards, immenses, pleins d'horreur et de peur, qui ne reverraient jamais le soleil. La tète
presqu'entièrement sous l'eau, elle sentit soudain deux autres mains qui tenaient le pilier, et réussit
à se
saisir de l'enfant.
En donnant un immense coup de pied vers la surface, et en retenant fermement le petit corps si léger de
Sakura, Yoko remonta vers la lumière, ne lâchant pas la fillette, ni le pilier, miraculeusement encore
ancré
au sol, et c'est ainsi qu'elles demeurèrent, hagardes, crachant et s'étouffant à moitié, comme deux
statues
surplombant un enfer, comme ces anges de pierre qui restent parfois, seuls vestiges intacts, au vantail
d'une
cathédrale bombardée...
Pierre riait de bon cœur d'une plaisanterie d'un de ses collègues au moment où le tremblement de terre
frappa la Centrale. Éberlué. il senti le sol tanguer sous ses pieds et comprit immédiatement ; au bout
de trois
ans passés au Japon, il se considérait presque comme un vieux de la vieille, et avait senti des
centaines de
fois le sol de son appartement de Tokyo onduler comme un serpent.. .ll venait d'arriver à Fukushima,
pour
une mission ponctuelle d'inspection et de collaboration entre son groupe français et les autorités
nucléaires
nippones.
Soudain, tout s'accéléra. Une autre vibration. un texto d'alerte immédiate du consulat, l'Ordre aboyé
par le
contremaitre hurlant aux étrangers de prendre leur véhicule et de foncer vers les terres : il prit ses
jambes à
cou tout en essayant de joindre Yoko. Sa Yoko, sa fleur de cerisier adorée, la princesse de ses nuits.
celle dont le prénom signifiait « enfant du soleil » et pour laquelle il avait quitté Bordeaux et le
domaine
viticole de sa famille. Se précipitant avec ses collègues américains vers la route qui remontait vers la
montagne, il comprit, en se retournant, qu'il était sans doute en train de fuir devant les cavaliers de
l'apocalypse. Il en avait souvent discuté avec les cadres de l'entreprise de maintenance Tepco : que se
passerait-il en cas de tsunami, si non seulement un tremblement de terre majeur frappait la côte, mais
si un
raz de marée venait ensuite compliquer la donne ?
Près d'une heure plus tard, Pierre était à l'abri ; il avait roulé sans s'arrêter sur la vieille route
sinueuse de
Bansei Tairo. en direction du mont Kuriko, puis s'était garé au milieu de la foret et contemplait les
érables et
les mélèzes blottis les uns contre les autres... Cette nature grandiose, au sein de laquelle il se
sentait abrité
comme dans un antre tutélaire, contrastait tellement avec l'agitation de sa vie dans la capitale nippone
et
avec les tressaillements des entrailles de la terre. . Encore une fois. il tenta de connecter son
portable. et fut
abasourdi en découvrant qu'un tsunami venait effectivement de frapper la côte : Sendai était anéantie,
et un
des cœurs du réacteur de la Centrale avait subi des dommages majeurs. Seul, adossé contre le tronc blanc
d'un bouleau, il hurla son désespoir face à la montagne silencieuse ; sa vie aussi venait d'exploser.
Sur la côte, à Sendai, la fin du monde avait déjà eu lieu. Yoko avait désespérément tenté de sauver
d'autres
élèves, mais les quelques corps d'enfants qu' elle avait réussi arracher aux décombres étaient dépourvus
du
moindre souffle de vie. Épuisée, tentant de fuir en direction des hauteurs et de s'éloigner du désastre,
marchant, titubant, nageant parfois entre les décombres, elle n'avait pas lâché la main de Sakura. La
fillette.
indemne, semblait être en état de sidération. Elle jetait autour d'elle des regards vides, se contentant
de
respirer faiblement et de suivre la jeune femme. Et puis soudain, en voyant une dame âgée assise à même
le
toit de ce qui restait d'une maison, hagarde, Sakura sembla se réveiller d'un rêve, et se tourna vers
Yoko en
criant :
- Obaasan Je dois retrouver Obaasan !
Yoko, qui, de son côté, se demandait où elles pourraient s'abriter, se souvint alors que la fillette,
qui n'avait
jamais été son élève, avait perdu ses parents dans un grave accident de train, et qu'elle était élevée
par
Misaki, sa grand-mère, une personnalité très importante de Sendai. La vieille dame était une ancienne
geisha, très cultivée, férue de textes anciens et d'estampes, qui avait aussi survécu l'explosion
nucléaire
d'Hiroshima, et qui, inlassablement, témoignait, dans les écoles, sur les plateaux télévisés, et au
travers de
son art... Mais Yoko, qui avait déjà participé à des sorties éducatives avec Misaki, savait aussi que la
maison
de Yoko et de la vieille dame se trouvait non loin de la jetée. .. Et là, elles étaient en train de se
diriger vers la
montagne, à l'exact opposé de la digue meurtrière... Elle s'agenouilla et sourit à l'enfant :
- Je te promets que nous la Mais d•abord, nous devons chercher un abri pour la nuit...
- Tu sais, Yoko, Obaasan m'avait toujours dit que si une catastrophe arrivait, nous nous retrouverions
au
Mont Kuriko, à l'observatoire, là où l'on célèbre le Hamami la fin du Sakura Zensen, dans le jardin
japonais...
La jeune institutrice sourit presque, malgré les larmes qui lui montaient aux yeux, en entendant
l'enfant
évpquer ces merveilleuses journées où un pays tout entier suivait la progression des fleurs de cerisier.
comme d'autres suivent des finales de foot... Et elle comprit aussi toute la symbolique du prénom de
cette
fillette, qui soudain lui sembla comme un heureux présage.... « Sakura le cerisier, cet arbre
emblématique
de l'empire du soleil levant, de cette nation qui toujours se relève, forte comme le soleil, belle et
fragile
comme la vie, comme les fleurs éphémères des cerisiers. ..EIle serra l'enfant dans ses bras détrempés,
et lui
murmura à nouveau qu' elle retrouverait sa grand-mère.
Pierre conduisait comme un fou, roulant seul sur la route cabossée, croisant les files ininterrompues de
voitures fuyant la côte. Il roulait droit vers l'enfer. Et vers Yoko. Il était certain qu'elle était
encore en vie. Il
était tout simplement hors de question qu'elle soit morte, ou même blessée. Elle allait bien, il le
sentait. il le
savait. et ils allaient se marier. avoir traucoup d'enfants. et ils allaient enfin réaliser leur rêve
commun, au
lieu de travailler comme des fous en se croisant simplement le dimanche : ils allaient acheter un
domaine
viticole au pied du mont Fuji et ils produiraient ce délicieux vin japonais, et ses parents seraient
fiers de voir
leur fils comme un ambassadeur des traditions françaises, et sa Yoko cuisinerait des sushis et du en
devenant une merveilleuse maman. Vivre, ils allaient vivre !
Cependant, son optimisme fut mis à rude épreuve au fur et à mesure qu'il redescendait vers Et
lorsqu'il arriva au premier barrage, où le sens de l'organisation nipponne avait déjà repris le dessus
sur la
fatalité, et où les réfugiés étaient orientés vers les quelques abris de fortune, il ne put s'em*cher de
frémir
en apprenant les premiers chiffres de la bouche du policier...ll se disait que sur la centaine d'enfants
de
l'école d'Ishinomaki, plus des deux tiers étaient déjà Byrtés disparus...Enfin. en prenant la mesure du
spectacle de désolation qui régnait au loin, et de cette eau saumâtre qui recouvrait tout, et surtout
lorsqu'il
commença à se repasser en boucle les images de la vague sur son téléphone, il comprit que ce serait un
miracle si sa princesse. dont l'école était située, elle aussi, non loin de la jetée, était encore en
vie...
Pierre passa les trois journées suivantes arpenter les villages. les villes. les rues dévastées. Il
avait rassure
sa famille et le consulat. mais refusé catégoriquement de quitter les lieux, et ce malgré les risques
liés à
l'explosion de la Centrale. Méthodiquement, il fouillait les décombres, tentant de retrouver
l'emplacement
de la maison de Yoko. mais cherchant surtout son nom sur les listes qui commençaient à s'afficher un peu
parlait couramment jarxynais. et s'épuisait à répéter toujours les mêmes phrases en montrant la
photo de Yoko, celle qu'il conservait toujours dans son portefeuille. Sur le cliché, la jeune femme
souriait.
face à un autre océan, assise sur le promontoire du Rocher de la Vierge, à Biarritz... Pierre avait son
téléphone le premier soir, en se penchant inlassablement sur des amas de poutrelles et de
meubles.. .ll avait pu joindre ses proches depuis un cybercafé, mais n'avait plus aucun moyen d'entrer
en
contact avec Yoko.. .tl ne mangeait plus, dormant dans sa voiture. se nourrissant de quelques de riz, et
croyait reconnaitre son amie à chaque coin de rue dévastée, dans chaque centre d'hébergement. Personne
n 'avait revu la jeune femme, Elle faisait partie des centaines de disparus
A quelques kilomètres de là, Yoko, elle aussi. allait de centre en centre. La petite Sakura blottie
contre elle.
Elle avait pu rassurer sa famille, Tokyo, mais n'avait pas réussi à joindre Pierre. Son téléphone ne
répondait plus, et elle ne se souvenait plus du numéro de ses parents, si loin, à Bordeaux. Elle
imaginait sans
cesse le pire, même si elle connaissait les procédures d'évacuation de la Centrale... Elle espérait
qu'il avait
été mis l'abri au plus vite, avec les autres étrangers. Et puis sa priorité était de retrouver Misaki.
Chaque
fois qu'elle évoquait son nom. un beau sourire dessinait sur les visages des survivants ; c'était comme
si
cette seule évocation suffisait à faire renaitre l'espoir. Mais la vieille dame demeurait introuvable.
Au troisième jour, et sur l'insistance de Sakura, Yoko se mit la recherche d'un moyen de transport. Elle
voulait tenter de gagner la montagne. Sakuru était tellement persuadée que sa grand-mère avait réussi à
se
rendre à leur point de ralliement.. Elle chantonnait, assise dans le bus qui avait repris la liaison
vers les
hauteurs, fixant, comme sans les voir, les terribles vestiges de la catastrophe. Elle chantonnait une
très
ancienne mélodie, où il était question de grues cendrées et de cerisiers en fleurs. Yoko, elle aussi,
regardait
par la vitre du bus et admirait malgré elle cette nature qui venait pourtant de ravir des milliers de
vies aux
hommes. Au fur et à mesure que le véhicule s'engageait vers le col, la forêt se densifiait, et les
mélèzes,
ployant sous le poids de la neige fraichement tombée, semblaient s'agenouiller au passage du bus, comme
des gardes s'inclinant devant l'Empereur..
Une équipe de télévision française était du voyage, et Yoko entendait des bribes de conversation, le
cœur
meurtri à l'écoute de cette langue française qui lui était si chère... Un poème de Victor Hugo lui
revint en
mémoire, ce poème où il va vers la tombe de sa chère Léopoldine...
Demain, dès l' aube, à l'heure Où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j 'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées.
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Le véhicule se gara juste devant l'entrée du jardin japonais. La neige avait recommencé à tomber, de
gros
flocons tournoyaient autour des cerisiers.. .On se serait cru au dernier jour du Hanami, lorsque le «
front des
cerisiers en fleurs » a atteint les montagnes, et que les demiers cerisiers du Japon se parent de leurs
fleurs
délicatement irisées.. Comme la neige ce jour-là, les pétales tourbillonnent alors joyeusement, tandis
que
des milliers de Japonais se promènent dans les campagnes, en hommage au rituel millénaire...
Les journalistes français avaient déjà allumé leurs caméras et filmaient cette scène surréaliste de
beauté,
admirant les brumes se mêlant à la neige et les bourgeons prêts à fleurir, comme un improbable défi
après
l'horreur sans nom du tsunami... Un guide leur expliquait l'histoire du Sakura zensen. Et il leur disait
aussi
qu'une grande artiste japonaise immortalisait cette scène printemps après printemps, mais que cette
année
elle était en avance et refusait de quitter le site. C'est lui qui avait alerté les chaines de
télévision, se disant
qu'un tel sujet remettrait un peu de baume au cœur de tous les survivants... Sakura, la bien nommée,
courait
de toutes ses jambes vers la fin du promontoire, là ou le plus gros cerisier élevait ses branches vers
l'infini.
Misaki était là. Droite comme un i, enveloppée dans trois couvertures, elle peignait. Face à la
montagne,
Face à cette nature insupportablement belle. Elle ne pleura pas en se retournant et en faisant tournoyer
sa
petite-fille dans les airs. elle ne pleura pas. ni de joie, ni d'émotion. Elle lui murmura simplement
qu'elle
était fière d'elle. qu•elle savait qu'elles se retrouveraient, et qu'elle aussi, lorsqu'elle était
enfant. elle avait
retrouvé sa devant l'aloé Véra qui l'avait sauvée de ses brûlures et de ses irradiations. Et Sakura
riait, riait, riait à gorge déployée, ses petites nattes volant dans le vent, en criant qu'elle savait
que son
prénom la protégerait.
En bas, dans la vallée, ayant enfin trouvé refuge chez un ancien collègue disposant d'une télévision
câblée,
Pierre regardait distraitement une chaine française. Et c'est là qu'il aperçut soudain une jeune femme
d'une
incroyable beauté. Elle marchait derrière une enfant qui courait travers les allées d'un jardin
japonais,
entourée de mélèzes, de bouleaux, de brumes et de neige. Et surtout de cerisiers, de centaines de
cerisiers
enveloppés d'une aura de flocons duveteux comme des fleurs de printemps. Tout au bout du promontoire se
tenait un peintre. Entouré de couvertures.
Et lorsque l'enfant se jeta dans les bras de cette vieille dame en houppelande, et que la jeune femme se
mit à
sourire, face à la caméra, le visage inondé de larmes, Pierre tomba à genoux. Lui aussi souriait. De
toute son âme
Notes :
** Chaque année, l'Agence météorologique du Japon et l'ensemble de la population suivent le sakura
zensen
(front des fleurs de cerisier). Tous les soirs, les prévisions à ce sujet suivent le bulletin
météorologique du journal télévisé. La floraison commence dans l'archipel Okinawa en janvier et
atteint
généralement Kyôto et Tôkyô à la fin du mois de mars ou en début d'avril. Puis, elle progresse vers le
nord
pour atteindre Hokkaidô quelques semaines plus tard Les Japonais prêtent une grande attention à ces
prévisions. Ils pourront ainsi aller dans les parcs, tes autels et les temples en famille ou entre
amis pour «
contempler les fleurs » 花見 / はなみ, hanami?),. manger et boire. Les festivals du hanami célèbrent la
beauté des
cerisiers en fleurs et sont, pour beaucoup, une occasion de se reposer et de profiter du paysage.
(source : http://fr, wikipedia_ orgiwiki'Sakura)
Des arbres morts et des tonnes de boue entravent toujours la cour de récréation de l'une des écoles
élémentaires d'Ishinomaki, une ville située dans la préfecture sinistrée de Miyagi. Sur les 108
enfants de
cette école, 74 sont décédés et seul un professeur a survécu.
C'est dans un climat sinistre que les enfants vont reprendre les cours cette semaine. Cette école
élémentaire
étant trop endommagée pour les accueillir, une école épargnée des environs leur prête quatre salles de
cours.
(source : http://downtowntokyo, canalhlog_ com]archives/2011/04/19/20929687. html)
Mon frère et moi avions juste un an de différence. Avant mes quatre ans, je ne me souviens de rien, ou de peu de choses : à part un gros poupon noir que j'appelais Gérard, allez savoir pourquoi. Ensuite, lorsque j'eus cinq ans, mon frère eut six ans, quand i'cus à mon tour six ans, il en eut sept, etc.. nous étions nés le même iour exactement, une année d'intervalle Incroyable mais vrai. Ma mère ne se lassait pas de me raconter l'événement de ma naissance un 12...
Mon frère et moi avions juste un an de différence. Avant mes quatre ans, je ne me
souviens de rien, ou de peu de choses : à part un gros poupon noir que j'appelais Gérard, allez
savoir pourquoi. Ensuite, lorsque j'eus cinq ans, mon frère eut six ans, quand i'cus à mon tour six
ans, il en eut sept, etc.. nous étions nés le même iour exactement, une année d'intervalle
Incroyable mais vrai. Ma mère ne se lassait pas de me raconter l'événement de ma naissance un
12 juillet à 10 heures du matin (tandis que mon frère avait vu le jour, si on peut dire, à 23 heures).
Dans le fond, c'était assez pratique, car le jour J, mes parents organisaient une fête unique avec la
famille. Nous recevions nos cadeaux chacun de notre côté mais nous soufflions les bougies du
gâteau d'anniversaire ensemble, dans une commune et longue expiration : le gâteau était partagé
en deux parties égales, avec d'un le nombre de bougies pour mon frère et de l'autre le
nombre de bougies pour moi.
...jusqu'au iour où mon frère eut pour toujours dix ans cause d'une voiture qui le
heurta et l'envoya au cimetière. C'était donc un 12 juillet, nous avions soufflé les bougies. D'un
seul Coup. Unc belle réussite. Mon frère avait reçu un beau vélo bleu en cadeau et moi un non
moins superbe landau pour promener ma progéniture de celluloid, dont Gérard faisait encore
partie. DéÀ, neuf ans, j'avais ressenti certains aspects néfastes de la vie. Par exemple. les
vacances ne durent pas, tout a une fin, même les meilleurs moments, et ce jour-là. ce fut le cas.
Tout le monde était heureux. il faisait beau. Tom, car il s'appelait ainsi, traversa en courant la
petite route départernentale, qui séparait notre maison du petit bois où nous avions la permission
de jouer, sans regarder de chaque côté, comme nos parents nous l'avaient si souvent répété.
Pourquoi ? Si les adultes ne se sont pas posé la question mille fois... Personne ne sait pourquoi et
ne saura jamais. D'ailleurs, il n'y a pas d'explication à ce genre de malheur.
Tom traversa et la seconde près une voiture passa. Le choc fut inévitable, pas vraiment
violent, mais sans retour. Je veux dire par là, sans retour pour la vie, en ce qui concerne mon
frère. C'est inimaginable ce que l'existence peut changer tout coup. Il me sembla un instant que
c'était moi qui avais fait ce bond en l'air et qui étais retombée sur la tête, tant celle-ci me
faisait
mal. Mal cause de ma mère qui hurlait. Tout à coup, je fus bannie de son champ de vision, mon
père aussi d'ailleurs sembla ne plus me reconnaitre. Je fus conduite dans ma chambre par une
main inconnue mais ferme, tandis qu'un peu plus haut, au-dessus de ma tète, une voix sembla
vouloir me consoler, moi qui ne pleurais pas.
Les jours, les semaines passèrent. Mon père s'occupait de moi comme il pouvait. Le
mercredi, il nous emmenait à pied au cimetière, moi et mon landau. Ce dernier faisait partie
intégrante de notre malheur. L'école avait repris. Depuis ce jour maudit où mon frère n'eut même
pas le temps de profiter de son beau vélo bleu, je n'avais pas revu ma mère : " Elle est
l'hôpital, m'expliqua enfin mon père, dans un service où l'on essaie de lui redonner le goût de
vivre..." Et devant mon insistance. il poursuivit :
- "Depuis que ton frère n'est plus là, elle n'a plus envie de rien. Elle ne mange plus, dort
toute la journée à Cause des médicaments et elle pleure beaucoup..."
Elle devait aussi pleurer pour moi car, étrangement, depuis l'accident, aucune larme ne
parvenait à couler de dessous mes paupières. La violence de ce 12 juillet m'avait comme asséchée.
Le vélo bleu de Tom était resté dans rentrée, personne sans doute n'osait y toucher... Sauf moi
Chaque fois que je passais devant, je l'effleurais du doigt, d'un petit coup de pied je faisais
tourner
la pédale dans le vide, j'actionnais le frein, je faisais tinter la sonnette lorsque j'étais certaine
que
personne n'entendrait. C 'était un vélo mixte qui pouvait aller aussi bien à un garçon qu'à une fille.
Le bleu n'était pas vraiment ma couleur favorite, mais enfin... Dans la famille, il y avait une
tradition: il fallait attendre dix ans pour avoir une bicyclette le jour de son anniversaire. Il en
avait
été ainsi pour mes cousins, cousines et plus récemment pour mon frère. Cela ne veut pas dire que
nous ne savions pas en faire, car il y avait bien longtemps que nous enfourchions déjà les deux
roues de nos ainés.
*
C'est un samedi de septembre que je fus autorisée rendre visite ma mère. Curieusement, la semaine précédente. à l'école nous avions étudié les sens. « les 5 sens le goût, l'odorat. le toucher, l'ouie et la vue. Cette leçon m'avait particulièrement intéressée. Je me souviens encore du regard étonné de la maitresse devant mes questions pertinentes.*
*
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*
*
*
Ma vie a commencé dans une biscuiterie à Nantes. J'étais toute belle, fraichement sortie de l'usine dons une robe argentée décorée d'une image sereine : une façade de maison eurie d'hortensias et un chat qui dort sur le rebord d'une fenêtre : le reflet de la paix sans mauvaises promesses. Remplie...
Ma vie a commencé dans une biscuiterie à Nantes. J'étais toute belle, fraichement
sortie de l'usine dons une robe argentée décorée d'une image sereine : une façade de maison
eurie d'hortensias et un chat qui dort sur le rebord d'une fenêtre : le reflet de la paix sans
mauvaises promesses.
Remplie de gâteaux secs, je me suis reposée quelques mois sur l'étagère d'une petite
épicerie de campagne avant de migrer dans une famille ordinaire : le père besogneux, quatre
enfants échelonnés entre 20 et 8 ans et leur mère qui élevait la voix, bizarrement après le passage
de petites mains qui me vidaient de mon contenu. J'étais la boite à gâteaux, la boite à gâter. Vide
et froide, j'ai fait le bonheur d'Emile qui rangeait ses billes en sortant de l'école. Un jour, les
billes ont déménagé. J'allais tenir mon rôle d'étui du kilo de sucre justement tassé à mon gabarit.
Eh non ! Sur la table de la cuisine, j'ai repris ma fonction de boite nourricière, bourrée à craquer
de cochonnailles, de pâtés, de saucissons et dans le coin gauche, d'un paquet de tabac gris, le tout
posé sur une enveloppe adressée à Lucien, l'ainé des enfants stationné à Douaumont. Bien
emballée dans un journal et un papier de récupération, le service de la poste m'a emportée sans
précaution vers l'Est, un voyage de chocs violents avec d'autres colis qui suivaient le même rail.
Des arrêts et des départs, des séjours dans des lieux humides, le voyage m'a semblé long, très
long.
Arrivée enfin, des mains boueuses m'ont à mise à nu. Le déshabillage a amené
autour de moi des uniformes de guerre portés par des soldats amaigris. Que dire de la joie
débordante de Lucien à la lecture de la lettre écrite par sa mère lui disant à mots couverts tout son
amour et sa peur de le savoir au front, aux lignes violettes de ses frères et au petit gribouillis de
Simone, la petite dernière. Du haut de ses huit ans, elle avait dessiné la chatte « Mounette », le
ventre arrondi par les petits pois volés autour du poulet rôti. Les mots de sa mère et ceux de son
père « Courage mon fils, on les aura » ont fait couler des larmes de joie et de peine confondues.
Les victuailles ont été appréciées par les copains groupés autour de moi qui retrouvaient le goût
de leurs produits : un instant unique avec une cigarette, roulée avec tendresse et précaution de ce
gris, économisé au brin près et chanté sur tous les tons quelques années plus tard.
- Garde la boite Lucien, on y rangera nos faits de guerre et nos souvenirs.
Mon parcours n'était donc pas fini, Je faisais partie du barda. Je suis devenue
l'amie fidèle, la confidente, la Compagne à protéger : une sorte de coffre-fort, de boite à secrets
digne de recevoir la plus petite parcelle de la vie de ces soldats pour garder en mémoire l'instant
qu'ils ne pourraient oublier, une fois la victoire gagnée, la peur au ventre, les tripes labourées par
la trouille. La victoire, ils y pensaient sans y croire.
Je me suis alourdie de babioles rattachées à un mot, une situation, un instant, un
souvenir à retenir.
- la coquille égarée d'un bulot des Côtes Normandes. Louis qui connaissait ces côtes
la mettait contre son oreille pour entendre la mer. Pendant quelques secondes il oubliait l'horreur
du moment.
- une balle de mitraillette qui s'était fichée dans la guêtre de Joseph. Récupérée avec
précaution, il la remerciait presque de ne pas avoir achevé sa tâche.
- un briquet à pierre qui a repris du service avec les cigarettes roulées.
- un rameau de cerisier fané. La rouille avait chassé le rose des fleurs, mais Lucien
ne la voyait pas, Il ne voyait que la douceur des pétales qui le renvoyaient au teint de Louise, la
voisine de la ferme de Clairette qu'il croisait en revenant des champs, alors qu'elle pédalait sec
sur son vélo. Juste quelques mots sans importance, bafouillés timidement sous la pression de deux
cœurs qui battent vite et trop fort. Penser à elle lui redonnait du courage et de l'espoir. Sans
promesse formelle, il la devinait inquiète à son sujet. La veille de son départ, il s'était posté sur
son chemin pour la voir une dernière fois et s'emplir les yeux, le coeur de son âme discrète qu'il
avait découverte dans l'éclat triste de son regard. En silence, ils s' étaient donné un baiser chaste et
tiède, un baiser presque naïf d'enfants qui se séparent avant les grandes vacances. A défaut de
mots, les yeux ne trompent pas.
-un éclat d'obus tordu, sans histoire. Chacun des hommes lui avait trouvé une
ressemblance : un oiseau privé de son aile droite, ou un lion au cou de girafe, une série d'éclopés
qui les faisait rire jaune.
- le muselet d'une bouteille de champagne tout aplati. Redressé, il pourrait remplacer
un lacet ou servir de cure-dent. Le système « D » prenait toute sa place dans cette époque
guerrière.
- le rasoir coupe-chou qui ne coupait guère. Il n'y avait plus de savon pour le
blaireau et le miroir avait perdu par écailles, sa couche de tain. Et puis, à quoi bon Se raser ? On
ne nait pas poilu, on le devient contre son gré et faute de moyens.
- Tout au fond, l'harmonica du père de Lucien. Compagnon plaintif des moments
tristes, jusqu'ici rangé dans la poche de la vareuse du soldat, il faisait partie des trésors de guerre
à protéger.
Et surtout, le bien le plus précieux, un carnet noir serré par un élastique souvent
manipulé. Chaque jour, au creux de la mitraille, les mêmes mains parfois mouillées griffonnaient
quelques lignes serrées, voire quelques pages avec un crayon de bois qui commençait à avoir
"mauvaise mine". Lucien abrégeait certains mots, une sorte de code secret (sait-on jamais ! ) et
par économie. Où trouver un crayon après le trépas de celui-ci ?
Lucien consignait les détails de l'avancée du régiment, donnait ses impressions sur
la popote froide et sur le moral des troupes : Joseph a peur. II ne dort plus et maigit de jour en
jour. Aujourd'hui l'anniversaire d'Emile, gâté par les plus grands, tant mieux pour lui. Sur
certains feuillets, c'est Louise qui prenait toute la place. Anticipant sur l'avenir, Lucien écrivait
leur histoire. De rencontres anodines aux rendez-vous plus intimes, Il déclarait son amour avec
des mots qu'il n'aurait su lui dire de vive voix. Taiseux comme son père, sa pudeur l'en aurait
empêcjé, mais seul, face à son petit carnet, les mots lui venaient du fond du coeur : un cri
d'amour que rien n'arrête, pas même la mitraille, fond sonore de tous les instants, qui le ramenait
violemment à la réalité. II oubliait ces boyaux de boue, la vertmine, les rats, - ah ! les sales bêtes -
qui le bouffaient de partout, et s'isolait dans le réve lointain de sa vie avec Louise. Il serait peut-
être trop tard à son retour, mais batir cet avenir le faisait tenir debout et lui donnait
l'envie de s'en sortir. Ragaillardi, plein d'espoir, il remettait crayon et carnet toute vitesse dans
la boite, la boite dans la musette et se sauvait.
Certains jours, fatigué et désespéré, Lucien prenait son temps, (advienne que pourra !)
pour relire la lettre de sa mère. II la connaissait par cœur mais la relecture réveillait
l'émotion d'une première fois. Le papier usé reprenait sa place dans le carnet noir et la gorge
serrée, il se posait toujours la méme question : « Est-ce que je les reverrai un jour ?
- Lucien, qu'est-ce que tu fous ? Allez cours !
Alors, il rejoignait les autres, s'échappait avec eux, au-devant du danger en croyant
l'éviter.
Après une mitraille infernale, tout semblait redevenu calme. Serrés dans une
tranchée, ils étaient tous là. débordant de joie d'avoir échappé au pire. « Ce n'est pas encore pour
aujourd'hui». Lucien a sorti son harmonica et s'est mis à jouer la chanson qu'il connaissait bien.
En choeur, ils ont repris « Le Temps des cerises » , chacun gardant pour soi le poids des mots, leur
poésie, l'espoir de jours meilleurs, de printemps et de paix. Emportés par leur allégresse, leurs
voix ont couvert le canardage qui faisait rage autour d'eux; un retour de feu imprévu. Trop tard
pour s'échapper, Le tir était ajusté. Joseph et Armand, blessés ont été secourus. Lucien et les
autres sont morts en chantant, et moi, orpheline, cercueil de leurs secrets j'étais là, enterrée
vivante avec mes trésors dans une terre devenue mon cimetière.
J'ai perdu la mémoire. Le bruit était infernal et il a duré...une éternité. J'ai fini
enfouie dans la dans un silence de mort. Plus rien ne s'agitait autour de moi. La paix était-
elle enfin revenue ?
Les dégradations successives du sol ont contribué ma destruction. La belle image
utopique de mon couvercle, s'est effacée et la rouille a entamé mes flancs jusqu'au jour Où j'ai
revu la couleur du ciel. J'ai refait surface et d'autres mains m'ont recueillie et gardée en secret. Je
n'ai pas reconnu l'uniforme de mon sauveur, ni l'accent de ses mots étrangers. Il m'a protégée
comme une relique pour que le temps cicatrise les plaies de son âme. L'attente a duré au fond
d'une malle dans un grenier mais je ne me sentais pas chez moi. Je me languissais.
désespérée, attendant l'irrémédiable. Mon histoire s'arrêterait là sans mémoire et sans postérité,
pour la transmettre. Le carnet noir garderait ses déclarations inutiles. Un déménagement m'a
sauvée. l'homme qui m'avait trouvée était grave et indécis. Avec des gestes pudiques, et des
yeux tristes comme une caresse, il n'osait aller au bout de son envie. Je lui faisais peur. Le passé
faisait encore mal, mais je savais qu 'un jour il aurait la volonté de vouloir connaitre de l'autre ce
qu'il avait lui-même vécu parce que les hommes sont amis ou ennemis selon la phobie meurtrière
de leur chef.
J'ai livré mes secrets à l'homme enfin prèt à explorer mes tripes. Un soir au coin du
feu. avec précaution et hésitation, il a tout regardé en silence. La mèche du briquet était moisie et
le rasoir rouillé. Il a reconnu la balle de mitraillette. Le Camet noir était intact et sa lecture a
pris
beaucoup de temps. La dernière page datait du 17 Avril 1917. Il a refermé le livret, je crois qu'il
pleurait. Livide et accablé, il a tout remis en ordre et mon couvercle s'est refermé une dernière
fois.
Pendant la nuit, j'ai entendu l'homme se retourner dans son lit, soucieux, chaviré
par les révélations de la veille et dès le jour levé, j'ai senti le poids de son indécision. Ses yeux
braqués sur moi quémandaient la solution. Que faire de moi ? Me laisser mourir ou me renvoyer
vers ceux qui ne m'attendaient plus. Rouvrir les plaies à peine refermées et troubler leur vie
gratuitement. Où étaient le bien ou le mal, le droit ou le devoir, parler ou se taire à jamais, des
sentiments difficiles à analyser et un choix impossible. Il s'est résigné à laisser le monde en paix,
ne pas le peuplé de morts et de gueules cassées. Apaisé, l' homme m'a remise à
l'abri entre les plis de son uniforme et ses souvenirs conservés avec le même respect.
La longue maladie, l'émiettement me guettaient jusqu'à la mort au fond
d'une poubelle allemande, une mort sans gloire, celle des boîtes à sucre, objet banal, capital par
intermittences voué à la destruction sans oraison funèbre : une parmi tant d'autres. Les
générations futures ignoreraient toute la tragédie intime de ces milliers de petits carnets noirs. La
peur, la faim. le découragement, la crasse. il fallait les subir pour les écrire. Seuls, les livres
d'histoire mentionneraient froidement cette portion de vie de ces combattants rivaux qui croyaient
à leur supériorité militaire, à leur ivresse du pouvoir, à la qualité de leur matériel, obéissant aux
ordres imbéciles pour sauver la patrie, la mère patrie, torturée, labourée, gorgée de leurs sangs
mélangés. Quant un jour, un autre miracle : le jour a chassé la nuit, la porte du cachot s'est
rouverte. Le soleil existe donc encore et la terre tourne toujours.
Deux jeunes ont exploré ces vieilleries et leurs voix, d'abord moqueuses se sont tues
par I'émotion, Ils se sont souvenus de la douleur de leur père parlant de cette époque tragique. Les
preuves de ces souffrances de part et d'autre de la frontière ont ramené la même question
(décidément héréditaire) : Que faire de moi ? A cause ou grâce au recul du temps, la décision a été
vite prise ; ma place était en France. J'allais reprendre le rail, accompagnée cette fois par ces deux
imprudents, pressés d'agir, d'en savoir plus sur celui qui avait perdu la vie par l'un des leurs,
avant que la nargue menacente ramène l'épouvante et trouble la paix éphémère.
A destination, personne n'attendait de visiteurs, fussent-ils français, encore moins
allemands. L'accueil a été glacial. Aux uns et aux autres, tout leur est passé dans la tète : la colère,
l'audace, la rancune. Chez les visiteurs, plutôt de la douceur, comme une excuse à l'intrusion.
Faute de mots d'échange, les jeunes ont ouvert la valise et ma vue, les visages ont blêmi.
incrédules à ce qu'ils voyaient.
Personne ne paraissait pressé d'en savoir plus. Déposée sur la table d'autrefois,
Simone, grandie a coupé ficelle et papier. Les autres se sont approchés. Je les avais quittés enfant,
devenus des hommes, je ne les ai pas reconnus.
A peine ouverte, sitôt refermée ! Beaucoup d'émotion autour de moi, larmes de
Simone, la crainte dans les yeux d'Emile dans un silence pesant qui a plombé l'espace. Ils ont
compris subitement tout ce que je représentais. L'inconnu les effrayait, les inconnus ne leur
faisaient plus De chaque côté de la frontière, ils avaient eu la même jeunesse inquiète, une
partie de leur Vie en commun.
Une femme au regard gris s'est approchée. « Je reconnais cette boite, c'est celle de
votre frère. Je l'ai envoyée sur le front en 1915 pour son anniversaire et depuis... on sait. Je
n'aurais jamais pensé qu'un jour le passé nous reviendrait de cette façon et vous avez eu le
courage de venir jusqu'à nous !
Mon contenu a soulevé des questions sans réponses, supposé des états d'âme propres
à chaque objet, imaginé les peines et les joies durant ces années de malheur. Marguerite, la
maman a lu et relu la petite écriture serrée du carnet souffrant après coup de ces récits écrits avec
des mots simples. L'ombre de Lucien rôdait autour d'elle et lui soufflait tout ce qu'il ne lui avait
jamais dit. Elle savait tout cela, mais aujourd'hui, qui mieux qu'elle pouvait ressentir au plus
profond d'elle le calvaire vécu par son « grand». Elle a gardé le carnet et l'a recopié en entier
sauf les pages destinées à Louise qu'elle s'est interdit de lire. Les secrets d'amour de son fils ne la
regardaient pas. Elle savait pour Louise avant le départ pour cette maudite guerre ; une mère sent
ces choses-là. Après, sans regret, elle a porté le Camet à Louise qui l'a reçu comme un cadeau. Le
reste, sauf l'harmonica qui a fini dans les tranchées de la Meuse, a été distribué aux enfants,
propre à eux d'inventer l'histoire qui leur manquait.
Que sont devenues mes copines d'usine ? Ont-elles vécu de belles histoires plus
gaies que la mienne et qui les racontera ? Le sucre a t'il servi d'antirouille à celles simplement
chargées de le tenir au sec sur l'ai de la cheminée ? D'autres sont peut-être le cimetière des faire-
part de décès ou la boite à couture lourde de boutons qui ne serviront jamais, mais trop beaux pour
être jetés. d'autres encore, banales et sans intérêt crèvent comme moi, pleines de clous, vis et
pointes au fond d'un cellier. J'ai vécu une belle et triste histoire, rare pour une boite gâteaux.
Mon destin est lié à des évènements douloureux et témoins de la folie des hommes avides de
conquêtes et de domination. Les pions sur l'échiquier y sont restés en héros innocents. Blessés et
meurtris dans leur coeur et dans leur chair, mais vivants, nous aurions dû, Lucien et moi, rentrer
en paix comme des copains d'infortune. La guerre n'a pas voulu.
Le haut chapeau noir frémit dans le vent. Les pans du long manteau rouge vif
claquent
comme des coups de fusil. Les bras écartés, I étrange personnage oscille, menaçant.
Tous les autres oiseaux n 'approchent plus du champ fraichement labouré malgré les beaux
grains d'or si tentants à portée de bec.
Mais, lui, le petit oiseau craintif est fasciné. Il tend les ailes et se laisse porter par le souffle
du vent. S'approche. S'affole. S'enfuit sous la protection des feuillages du bois.
Bien...
Le haut chapeau noir frémit dans le vent. Les pans du long manteau rouge vif claquent
comme des coups de fusil. Les bras écartés, I étrange personnage oscille, menaçant.
Tous les autres oiseaux n 'approchent plus du champ fraichement labouré malgré les beaux
grains d'or si tentants à portée de bec.
Mais, lui, le petit oiseau craintif est fasciné. Il tend les ailes et se laisse porter par le
souffle
du vent. S'approche. S'affole. S'enfuit sous la protection des feuillages du bois.
Bien à I'abri, il tend la tête. Observe.
Le haut chapeau noir frémit dans le vent. Les pans du long manteau rouge vif claquent
comme des coups de fusil. Les bras écartés, I 'étrange personnage oscille. Mais il ne bouge
pas. Les bras écartés, I 'étrange personnage oscille. Mais il n'avance pas. Il attend .
L'oiseau ose quelques coups d'aile, par cercles successifs, de plus en plus courts, de moins
en moins hauts, il s approche à nouveau. Sous le haut chapeau noir frémissant, sous le long
manteau rouge flottant, il aperçoit le jaune pale, doux et chaud que les futurs parents
accumulent avec précaution et tendresse au fond des nids pour le confort de leurs oisillons.
L'homme de paille n 'a rien de menaçant.
L'oiseau se pose tout en haut du chapeau noir. Siffle victorieusement. Seul le silence répond.
L 'oiseau s 'enhardit. Se glisse sous le manteau rouge, juste au creux du cou. Rien ne bouge.
Il se sent bien. Protégé de la bise qui peut faire claquer les longs pans de tissu. Protégé des
füsils. Protégé de la peur. Un abri Un abri doux. Un abri chaleureux. Un abri comme un
nid. L'homme de paille lui offre confort et douceur.
C'est ainsi que le petit oiseau est revenu souvent vers son ami immobile. Se nicher dans la
cachette offerte. Se pelotonner dans la paille chaude. Oubliés le vent, le froid, la faim, la
solitude, la crainte. Tout est plus facile à deux. Tout est plus facile quand on est amoureux.
Laure pose son stylo. Relit ce qu'elle vient d'écrire. Oui. La vie paraît plus facile quand on est
deux pour l'affronter, plus douce quand on est deux pour la goûter. Que c'est bon d'être
amoureux !
Laure soupire. Sent les larmes venir. Reprend son stylo.
L'oiseau connaît le bonheur. L'oiseau connait I'amour. L'homme de paille lui donne sa
protection, sa chaleur. Mais ne répond jamais aux cui cui quémandeurs. C'est tout de même
un peu triste un amour silencieux.
« Ami, ami, je t 'aime. Mais toi, que penses-tu ? »
L'automne, la grisaille et les tempêtes de novembre ont passé. L'hiver, le froid et la neige de
février ont coulé. Le printemps a fait bourgeonner les arbres, germer les graines. Les
pommiers et les cerisiers éclatent de blancheur. Les lilas préparent leur courte et odorante
floraison mauve.
Mais l'oiseau ne s'enivre pas de parfums et de chants comme tous ses amis. Il pleure son ami
disparu.
Un matin, il n'était plus là. Plus aucune trace de son existence dans l'océan vert du blé en
pleine croissance. L'oiseau a volé des jours et des jours au-dessus des champs qu'il
connaissait et même au-delà. Mais pas de chapeau noir parmi les coquelicots disséminés le
long des chemins. Pas de manteau rouge surgissant du jaune éblouissant des étendues de
colza.
L'homme de paille est parti.
Plus d'ami. Plus d'amour...
L'oiseau ne sait plus siffler. Il ne comprend pas. Il est seul. Abandonné.
Laure sait qu'elle n'ira pas plus loin pour l'instant. Inutile de rester devant son cahier. La page
restera blanche.
Six mois déjà ! Et la douleur est toujours là. Aussi lancinante. Aussi poignante. Aussi
déchirante. Laure ne comprend toujours pas ce qui est arrivé. Ce qu'elle a fait. Ou pas fait. Ce
qu'il lui a reproché. Ce qui l'a éloigné.
Elle l'aimait. Il l'aimait. Du moins le croyait-elle. Et puis... Ces quelques mots : « Ne m'en
veux pas, Laure. Je ne peux plus poursuivre plus loin notre liaison. Je gâcherai ta vie. Cherche
quelqu'un de plus solide et de plus fiable que moi. Il faut que tu me quittes. »
Laure n'a pas compris ce jour-là. Ne comprend toujours pas, six mois plus tard. Après leur
rupture, il s'est montré quelques semaines avec des femmes, toujours rieuses, toujours jolies,
jamais la même. Le style évaporé. Elle croyait que ce n'était pas ce genre de femmes qui
l'attirait. Et pourtant... Le connaissait-elle finalement ? Connaissait-elle ses goûts ? L'avait-il
trompée à ce point ? Avait-elle aimé un homme né de son imagination ? Un autre homme que
celui qu'il était vraiment.
Comment était-ce possible ?
La naissance de leur amour a été si inattendue, si soudaine. Un coup de foudre ? Peut être pas.
Ils se sont vus plusieurs fois après la première rencontre. Mais à chaque rendez-vous, la
découverte de goûts communs, de plaisirs semblables. Laure chavirait sous le regard
caressant de Miguel, ses yeux de velours d'hidalgo. Elle était séduite par son élégance.
Elégance de style et d'allure. Mais surtout élégance de pensée.
Plusieurs mois de pur bonheur. Quelques froissements, bien sûr. Parfois. De légers heurts.
Mais jamais de querelles. De mots durs. Un sentiment d'harmonie.
Elle se sentait plus sûre d'elle. Plus solide. Plus chaleureuse avec son entourage. Un amour de
soleil. Un embrasement contenu de tout son être.
Et lui ? Il l'aimait alors. Elle ne pouvait pas s'être trompée à ses gestes tendres, ses regards de
feu. Il n'était pas homme à jouer avec le sentiment clair et désintéressé qu'elle lui offrait.
D'ailleurs pourquoi aurait-il joué ?
Alors, que s'était-il passé ?
Il avait paru plus froid, plus distant. Doucement. Peu à peu. Elle avait senti ses réticences. Ses
dérobades. Comme s'il se protégeait. Comme s'il la protégeait. Mais de quoi ?
Jusqu'au jour où il s'était éloigné. L'avait éloignée. « Il faut que tu me quittes »
Elle n'y avait pas cru. Mais il s'était affiché dans les jours suivants avec toutes ces jolies
femmes. Elle s'était enfuie et pleurait depuis six mois ce bel amour feu de paille.
Son conte le disait bien. Pauvre petit oiseau fidèle amoureux d'un épouvantail qui donne sa
chaleur sans distinction, à tous les oiseaux qu'il n'effraie pas. Un être de paille indifférent.
Le conte plaira à Flavie. Elle saura comme toujours laisser courir son imagination et ses
pinceaux. Elle métamorphosera le récit de Laure en éventail de dessins poétiques et colorés.
Leur éditeur pressera le travail pour une parution de l'album dans les bons mois de vente.
Mais Laure ignore la suite de son conte. N'a encore aucune idée de la fin qu'elle veut lui
donner.
Flavie a comme toujours bien travaillé. Ses dessins sont délicats. touchants. L'épouvantail est
imposant dans son long manteau rouge flottant, rassurant aussi. On devine sa chaleur offerte à
l•oiseau minuscule.
Laure la félicite en cherchant à dissimuler son émotion le mieux possible. Mais Flavie est son
amie et la connait parfaitement. Elle ne peut se tromper sur le sens de ce conte.
Aujourd'hui, Flavie est un peu étrange, hésitante. Plutôt silencieuse comme si elle
réfléchissait à la portée de chaque mot, comme si elle ne savait comment exprimer sa pensée.
C'est en rangeant précautionneusement ses dessins, le regard détourné de Laure qu'elle dit :br
« J'ai rencontré Charles Destrez hier. »
Laure sursaute. Charles est le meilleur ami de Miguel. « Le gentil Charles aux yeux de cocker
triste » l'avait-elle d'abord décrit à Flavie. Mais Charles n'était pas triste. Elle avait beaucoup
apprécié cet homme doux et chaleureux. Mais elle n'avait pas eu l'occasion- et sans doute pas
l'envie- de le voir depuis sa rupture d'avec Miguel.
Le cœur serré, Laure attend que Flavie poursuive. Mais seul un lourd silence pèse sur les deux
amies. Flavie continue à trier ses dessins. En pose un. Le reprend. Ses gestes sont
désordonnés. Ce n'est pas habituel. Pourquoi se tait-elle si longtemps ? Quelle si grande
importance que sa rencontre de la veille ? Qu'a-t-elle de si pénible à dire ?
Oppressée, Laure interroge d'une voix tremblante :
« Comment va —t-il? »
La question est à double sens. Elles le savent bien toutes les deux. Laure aurait pu directement
poser la question qui la hante : « Et Miguel, que devient-il ? »
Flavie se tourne enfin vers elle. Ses beaux yeux clairs sont embués. Elle fait signe à Laure de
s'asseoir. Lui prend les deux mains entre les siennes. Elle serre très fort.
« Laure, Miguel est mort le mois demier. »
La terre ne s'ouvre pas. Le plafond ne s'effondre pas. Laure ne bouge plus. Pas un souffle.
Pas un frémissement. Même ses yeux n'ont pas cillé. Une statue de glace.
Flavie rapproche sa chaise à côté d'elle. L'entoure de ses bras. Se tait. Attend. Attend la
question qui vient enfin. Une voix blanche :
« Comment est-ce possible ? Que s'est-il passé ? »
Un accident sans doute. Miguel conduit vite. Et puis, il y a tant de chauffards sur les routes.
Un incendie, peut-être. Miguel est si imprudent avec ses cigarettes. Elle lui a si souvent
reproché de fumer dans le lit. Une noyade ? Il nage tellement loin du rivage sans se soucier de
surveillance de la baignade. Il aura été emporté par les courants de la marée basse.
« Il était très malade. Tumeur au cerveau inopérable. Il n'était plus que l'Ombre de lui-même.
Toi-même, tu aurais hésité à le reconnaitre, tellement il était changé »
Charles est assis en face d'elle. Il la fixe avec ses yeux de cocker triste. Et cette fois, il est si
triste, hélas !
C'est Flavie qui a conseillé de lui fixer ce rendez-vous dans le café où ils ont passé de si bons
moments tous ensemble. « Ce serait mieux que tu rencontres Charles. Il m'a raconté la
maladie de Miguel. Mais il vaut mieux que tu apprennes la vérité de sa bouche. Il espère que
tu accepteras de l'écouter. Je crois qu'il tient à te confier certains secrets qu'il ne voulait pas
me transmettre. C'est à toi de décider. Quand tu le souhaiteras. »
Laure a attendu plusieurs jours. D'abord se relever. Se sentir prête.
Flavie l'a accompagnée au cimetière. Elles ont déposé un bouquet de violettes sur la tombe.
Miguel aimait cette fleur symbole d'humilité et de discrétion.
Laure n'est pas sûre d'être croyante. Mais elle a prié. Prié longtemps. A senti un soume près
d'elle. La présence de Miguel. S'est sentie plus forte.
Et elle est là. Face Charles. Le doux Charles qui parle lentement. Une voix grave.
Enveloppante. Tellement affectueuse. Une voix qui fait du bien, Une voix qui dit :
« Il t'aimait tellement, Je ne sais pas s'il aurait voulu que je te dise la vérité. Je crois que je me
serais tenu silencieux si le hasard n'avait pas mis Flavie sur mon chemin. Mais c'est mieux
ainsi. Tu as choisi de venir. De toute façon, tu étais dans la souffrance. Je ne me trompe pxs ?
Savoir que tu es restée dans son cœur et sa pensée jusqu'au bout atténuera ta douleur comme
ta présence en lui a adouci ses moments les plus pénibles. »
Et Charles parle.
Il n'y avait même pas un an que Miguel vivait avec Laure quand sa tumeur avait été
diagnostiquée. « Impossible d'opérer à l'endroit où elle se trouve». Terrible épée de
Damoclès soudainement suspendue pour trancher le grand bonheur à peine effleuré. A ses
questions insistantes, une réponse inexorable : « Six mois peut-être. Pas plus d'un an. »
Miguel avait choisi. Impossible d'infliger à sa Laure si peu de temps aimée le spectacle de la
dégradation de son corps et de son cerveau assurée, inéluctable. Leur rencontre était trop
récente pour lui imposer le rôle pesant d'infirmière. Il ne voulait pas qu'elle le vit souffrir. Il
ne voulait pas la regarder souffrir.
Il désirait qu'elle gardât de lui l'image de ce qu'il avait été réellement et non celle d'un
homme diminué au physique comme au mental.
« Je ne partageais pas son choix. Je le trouvais cruel. Pour toi qui te croyais trompée. Pour lui
qui se privait de ton amour pour le soutenir. Mais c'était à lui de décider. Vous vous
connaissiez depuis si peu de temps. Il cherchait à t'épargner ce trop lourd fardeau. »
*
Lorenzo, la main tremblante, repose le pinceau sur la palette. Beaucoup de noir, de gris, un de bleu et quelques taches de rouge, Trois longues années de labeur s'achèvent. La fresque se- rait livrée en temps voulu. Le Musée National des Invalides lui en avait passé commande. Son œuvre, le chef-d'œuvre de Sa Vie, doit recouvrir les murs de l'intérieur des arcades ceinturant la grande cours du musée de l'armée. Ce...
Lorenzo, la main tremblante, repose le pinceau sur la palette. Beaucoup de noir, de gris, un
de bleu et quelques taches de rouge, Trois longues années de labeur s'achèvent. La fresque se-
rait livrée en temps voulu. Le Musée National des Invalides lui en avait passé commande. Son
œuvre, le chef-d'œuvre de Sa Vie, doit recouvrir les murs de l'intérieur des arcades ceinturant la
grande cours du musée de l'armée.
Ce 31 décembre n'est pas un jour comme les autres : à la fois son anniversaire et celui de la
fin d'un siècle. Lorenzo est né un premier janvier 1914, à zéro heure une. Ce siècle qui s'achève,
n'est-il pas un le sien ?
Satisfait, mais fatigué, il s'assoit au milieu de son vaste atelier pendant trois ans, son seul
décor a été cette pièce tendue d'une imposante toile blanche. Jour après jour, ses pinceaux l'ont
couverte Ses yeux la balayent, lentement.
Sur un fond de brume du chemin des Dames. se promène un jeune couple endimanché.
Épars sur le sol, un casque, un masque à gaz. une baïonnette, un jeune soldat. les yeux vireur row-
nés vers le ciel mort. Sur son front laiteux, sans ride, le point rouge du « i » d'un point
d'interrogation. La jeune femme porte une ombrelle rose. Le ciel d'encre reste barbouillé
par les
fumées noires des bouches béantes des canons. Certains crachent encore la mort. Partout, la déso-
latton. Dans l'entrelacs des barbelés, les victrmes de la barbarie humaine, les mains tendues vers
un je-ne-sais-quoi. Leurs fixent un point au-delà de l'horizon. Entre les lourds nuages teintés
de rouge sang : quelques touches de bleu.
Son regard abandonne ces terribles images de guerre pour se poser sur le couple du premier
plan.
Le jeune homme, la tête bandée, porte sur son habit de poilu la poussière des tranchées et
les taches de sang de ses compagnons fauchés par la mitraille. Sur le visage de la jeune femme, en
rides à peine esquissées : l'attente angoissée. Elle tient une ombrelle. Derrière eut, de blanc vêtue.
une nurse pousse un landau. Tout donne ù pemer que I 'enfant, qu'on ne voit pas, est celui de ce
couple. La vre reprend son cours. Sur le côté, en toile de fond, les cheminées des hauts-fourneaur
de Pompey fument à nouveau.
L'enfant, c'est lui, Lorenzo. Trop petit, comme souvenir de la Grande Guerre il ne gardait
que les histoires rapportées par son père, Agostino. Après la démobilisation, ce dernier avait quitté
la Lorraine pour reprendre son ancien emploi près de Toulouse. Au début du siècle, la misère de son
pays, le Portugal, l'avait conduit en France. Habile mécanicien, il avait d'abord travaille à Muret,
dans les ateliers d'aviation de Clément Adder puis dans ceux de Latécoère.
Ses yeux passèrent l'étape suivante.
Le ciel gris de la guerre cède le pas à un azur limpide où Éole, I 'aéroplane d'Adder. s 'ar-
rache à la pesanteur
Il lui semble entendre sourdre les hourras de la toile.
Dans un coin. le pionnier de l'aviation sourit. Bien que son père n'ait pas assisté aux pre-
miers essars. Lorenzo I 'a représenté en compagnie de sa mère. Elle tient la méme ombrelle : rose
blanche s'épanouissant au milieu de I 'étendue verte du champ témoin de I 'exploit. Accroché sa
robe, un petit garçon en costume de marin. Ses longues anglaises retombent négligemment sur un
col blancc bordé d'un double liseré, bleu comme le ciel.
Lorenzo sent se raviver la peite flamme d'une enfance joyeuse et insouciante.
Le doigt pointé Vers l''appareil, le garçon crie son enthousiasme, « Maman, quand je serais
grand, je veux voler Comme le monsieur. Sur le visage de sa mère, en plus appuyé, Lorenzo a
peint les rides de l'inquiétude soulevée par la déclaration impromptue du bambin. Les lèvres res-
tent closes.
Il lui semble entendre résonner à ses oreilles le « non » qui lui fut opposé quelques jours plus
tard
Puis la famille quitte Toulouse pour Paris. pour Agostino, c'est I'emploie chez Dassault,
à Saint-Cloud, en bord de Seine, face au Bois de Boulogne et... pour Lorenzo la pension. chez les
Jésuites.
Le blanc de la toile et le bleu du ciel disparaissent sous le gris monastique d'une salle de
classe. Un religieur, sévère, la férule à la main, dispense un cours de physique. Au mur, est suspen-
du le parangon offert en exemple aur potaches : un crucifix. Sur le visage du supplicié toute la
souffrance du monde. Au tableau des formules ? des hiéroglyphes ? Sur I'un d'eux, s'est posé une
mouche prête à l'envol.. par la fenêtre entrouverte, bousculant les nuages gris de I 'ennui : un petit
coin de ciel bleu. Les bras croisés sur le pupitre, engoncé dans son tablier gris silence, l'enfant
rêve d'espaces infinis. Dans le petit coin de bleu, une colombe blanche. Ses rêves d'enfant bafoués
par le cadre rigide de l'éducation s'envolent par la fenêtre entrouverte. Est-ce l'oiseau qui le suit
ou l'inverse ?
Nerveux, presque angoissé, assailli par les images d'une adolescence embastillée, Lorenzo
grille une cigarette.
Dans la suite de la fresque, une variété infinie de tons chauds remplace le gris de la pen-
sion. Dans un froufroutement. les robes des élégantes ondulent toutes les couleurs de I "arc-en-ciel.
En armère plan, sur le lapis du ciel, le Sacré-Cœur resplendit de blancheur. La place du Tertre.
s'animent les habituels badauds des beaux dimanches de printemps. Comme des tulipes au soleil,
s'ouvrent les parasols. Sur l'un d'eur, chante un moineau. Déjà, les premiers consommateurs. De
la toile, monte à peine un murmure. Des silhouettes éthérées vont et viennent. Dans un coin. un ac-
cordëon accompagne une chanteuse de rue. Piaf? Au centre, une casquette de poulbot sur la tête,
un jeune homme en pantalon de toile beige, un peu trop large, est arrêté devant un chevalet. Il
porte une longue blouse blanche, serrée à la taille par une écharpe rouge de la même couleur qu
son foulard. C'est Lorenzo. Le regard fixe, il suit les gestes d'un peintre. Un peu en retrait, les
traits
à peine esquissés d'une femme. Peut-être sa mère ? En toile de fond, jaillissant de la pénombre, un
soleil encore pâle.
De retour à Saint-Cloud, il déclare « maman, je serais peintre». Agostino s'y oppose vi-
goureusement. «Mon fils, tu seras pilote ou mécanicien !» Son père cultivait de grandes ambitions
pour son garçon. Il les lui avait expliquées. Sa mère avait gardé le silence. Il n'avait pas insisté.
Comment leur avouer qu'il préférait avoir les mains maculées de peinture plutôt que de
cambouis ? A cette époque, un enfant le pouvait-il ? Le coeur lourd, il avait longé les berges de la
Seine. En se couchant, le soleil emportait aux abysses ses rêves d'enfant.
Lorenzo, après un temps d'hésitation, reprend son pinceau. En mélangeant du rouge et du
bleu, il cherche le violet du deuil.
Le blanc assombri de Montmartre se couvre de reflets parme.
Puis, il retourne s'asseoir. Son regard se fige, absent. Une étrange sensation, mélange de mo-
rosité et d'enthousiasme l'envahit.
[l avait bataillé dur avant que son père accèpte qu'il s'inscrive aux Beaux-Arts. Dans un
vieux pavillon d'Argenteuil, il installe son premier atelier. Paris restait hors de prix. Nombre de ses
premières toiles sont des copies de maitres. Les autres, les siennes, laissent deviner ses rèves et ses
désillusions. Peintre visionnaire, comment pouvait-il être compris ? Dépourvu de ressources, il
connait la vie difficile de l'artiste à ses débuts. De longues soirées, avec seuls compagnons ses
pinceaux et sa palette ponctuent sa solitude. Ses peintures ne trouvent d'acheteurs. Des copies et
encore des copies. Avec acharnement, il praufine sa technique, cherche sa voie. Ses œuvres s'em-
pilent. On lui passe des commandes. Hélas ! pas de ses tableaux. De vrais faux remboursent ses
dettes. Goya, Rembrandt, Chardin, Michel-Ange, Monet, Cézanne, Picasso... Tous retrouvent vie
sous la main du copiste.
La fresque nous plonge ensuite dans la guerre de 40. Influencée par Guernica. en arrière
plan, la pemture de Lorenzo étale des corps disloqués, des arbres déchiquetés, des villes rasées.
Dans un ciel gainé de plomb. les bombardiers sèment la mort. Là, c 'est I 'appel désespéré d'une
mère. Plus loin, le cri d'effroi d'un enfant. A ses pieds, agonisant, une colombe blanche. Sur son
poitrail, un point rouge, comme le « i » du point d'interrogation. Un homme sort des
ténèbres et
ramasse le rameau d'olivier. Il le met en terre. Un peu plus loin, un camp de concentration blesse
I horizon. Les hautes cheminées des fours crématoires scarifient le ciel avec leurs volutes d'une fu-
mée noire, nauséabonde. Au travers de l'entrelacs de barbelés... la tête rasée d'un enfant tendant
une main décharnée. A ses pieds, un rat achève un squelette.
Plus loin encore, au milieu du champignon atomique, sur l'horizon d'où s élèvent les cla-
meurs d'Hiroshima. un petit coin de ciel bleu. Au milieu : un oiseau blessé. une colombe ? laisse
tomber son rameau d'olivier. Dans un angle du panneau : un couple, femme est toujours
aussi jeune et gracieuse. Elle ne tient plus d'ombrelle mais le bras d'un homme aux cheveux longs.
Sur son visage, toutes les craintes et tous les espoirs du monde. C est lui, Lorenzo avec Ilda, la mu-
nichoise. Il l'avait connue alors que, prisonnier en Allemagne, on l'avait affecté travaur des
champs dans une petite ferme. Malgré la haine et la guerre, ils s'étalent aimés.
Sur la toile, le ciel gris laisse à nouveau place au bleu et au vert de la Bavière. Sous un so-
leil radieux, les sapins escaladent les pentes abruptes des sommets couverts d'une neige immacu-
lée. Au pied de la montagne, joue un petit garçon en culotte de cuir : Lorenzino, son fils. Le soleil
l'enveloppe d'une mandorle. Dans les champs, rutilent toutes les couleurs des fleurs du printemps.
La colombe a retrouvé son rameau d'olivier. Le panneau tout entier respire le calme et le bonheur.
Lorenzo consulte sa montre. Vingt-trois heures 45 Inexorablement, le siècle s' enfonce dans
le puits de la mémoire. Ses amis ne vont pas tarder. Il allume une nouvelle cigarette, Plus loin, le
décor change Une larme perle au coin de Ses yeux noirs.
Le relief aride de l'Atlas se substitue aux vertes forêts bavaroises. Le ciel se teinte d'un mé-
lange de gris et d'incarnat. Dans un coin, les palmes bruissent, bercées par le sirocco. Sous l'ombre
diaphane d'un olivier, dort un jeune soldat. De son cou béant s'épanche un mince filet de sang, cou-
leur de la terre de ce pays de larmes. Les yeux du jeune homme fixent pour 1'éternité un petit coin
de ciel bleu, au-delà du réel, au-delà des nuages teintés du sang d'inutiles victimes.
Sa poitrine s'oppresse. Lorenzo jette à terre sa cigarette. Nerveux, il l'écrase au sol. Sur son
visage décomposé, les larmes ruissellent comme une pluie d'orage sur la vitre fermée d'un cœur. A
l'abri du temps, reposent ses peines et ses pleurs enveloppés dans le linceul de l'oubli. Tout au
moins, le croit-il. Trop longtemps contenues, ce soir, elles coulent à flots. Alors que son regard se
pose avec tendresse sur le jeune soldat allongé sous l'olivier, un mot s'échappe de sa poitrine : Lo-
renzino ! puis... Mon fils ! Il ne peut regarder la suite de la fresque. Ses mains se mettent à
trembler.
Des rides de douleur sillonnent son front blême. Sa respiration se fait haletante. Sur le côté droit de
la poitrine... un point rouge, comme le « i » du point d'interrogation . L'émotion
passée, ses
yeux effleurent la suite de l'œuvre.
Enfin, la reconnaissance et la gloire Les musées se le disputent. Paris, Londres, Berlin, New-
York, Tokyo... Les plus grandes galeries du monde l'exposent. On s'arrache ses tableaux. L'argent
ne lui fait plus défaut.
Les murs gris d'Argenteuil sont remplacés par les baies vitrées de son nouvel atelier de I'île
de la Cité. La fenêtre entrouverte laisse pénétrer à grands flots une lumière d'or. Le pont Marie col-
porte les murmures du temps rapportés par les eaux apaisées. Dans le coin droit de la pièce, plus
de tableaux attendant le client. En revanche, dans un apparent désordre, plusieurs chevalets avec
une toile en voie d'achèvement. Sur l'une, le portrait de son fils. Sur une autre, Ilda devant une fe-
nêtre ouverte. A son côté, posé sur une table, un vase de cristal avec un bouquet de roses rouges.
Sur la nappe blanche et brodée bleu, quelques pétales rouges, comme des « i » de points
d'interro-
gation. A I 'arrière plan, le froid d'un cimetière, un petit matin brumeux de novembre.
Plus loin en-
core, la plume des cyprès raconte au vent le bruit des guerres. Sur d'autres toiles, la vie facile,
les
réceptions, les flagorneurs...
Pour ses quatre-vingt-trois ans, c'est la rétrospective de son œuvre au Grand Palais. On s'y
presse. On s'y extasie. La presse s'enthousiasme. C'était un génie ! Le plus grand du siècle. Le
Louvre passe commande.
Depuis, Lorenzo travaille à cette gigantesque fresque, la plus grande qu'un homme n'ait ja-
mais peinte.
Les périodes d'euphorie succèdent à celles plus sombres du doute, des interrogations. Sur
les visages, parfois, l'espoir et l'amour cèdent le pas au désespoir ou à la haine. Après la guerre,
vient la paix. Après la mort : la vie. Après les ciels d'encre : les ciels d'azur. Tout n 'est que
recom-
mencement.
Lorenzo se lève, gagne la table de bois blanc où s'étalent ses couleurs. Beaucoup de noir, de
gris, un peu de bleu et quelques taches de rouge. Décidée, la main saisit le pot de blanc et un rou-
leau. Oppressé, il se dirige vers le premier panneau de la fresque. Dans un opéra wagnérien de
gestes angoissés, la main va et vient, frénétique. Vingt-trois heures cinquante-cinq. Le temps presse.
Le siècle va mourir. Le travail commencé doit être achevé. A ses amis et à la presse, il avait donné
rendez-vous le premier janvier, à zéro heure une. Une sueur froide perle sur son front. Un frisson lui
descend le long du dos. La main se presse. Le blanc s'achève. Il prend du noir et met la &dernière
touche à Son chef-d'œuvre : la fresque de la vie d'un enfant du siècle
Quelques instant plus tard, on sonne. Les invités, stupéfaits. se trouvent face à une toile
blanche. Les flashs ne crépitent pas. Un silence pesant écrase le plafond sur les visages ahuris. Seul.
un point d'interrogation noir, inachevé, côtoie une colombe dont on ne voit que le rameau
d'olivier sur toile. S'arrachant du blanc de l'oubli, par la porte entrouverte de l'atelier, l'oiseau
s'envole vers le ciel vierge du futur Le rameau tombe sur le sol ou git Lorenzo.
Sur sa poitrine : un point rouge, comme le « i » du point d'interrogation.
290717 Depuis combien de temps vivons-nous dans cette obscurité, ventilés par des moteurs. avec comme seule lumière le soleil dans notre souvenir. Avons-nous mérité de devenir ces hommes- taupes qui fouissent dans des galeries obscures, tantôt couchés, tantôt accroupis, creusant avec ces pics mal emmanchés, puis évacuant vers l'arrière un mélange de terre et de rocaille noyé dans...
290717
Depuis combien de temps vivons-nous dans cette obscurité, ventilés par des moteurs. avec
comme seule lumière le soleil dans notre souvenir. Avons-nous mérité de devenir ces hommes-
taupes qui fouissent dans des galeries obscures, tantôt couchés, tantôt accroupis, creusant avec
ces pics mal emmanchés, puis évacuant vers l'arrière un mélange de terre et de rocaille noyé
dans une poussière âcre ?
On nous avait pourtant promis que nous serions relevés au bout de quelques jours, que d'autres
viendraient vivre dans ces galeries. Mais non, rien ni personne. Et ce silence ! Cette interdiction
de parler. Chuchoter à la rigueur, pour demander une pioche, expliquer que la hotte est remplie,
en réclamer une vide...
Faire le moins de bruit possible car «les autres » pourraient entendre. Ils nous écoutent là-haut.
ils ont posé sur le sol des stéthoscopes géants comme pour ausculter les entrailles d'une vieille
femme agonisante, écouter ses artères, prendre son pouls. Se demander quel rythme bat son
cœur, savoir si elle respire encore, tenter d'interpréter un feulement ou un râle...
Ils font comme nous, après tout, C'est à celui qui dénichera le premier un ronflement, un hoquet,
le cliquetis d'un outil dans cette sape qui court, court, sur des centaines de mètres sous terre. Un
réseau de galeries qui se croisent, serpentent, montent, descendent, bifurquent. Et, quand nous
aurons atteint la cote fixée comme objectif, chacun devra se replier, toujours en silence,
remporter ses outils, ramper vers la sortie pour retrouver, enfin, la lumière du jour. Une cohorte
de fourmis cheminant le long des galeries, en file indienne, silencieuse, Une gigantesque armée.
docile et soumise.
Puis interviendront d'autres camarades, les artificiers, les spécialistes de l'explosif, les poseurs
de mines, ceux qui savent aligner les tresses de fils et disposer les engins de mort dans les
souterrains. Ceux qui diront quand et comment appuyer sur le détonateur pour provoquer la
gerbe finale. Alors, le sol s'ouvrira en un gigantesque cratère pour éventrer cette terre de Meuse.
Jadis belle et fertile, elle ne sera plus qu'un désert lunaire, inerte, inanimé.
110817
Enfin relevés après cet enfer souterrain de plusieurs semaines à Vauquois. En quittant le site,
sous une faible pluie d'été, je me suis retourné vers notre passé. Du village, il ne restait pour
ainsi dire plus rien, sauf le vague éperon du clocher dominant un champ de pierres effondrées. Je
supposais que les habitants avaient été évacués mais je ne pus m'empêcher de penser mes deux
petits, chez moi, au bord de la Moselle, à leur mère, à ma famille. Je crus sentir des larmes se
mêler à la pluie qui ruisselait sur mes joues tandis que nos pas nous emmenaient dans la boue.
Notre compagnie se dirigea ensuite vers Pont-à-Mousson et le train nous déchargea dans les
parages de Thiaucourt Il s'agissait de renforcer la 7è et la 8è compagnie venues de Mars-la-Tour
pour contenir les assauts lancés par les Français depuis les flancs du Bois-le-Prêtre. Après de
longues heures de marche, notre nouveau cantonnement fut atteint près de Regniéville.
Ici, tout semble calme. La forêt nous entoure, dense par son couvert, généreuse pour Son ombre.
Notre camp est installé près d'une clairière, d'où nous avons repris tout un système de tranchées
à demi détruites. Les mines tripodes à ailettes des Français ont atteint leur objectif. Notre tâche
principale sera de consolider les tranchées de roche et de marne, de tresser de nouvelles claies Où
elles Sont effondrées, de les renforcer avec de la terre, On dit que le village de R, a été détruit à
force d'attaques répétées.
150817
Messe du 15 août ce matin. Temps chaud. Tout est calme. Dans Ie camp d'en face, les
Franzmänner ne bougent pas. Alors, l'aumônier catholique nous a proposé une marche en guise
de procession vers l'église de Regniéville cet après-midi. Quelques longs kilomètres mais
l'ardeur au cœur être en communion avec toute ma famille et tous les paroissiens de Contz qui
célèbrent eux aussi le Leiffrawëschdag. Alors, tandis que nous cheminons, je cueille de quoi faire
un bouquet pour Notre-Dame : fleurs des champs, épis sauvages, chèvrefeuille, humbles
graminées. Quelques tiges tressées me serviront à nouer l'ensemble.
Un camarade s'est approché de moi, visiblement intrigué par mon assemblage. II cueille trois
bleuets, me les tend en souriant et se présente :
- Lieutenant Jünger. Ernst Jünger. Ses yeux semblent avoir emprunté la couleur de la fleur
Et tu peux me dire ce que tu es en tain de faire ?
- Ee Léiffrawësch, dis-je en prenant un air mystérieux, tu comprends ?
- Non, mais je devine. Quelle langue parles-tu et d'où viens-tu ?
- C'est ma langue régionale, mon Plattdeustch. Je viens du pays de Sireck, sur la Moselle.
près du Luxembourg, Et ceci un bouquet, un "wësch" en l'honneur de notre Léif
Fra, la Sainte Vierge, puisque c'est elle que nous célébrons en ce jour le "Léiffrawëschdag"
« Je m 'appelle Jean Beauregard, les camarades m'appellent Jheng.
Enchanté de te connaitre. Dans ma région, nous portons la statue de Notre-Dame en
procession pour le 5 août, et nous lui offrons un bouquet garni de fruits, de légumes ou
de fleurs. Alors, je prends ce que je trouve dans la nature...
- Là-bas, tu as des cynorhodons d'églantier, des clématites ou des baies de prunellier, si tu
veux Je vais te chercher ça.
-Merci mais tu vas te piquer. Tu as l'air de bien connaitre les plantes ?
- Disons que je m 'intéresse à la nature, à la botanique, aux insectes aussi.
Puis nous sommes arrivés à l'église, ou plutôt à ce qu'il en reste. Clocher sans toit, cloche de
guingois. Grand portail disloqué. Fenêtres éventrées, vitraux détruits, éclats à terre. Statues
brisées, décapitées Sol jonché de gravats, pierres, bancs, poussière. Nous nous avançons dans ce
silence artificiel, imposé par les circonstances. Dans une chapelle latérale, une grande Vierge,
intacte. Au centre du chœur : le crucifié. Il n'a jamais si bien porté son nom. Son bras gauche est
sectionné à l'épaule, il pend dans le vide, exsangue, retenu par le clou du gibet. Sa tète inclinée
porte les traces de sang infligées par la couronne d'épines. Un rayon de soleil inattendu
transperce son Cœur une deuxième fois. Notre aumônier s'est agenouillé : il se signe, Nous
faisons de même. Sauf Ernst, qui est resté un peu en retrait.
Puis le groupe fait halte devant l'autel de la Vierge. L'aumônier m'invite à déposer mon
bouquet. II entonne le « Magnificar» dont les échos vont se perdre au-dehors, à travers les
vitraux vidés. Temps de silence. «Sainte Marie. mère de Dieu. priez pour nous. pauvres
pécheurs... » Oui, priez pour nous, prions pour nous, pour ces désastres, ces massacres, dont nous
sommes responsables.
Sur le chemin du retour, Ernst et moi faisons connaissance. Il a un parcours étrange, famille
prussienne aisée, baroudeur dans la Légion étrangère, militaire dans l'âme, blessures multiples,
médailles. Je lui explique qui je suis, Lothringer d'origine modeste, instituteur, marié, deux
enfants. Au fond de l'église, il m'a vu écrire dans mon petit carnet ; je lui ai expliqué pour les
haïkus, ces petits poèmes japonais sur 3 lignes... Il connaît. Lui aussi tient un journal.
Mon haïku du jour : Aujourd'hui Quinze août / Comme un champ d'actions de grâces / Pour
louer Marie.
180817
Silence rompu dès 6 heures, le canon a repris sa rengaine. Pluies d'été, orageuses, drues. Après
l'inspection des tranchées, la vérification des lignes téléphoniques et des barbelés, Ernst m'a
invité dans sa cagna, un abri de branches couvert d'une toile qui lutte contre le ruissellement des
pluies. Installation rudimentaire : quelques caisses de munitions vides superposées servent
d'étagères dans un recoin. Sur l'une d'elles, des objets. Une boîte ouverte : un herbier, fleurs et
insectes. Une Croix de fer. Des pierres, coquillages, ammonites qui calent quelques ouvrages.
Sur la tranche, j'essaye de déchiffrer leur titre : Thomas Mann « La Mort à Venise », « Les
Buddenbrooks », A.Dumas « Le Comte de Monte Cristo » ; un dictionnaire français-allemand ;
une vieille Flore d'Europe défraichie. Il m'a proposé un schluck de schnaps. Un peu tôt en
journée, mais c'est si rare, alors ça ne se refuse pas.
-Tu penses remporter toutes ces pierres avec toi, Ernst ? dis-je en souriant.
-Pourquoi pas ? La guerre sera bientôt finie : ce seront mes trophées avec mes médailles
et ma Croix defer. Tu te rends compte : des fossiles qui ont deux cent millions d'années
et qui ont connu la mer en Lorraine ? Quelles plus précieuses traces de la vie sur terre ?
-Ici, chez toi, Jheng, in Lothringen, chez nous, in Deutschland ? Tu te rends compte, au
moins ?
-C'est curieux, Ernst. Parfois j 'ai l'impression que nous sommes frères, parce que frères
d'armes, membres du même Deutsch-land ; et parfois, j'ai l'impression que nous sommes
adversaires ...
-Et pourquoi donc ? me demande-t-il d'une moue suspicieuse.
-A cause de votre méfiance à notre égard. Vous n 'aimez pas les soldats d'Elsa/-
Lothringen. Vous vous méfiez de nous, et parfois même...
-Qu'est-ce qui te permet de dire ça ?
-Quand j'étais caserné à Metz, avec les Bavarois et les Saxons, je le remarquais bien. J'ai
entendu des propos désagréables, surtout de la part de camarades prussiens ...
-Halte, n 'oublie pas que je suis prussien, Jheng ! Oui, je sais, beaucoup de gens n 'aiment
pas la Prusse. C'est de la jalousie, parce que nous avons une histoire plus riche, le
royaume de Prusse, des traditions, des valeurs de travail, de discipline ...
-Mais regarde, Ernst : ne dit-on pas que beaucoup d'Alsaciens-Lorrains sont affectés
automatiquement sur le front russe ? Parce que l'Etat-major allemand ne leur fait pas
confiance, et croit que nos soldats pourraient déserter, rejoindre les Français
-C'est vrai, Jheng, je l'ai entendu moi aussi. Et toi, que ferais-tu si tu en avais la
possibilité ? Tu n 'irais pas te rendre prisonnier chez les Français ?
-Je ne sais pas, à vrai dire. Je ne connais personne en France, à part un vague petit-
cousin éloigné qui est parti pour Nancy en 1872. Tu sais, ceux qu'on appelle les
« optants », ceux qui ont opté pour la France parce qu 'ils ne voulaient pas devenir
Allemands. Ce fut un choix difficile, tu sais : mes parents sont nés Français et parlent le
français, que tu connais bien, d'ailleurs. Et toi, Ernst, que ferais-tu si tu étais dans la
même situation ? Tirerais-tu sur tes cousins d'en face ?
Jünger marqua un silence. Il flaira le piège dans ma question, alluma une cigarette et planta
son regard dans le mien en expulsant une longue fumerolle bleuâtre.
-Je ferais mon devoir, Monsieur Schang. dit-il en prononçant mon prénom français avec
un accent germanique appuyé. Même si j'aime beaucoup la France, je ferais mon devoir
de soldat, je serais fidèle à mon uniforme et à mon Kaiser. Nous avons juré fidélité à
Guillaume II, souviens-toi. Nous sommes des soldats. Jheng. Faire la guerre est notre
honneur, parce que...
Une canonnade vint nous interrompre, ponctuée par le sifflement sinistre d'un fusant. Explosion
au-dessus de nos têtes. Ernst m'avait projeté à terre. Un tronc d'arbre s'abattit près de nous. L'un
des rares survivants de la forêt, démembré, orphelin depuis tant d'assauts. Ses cannelures de
bronze révélaient son identité : un chêne, l'écorce déchiquetée par de nombreux impacts,
cicatrices claires de métal ternies par le temps et les flaques de boue dans lesquelles il gisait à
présent, non loin de nous. Sous le moignon d'une branche, l'uniforme d'un camarade écrasé,
bras en croix, face contre terre, semblait rappeler une guerre inégale, L'homme foudroyé tenait
encore son fusil, et son Stalhelm bien ajusté sur sa tête le protégeait des éclats ennemis..
Dérisoire, sous ce tronc !
Haïku pour ce valeureux Hic et nunc miles / Sic transit gloria tua / In Mosella valle
200817
Hier, nous avons fait route vers la Moselle, entre Thiaucourt et Jaulny, Il s'agit de consolider nos
positions de crainte d'un assaut des Français. Pendant une pause, nous nous sommes assis sur un
coteau dominant la vallée. Au loin, je devine ma chère rivière qui coule vers vous, Une petite
cinquantaine de kilomètres, par Metz et Thionville, et ce serait Contz, la belle vallée de Sierck.
Une simple barque, quelques coups de rame, un courant généreux.,_ près de moi, penché au-
dessus des herbes qu'il inspecte avec sa loupe, Ernst m'a sorti de ma rêverie insensée.
- Och Mensch, ein Schwarzflecken Blauling... Phantastisch !
- Qu'est-ce qui t 'arrive. Ernst, tu as trouvé un trésor ? dis-je en sursautant.
- Oui mon ami. tu ne crois pas si hien dire. Il s 'agit d'un papillon très rare. Komm mal
hier et regarde bien bleu lumineux comme un ciel d'été, taches noires circulaires au
bout des ailes. Jheng Beauregard, je présente Maculinea Arion, le bel azuré du
serpolet.
-Mais qu 'est-ce qu 'il a de spécial, Ernst, c 'est juste un papillon, comme les autres ; il y en
a des dizaines, non ?
-Alors là, tu te trompes gravement, Monsieur I 'instituteur. Celui-ci fait partie d'un cycle
de vie qui lui permet d'assurer sa reproduction et sa descendance d'une manière très
spé cialisée.
-Ah bon ? Et tu peux m'expliquer ça ?
-Avec plaisir. Tu vois cette herbe avec des fleurs en bouquets violets ? C'est du thym, du
thym serpolet. Et là-dessus, regarde bien, le papillon va pondre ses œufs. Il a choisi
exprès cette fleur-là, ou parfois de l'origan. Viens voir avec ma loupe, regarde !
-Ah ! des petites billes blanches. Mais pourquoi choisit-il cette plante en particulier ?
-C'est là que ça devient intéressant. Quand les œufs vont éclore, chacun va donner une
chenille. Et cette chenille, dans quelquesjours, va se nourrir de cettefleur. Et attends, ce
n'est pas fini, La chenille va ensuite se laisser tomber de la plante. et des fourmis se
rapprocher d'elle. Là, ça devient passionnant.
- Et pourquoi donc ? Quel rapport entre une chenille et des fourmis ?
- Ha ha ! Justement, ce ne sont pas les petites fourmis ordinaires que tu connais, mais
mirmica sabuleti. Plus grosse, un peu rouge. Elle a déjà senti une Odeur émise par la
chenille et va Se rapprocher d'elle pour la flatter. La chenille va alors sécréter un miellat
que les fourmis adorent Sucer. Elles vont ensuite transporter la chenille dans leur
fourmilière Où tout ce petit monde va passer l''hiver. Les fourmis prennent soin de la
chenille qui. en retour, leur donne son miellat. Echange et don solidaire !
- Impressionnant ! Et ensuite, que se passe-t-il au printemps ?
- La chenille va se transformer en chrysalide, cesser d'émettre son miellat et les fourmis
vont se désintéresser d'elle. Puis elle va se métamorphoser en un beau papillon bleu aux
ocelles noires, qui ira pondre ses œufs sur le thym serpolet. Et tu connais maintenant la
suite...
- Œufs, éclosion, chenille, miellat, fourmi, chrysalide. Pourquoi cet univers t'intéresse-t-il
tant, Ernst ?
- Je trouve tout cela si fascinant. Ce cycle de la nature si bien organisé, ces fourmis qui
prennent en charge les chenilles, qui travaillent en obéissant à leur instinct, dans la plus
grande solidarité. et qui permettent à la chrysalide de devenir un papillon, qui va nous
Offrir sa beauté puis perpétuer son cycle naturel. Un peu comme une grande armée. faite
de milliers de soldats au service d'un chef ou d'un idéal qui les dépasse. Chacun a sa
place et son rôle à jouer, sa mission à accomplir. et il le fait sans poser de questions,
comme un fier soldat qui devient du même coup un héros.
Je suis resté silencieux. Une telle logique me laissait sans voix. Le fonctionnement d'un groupe
humain calqué sur celui d'un cycle animal naturel ? J'ai repris la parole peu après, tandis que sa
loupe continuait d'explorer d'autres plantes.
- D'accord Ernst, accomplir sa mission, à condition de ne pas y perdre son âme !
- Quelle âme, Jheng ? Les chevaliers des croisades qui partaient défendre le temple de
Jérusalem n 'étaient-ils pas engagés pour une noble cause qui les dépassait ? Librement,
au service d'un juste idéal ?
Notre conversation fut interrompue par le rappel à l'ordre d'un bombardement lointain. Et notre
repli nous éloigna de cet étrange papillon bleu et de Jérusalem.
110917
...une gerbe de teme et de boue mêlées s'éleva vers le ciel en une gigantesque salve de
libération. Comme un vrai feu d'artifice, avec le tonnerre des explosions, mais sans les couleurs,
excepté une pauvre palette bicolore de gris et de grenat ! Rouge carmin, touches vermeil, giclées
généreuses vers le ciel et trainées fluides qui retombaient en tachant le paysage et nos uniformes.
04 octobre 1917 — Verdun (Meuse)
A Madame Beauregard, Niederkontz (bei Sierck)
J'ai le triste devoir de vous apprendre que votre mari, le sous-lieutenant Jean Beauregard, est
tombé au champ d'honneur le 18 septembre 1917 à Fleury-devant-Douaumont, alors que nous
subissions un féroce assaut de la part des armées françaises. Je tiens à préciser qu'il est mort en
héros parmi sa compagnie de Pionier qui a longuement célébré son souvenir et l'excellent
camarade qu'il fut. Il était animé d'un réel esprit de patriotisme et nous espérons que son
sacrifice ne sera pas vain pour mettre fin à cette guerre qui a déjà pris trop de vies. Vous
trouverez, avec ce courrier, quelques effets ayant appartenu votre mari. Je vous transmets, pour
conclure, l'expression de ma vive sympathie.
Signé : Feldwebel Langweiler
Lentement. avec minutie. en luttant contre le not de larmes qui voilaient ses yeux et noyaient ses
joues. Louise défit la ficelle de jute qui enserrait une liasse de documents, Avec précaution, elle
les disposa Sur la vieille table en bois de la cuisine. après avoir repoussé une miche de pain et
un pot de confiture puis déployé un linge propre : leur image de mariage, une photo des enfants.
les cartes et lettres reçues par son mari, des « Feldpostkarten » encore vierges. une petite bible
Offerte par Sa marraine, un livre La Mort à Venise de Thomas Mann, ainsi que trois cahiers
numérotés, Dans le dernier. titré de I 'écriture régulière de son mari. elle se reporta
machinalement à I 'ultime page manuscrite. datée du 16 septembre 1917. Pourquoi avait-il ainsi
codé ses dates : 160917 pour économiser I 'encre ? Pour leurrer un lecteur indiscret ? Pour se
donner un genre ? « Mon tendre amour. pensa-t-elle. ru adorais écrire par énigmes, surtout dans
nos lettres infimes... Etait-ce ta façon de penser à moi ? de conjurer le temps qui nous
éloignait ?»
160917
J'ai finalement décidé d'appeler ce troisième cahier Maculinea Arion Un peu en hommage à
ce camarade venu d'un ailleurs qui m 'échappait, à ce soldat aux étoiles inaccessibles, à ce
chasseur... de papillons, à ce chevalier d'un Walhalla si personnel, que je n'ai pas toujours su
bien comprendre.
Voilà notre guerrier idéaliste parti pour une autre affectation de guerre en France, tandis que ma
compagnie se retrouve ici près de Verdun, Fleury, un si joli nom. Mais je ne peux toujours pas
adhérer à sa construction du monde, qui a jeté sur ces terres laminées tant de vies désormais
détruites. Et qui ruinera pour toujours les idéaux qui nous ont animés, et qui devaient instaurer la
paix entre les nations. « Si vis pacem, para hellum» comme ils disent !
A l'heure de monter au combat ou de retrouver mon cher cahier, je ne peux oublier Ernst, car
l'écho de nos conversations résonne toujours en moi. Malgré moi, comme l'aiguille d'un aimant
que l'on tente de leurrer et qui finit toujours par se cabrer en direction du nord. Indomptable.
Irrésistible. Comme lui.
« Que notre Dieu "élaire cet intrépide en lui donnant la lumière de la sagesse, à jamais !
Dona ei
Lux sapientiae
Domine semper ! »
Vota Bene. Au-dessous de ce texte, en le protégeant tant bien que mal par un voile de gaze, j'ai
fixé un « Maculinea Arion - Schwarzflecken Blauling - Azuré du serpolet » qu'il m'avait offert.
J'espère que son éclat bleu, aussi dense que celui de ses yeux, continuera d'illuminer nos regards
malgré les épreuves.
Y a pas grand monde dans la rue, le dimanche, sauf pour aller au parc, Avec la marchande de fleurs au coin qui reste ouverte jusqu'à cinq heures, ça fait un de passage. Cette habitude que j'ai prise de m'installer dans le fauteuil après déjeuner, on dirait une vieille qui épie tout ce qui bouge, "Vous êtes bien dans ce fauteuil, Madame Pasquier, comme ça vous vous ennuyez pas" , qu'.elle me dit. Je m'ennuie jamais, j'ai plein de films qui repassent...
Y a pas grand monde dans la rue, le dimanche, sauf pour aller au parc, Avec la
marchande de fleurs au coin qui reste ouverte jusqu'à cinq heures, ça fait un de passage.
Cette habitude que j'ai prise de m'installer dans le fauteuil après déjeuner, on dirait une vieille
qui épie tout ce qui bouge, "Vous êtes bien dans ce fauteuil, Madame Pasquier,
comme ça vous vous ennuyez pas" , qu'.elle me dit. Je m'ennuie jamais, j'ai plein de films qui
repassent dans ma tète, elle peut pas comEM•endre. ElIe comprend grand-chose. Je lui dis à
chaque fois que je déteste les flageolets, elle m'en s•a-t au moins une fois par semaine. Y a
qu'une chose qu'elle fait bien, c'est le linge, mais franchement, je me fiche comme d'une
guigne qu'elle repasse impeccable mes chemises de nuit ct mes torchons à vaisselle. En plus,
y passe des au repassage. Elle a encore oublié de laisser ma canne Côté du
fauteuil. Non seulement c'est pas une rapide, mais en plus elle oublie tout, cette Marie-
quelque L'autre. elle était trop mais elle oubliait rien, au moins. On peut pas se
fier aux services municipaux, ils vous envoient n'importe qui. Ah oui, ça me revient, C'est
qu'elle s'appelle. C'est commun, ce nom-là. J'ai toujours détesté mon
prénom. je me suis rebaptisée Daisy. C'était le prénom de mon actrice préférée quand j'étais
môme, je la trouvais follement chic. Ça veut dire la même chose. mais c'est quand plus
joli que Marguerite. Si seulement je pouvais sortir faire mes courses, je me gâterais un peu,
mais pas moyen, avec mes douleurs. Le toubib me serine le même refrain depuis des années :
"Madame Pasquier, pour l'arthrose et les rhumatismes, y a que le repos" . Et des piqûres de
temps en temps, il oublie. On rigole un brin, il comprend l'humour, cet homme. Pas comme
Lucien. J'ai pas rigolé tous les jours, ça non.
UN horizontal en sept lettres. «"Donne du fil retordre."" Je me suis mise aux mots
croisés avec les insomnies, y a pas mal de temps. C'est Madame Simone, notre concierge à
l'époque, qui m'a donne l'idée. Au début, ça marchait du tonnerre. Je me creusais tellement la
cervelle qu'au bout d'un quart d'heure, j'étais déjà dans les bras de Morphée. Le problème,
c'est qu'à la longue, je me suis passionnée pour la chose, et au lieu de m'endormir, je restais
éveillée pendant des heures. Finalement, c'est desenu une drogue comme une autre. "Donne
du fil à retordre", avec un R, un E et L. Non. Lucien était pas du genre rigolo. Là où il est,
je crois pas que les anges se marrent tous les Jours avec lui. REBELLE. La rebelle, c'était
moi, avant de le rencontrer, parce qu'après, je me suis rangée des voitures, comme qui dirait.
Faut dire que Lucien était un Monsieur. Ma mère disait qu'il avait fait les écoles, et rien que
pour ça elle m'aurait poussée dans ses bras. ElIe était éblouie par l'instruction, ma pauvre
mère, elle qui n'avait pas pu faire les écoles. Moi. j'avais dix-neuf ans, je le trouvais beau et
surtout, respectueux de ma personne. Jamais un geste déplacé, même au cinéma. et un
bouquet de fleurs à chaque visite chez mes vieux . Avec ça, le costume impeccable et une
pochette de soie assortie à la cravate. Tiens, voilà les amoureux du rez-de-chaussée qui
traversent la rue. Sont gentils ccs mômes. C'est beau l'amour, quand c'est partagé... J'étais
vendeuse aux Grandes Galeries, rayon vaisselle et linge de maison. Je sortais tous les soirs
six heures tapantes pour aller boire un verre avec les copines au café, chez Morandi. Un soir,
Lucien m'a invitée personnellement au bar du Palace Hotel. II en fallait pas plus pour
m'éblouir, à dix-neuf piges. On a fait connaissance, j'ai laissé les copines, les fètes du parti,
les réunions de cellule et tout le bastringue, et j'ai pris le train avec Lucien, comme on dit. Je
peux pas dire que je regrette, au début tout est rose. On se rend compte qu'après.
Déjà trois heures, j'ai dû pousser un roupillon. Faut dire qu'avec cette chaleur en plein
mois d'août et au cinquième étage. c'est la poêle frire. moins d'installer un igloo au milieu
du salon. c'est l'expression à Henriette. Le toubib tache quand je lui dis que j'arrive pas
boire plus de trois verres d'eau par jour. Et alors, si je buvais deux litres par jour, je passerais
mon temps à faire des allers-retours entre le fauteuil et les toilettes. il peut pas figurer ce
que c 'est pour une vieille femme comme moi. Au lieu de ça. je reste dans mon sauna. avec un
éventail, les persiennes moitié fermées et une carafe d'eau, en attendant Henriette. Elle vient
à quatre heures. après la sieste, En passant, elle prend des petits fours chez Hupin, On
raconte nos petites misères, On rigole comme des gamines. Faut dire qu'on connait depuis
un bail. On allait chercher nos gamins la même école, elle en avait quatre. moi trois. Elle
aussi elle a épousé un Monsieur. DEUX horizontal. « On les 'Erd en tombant de haut en
neuf lettres. Pas trop dure, celle-ci. Enfin. façon de dire. Un jour ou l'autre, on redescend sur
terre. Quand j'ai découvert que Lucien me trompait. mes illusions en ont pris un coup. J'ai
rien dit, parce que quand un homme veut aller voir ailleurs, y a rien à faire. J'ai encaissé et
puis un jour, j'ai pas pu continuer. J'ai dit à Lucien que pour les câlins, c'était fini, terminé. Je
lui ai fait croire que j'étais déprimée. A vingt-neuf ans. j'étais loin d'être déprimée, c'est venu
plus tard. J'ai continué à faire bonne figure, surtout avec la txlle•famille parce que devant
eux. pas question de flancher. Chez Ces gens-là. fallait tout le temps rester dans les bonnes
manières et tenir son rang. comme disait la belle-maman. ravais aucun rang à tenir. j'avais
juste qu'à être une bonne petite fée du logis, une bonne mère et une épouse docile, prendre
l'argent qu'on me donnait et pas broncher. Mais ça. je l'avais compris dès le départ. que
j'étais pas tout à fait à leur goût. Une gentille petite. qu'elle disait la belle-mère avec
sourire faux-jeton, et qui sait rendre mon Lucien heureux, n'est-ce pas, Daisy ? Mon prénom
l'a toujours fait sourire, comme si c'était un caprice de gamine d'avoir voulu un prénom
américain. C'est Lucien qui m'a pas rendu heureuse.
DEUX vertical. en huit lettres : "Après l'orage" E au début et B en troisième.
Embellie. Un joli mot. Mon embellie, elle venue avec Robert. C'est arrivé au moment où
je commençais à broyer du noir Il tenait l' atelier de couture où je faisais faire les costumes de
Lucien et mes toilettes deux fois par an. On pas eu beaucoup à se dire, le courant passait
plus que bien. Il était pas marié, j'avais déjà les gamins. Il voulait que je plaque tout pour le
suivre, il était prêt à prendre le tout, moi et les enfants. Il a dit qu'il attendrait le temps qu'il
faudrait. J'aurais dû le rencontrer avant, la vie est mal faite. Entre Lucien qu'était jamais là et
qui se donnait même plus la peine de mentir, et Robert qu'attendait que je me décide, j'étais là
au milieu, avec les gamins, et je devenais maboule. J'ai dit à Robert de pas m'attendre. J'en ai
eu le cœur crevé.
Tiens, la petite du quatrième s'en va se promener. Elle a bien raison, faut en profiter tant
qu'on peut. Si j 'étais partie avec Robert, où que je serais maintenant ? Va savoir. On peut se
faire plein de films, le résultat, c'est que je suis là, coincée dans mon fauteuil avec mes
douleurs et Lucien qui mange les pissenlits par la racine depuis deux ans. Le HUIT
horizontal. « De préférence avec une concession » en dix lettres, avec un E, un P et un U.
PERPÉTUITÉ. Ce mot... Moi, je dis que quand on vit ensemble et qu'on n'a plus rien se
dire. on en prend pour perpét'. Quarante ans de silence, c'est long. J'ai jamais pardonné à
Lucien, il a jamais compris ou cherché à comprendre. On n'était pas faits pour vivre
ensemble, voilà tout. Je suis jamais allée sur sa tombe. J'ai donné mon corps la médecine.
D'accord c'est peut-être pas un cadeau mais au moins, j'irai pas dormir à côté de lui pour
l'éternité. Et puis j'aime pas les cimetières, quel gâchis toutes ces belles pierres, ces fleurs
coupées, ces grands terrains qu'on pourrait y construire des maisons, et l'argent que ça coûte.
Henriette dit que ça fait un peu de verdure au milieu des villes, c'est un point de vue... Ce
ramdam dans l'escalier, c'est la famille du quatrième qui descend au parc. C'est comme ça
tous les dimanches à la même heure, après le poulet-frites et la tarte aux pommes. J'allais au
parc avec les gamins, tous les jeudis et parfois le dimanche. C'est des bons souvenirs, mais
une fois sortis du poulailler, on les revoit plus, les mômes, L'erreur, c'est de les élever pour
soi, mais y a pas une mère qui comprend ça. Ils viennent me voir quand y ont envie, c'est
moins hypocrite. Ceux qui me manquent le plus, c'est les petits-enfants, avec leurs petites
bouilles et leurs gambettes qui courent partout, c'est du soleil dans la maison.
SIX horizontal, en huit lettres, « pour prendre de la hauteur » avec un L, un T, un U.
ALTITUDE. J'allais à la montagne avec les gamins en hiver, on louait toujours le même
chalet. Lucien restait travailler à l'étude, enfin c'est ce qu'il disait. Une fois, Robert a loué un
chalet pas loin, on se voyait en cachette pendant que les enfants prenaient leurs leçons de ski.
Quelle affaire, quand j'y repense... Aujourd'hui, les femmes travaillent et quittent leur
bonhomme quand elles en ont marre, mariées ou pas. C'est plus simple. Quoique,
savoir si c'est plus simple d'être seule à travailler en élevant des gamins. Moi, j'en ai eu trois
et ça m'a suffi. Comme c'est sur nous que les hommes se reposent pour s'occuper des mômes,
y a intérêt à poser des limites. J'ai comme qui dirait limité les naissances, mais c'est pas sûr
que Lucien ait fait la même chose de son côté. Je saurai jamais s'il a semé des graines
ailleurs, j 'ai jamais voulu savoir. J'avais déjà mon lot.
SEPT vertical en six lettres, « Vous mènent par le bout du nez Un D, un U, et un S au
bout. Parlant d'odeurs, j'ai envie d'un bon café. Henriette devrait pas tarder. Quatre heures
dix, elle qui est toujours à l'heure, .. Peut-être bien qu'elle fait la queue chez Hupin, mais à
cette heure et un dimanche d'août, ça m'étonnerait. Fait une chaleur, dans cet appartement !
Faudra que je dise à Marie-Modeste de sortir le ventilateur. Si je me lève pas pour me
rafraichir, je vais fondre comme une bougie. Henriette m'inquiète, elle répond pas au
téléphone...
On a bien ri et s'en est mis plein les trous de nez. On a siroté deux petits verres de
Chartreuse après le café, y a pas de mal à se faire du bien. Elle m'a quand même fichu la
trouille en arrivant avec une demi heure de retard. Hupin était fermé, elle a couru à l'autre
bout de la ville pour les petits fours. Elle avait encore une nouvelle toilette, achetée Au Chic
de Paris, tout en rose et mandarine, quelle coquette ! Elle prétend qu'elle pourra jamais me
surpasser en élégance, taratata, l'âge est là et j'engraisse de partout à rester assise sur ce
fauteuil. Mais pas question de se laisser aller avec des cheveux blancs et pas de maquillage, y
manquerait plus que ça pour prendre encore dix ans ! C'est pas maintenant que je vais
commencer à me laisser aller. Elle m'a fait bien rire avec son histoire de voisin, un vieux pas
appétissant qui lui tournait autour depuis des mois. Elle lui a cloué le bec en lui disant qu'elle
avait le Sida. Le pauvre vieux, il a failli avoir une attaque en direct, mais depuis, elle est
tranquille.
HUIT vertical, en cinq lettres, « Religieux au pluriel », avec un R, un D, un E.
ORDRES. La seule chose que je supporte pas, c'est qu'on m'en donne, des ordres. Déjà toute
gosse, je supportais pas. J'en ai reçu des claques, à cause de mon mauvais caractère, j'étais
une cabocharde, disait ma pauvre mère. Je marche à la douceur, mais ça non plus, Lucien l'a
Jamais compris. Y fallait qu'il Se sente le patron. l'étude et la maison. Je lui disais que
c'est pas en criant qu'on a plus d•autorité sur les mômes. Au fond, je crois qu'il se rattrapait
de jamais être là pour les mômes en leur criant dessus. La patronne de la maison, c•était moi.
mais j'avais qu'à me taire parce que j'étais une bonne femme. Rien que d'entendre ça. j'étais
hors de moi, Avec les années. le mur entre nous est devenu plus dur que du béton, Quand il a
arrêté l'étude, il avait soixante-huit ans. Il avait espéré que Jean-Luc reprenne derrière lui.
mais il a jamais Voulu, le gamin. Alors il s'est installé dans le fauteuil près de la fenêtre. et il a
plus bougé. Il restait là toute la journée à fumer et à regarder la vie à travers les carreaux. Les
rideaux et le papier peint étaient tout jaunes. on les changeait tous les deux ans. Il disait pas
un mot. S'il sortait acheter le journal et la baguette de pain, faire un loto au café du coin,
c'était bien tout. On n'a jamais su se reparler après toutes ces années de mensonges et de
silence. Je l'ai vu mourir à petit feu jour après jour, dans sa fumée de cigarette. C'était trop
tard pour nous deux. On passait notre temps à s'éviter. même les repas. Il mangeait au
salon devant la télé et moi, dans la cuisine avec la radio, chacun son territoire. On était
devenus des bêtes l'un pour l'autre, quand j'y pense. Quand Lucien est mort. j'ai ressenti un
grand poids en moins dans l'estomac. Et un vide.
Suite du UN horizontal, « Elles peuvent tout mener à la baguette ». FEES. Tout ça. c'est
la faute aux contes de fées qu'on nous raconte dès qu'on est gosse. La Belle au Bois Dormant,
Cendrillon et Blanche-neige, toutes ces bêtises. On n'a jamais rencontré le Prince Charmant
chez le boulanger Au bout du compte. c'est une énorme peau de banane, et tout le monde
glisse dessus. L'homme idéal, on doit le rencontrer une fois sur un million, et encore. Qui sait
st ça aurait marché avec ? Avec des si, comme dit Henriette... Les gamines
d'aujourd'hui, elles s'enquiquinent moins que nous, elles ont un boulot, la pilule et elles
disent bye bye à leur bonhomme quand elles veulent. En TROIS vertical, sept lettres, "Doux
pour les amoureux Commence par un B". Les petits billets doux de Robert, c'est Henriette
qui les recevait dans sa boite aux lettres, discrètement. C'était pas un grand poète, mon
Robert, mais il savait tourner les phrases et trouver les mots pour me chavirer. Quand il a
compris que je le suivrais pas. il a arrêté d'écrire. Il a fini par se marier, mais on pensait
toujours l'un à l'autre, c'était plus fort que nous. Une fois, on a fait une folie. Les enfants
étaient partis en vacances dans la famille, je devais les rejoindre quelques jours après. J'ai
inventé une amie à visiter sur le parcours. On a passé deux jours dans un petit hôtel en
Normandie. je me rappelle même plus le nom. Y avait une rivière, un pont en bois et des
maisons rayées, des vaches et des pommiers en fleurs, mais je crois qu'on n'a pas mis les
pieds dehors pendant deux jours. J'ai même pas honte d'y repenser. Je pourrais pas dire s'il
est encore en vie, j'ai jamais cherché à le revoir. Je trouvais qu'il ressemblait à Gérard
Philipe, c'est tout dire. Je crois que j'ai vraiment descendu la pente après son mariage. La vie
avait plus beaucoup d'importance. Si les enfants avaient pas été là et Henriette pour
m'écouter, je crois que j'aurais atterri à Sainte-Anne. C'est le docteur Jouve qui m'a sauvée,
avec des cachets. plus d'une fois j'ai eu envie d'en prendre une bonne dose pour en finir, vaut
mieux plus y penser. Ces mots croisés me donnent le bourdon. Même si ça Sert à rien de
remuer le passé, je peux pas m'empêcher, assise dans ce foutu fauteuil à regarder les autres
vivre, s'aimer, s'agiter, se promener, comme si je regardais un film. Le mien de film, il arrête
pas de défiler dans ma tête. A la longue, je supportais plus de voir ce fauteuil vide contre la
fenêtre. C'est vrai qu'il est confortable. D'ici, on voit les couchers de soleil, c'est spectacle
gratuit tous les soirs. Lucien voyait la même chose.
Il reste un petit dernier pour finir la grille. DIX horizontal en sept lettres, « Fleur ou
fruit. elle fait aussi «'uffrir avec un Pau début et un N la fin. Bon sang. il fait au moins
quarante degrés dans cette fournaise. pas étonnant qu'on ait envie de piquer un rytit sorn...
Oh. ce foutu téléphone, faut pas être cardiaque Je dirai Marie-Célestine de régler la
sonnerie... Allô, qui est à l'appareil...
J'ai pas reconnu sa voix de suite. je croyais que c'était une erreur. Pourtant c'était bien
lui. cette voix chaude, un Fu plus enrouée qu'autrefois, ces profonds qui me faisaient
devenir toute chose... J'ai dû bafouiller comme une gamine. Laisse-moi le temps de
m'asseoir, je lui ai dit. J'avais le cœur tout affolé. Tout ça, c'est trop d'un coup, entendre
voix après toutes ces années ! Je sais même plus ce qu'il m'a dit, je sais plus où je suis... Je
vais boire un petit remontant et je terminerai la grille de mots-croisés Wur me calrner. Je
retrouve pas mes lunettes, elles ont dû rester près du téléphone. Mais non, je suis nouille. elles
sont sur mon nez. C'est quand même flou, de plus en plus brouillé. C'était bien sa voix,
presque pas changée. Ce qu'il m'a dit. je m'en souviens déjà plus... Il va me rappeler dans
quelques jours, je crois. J'aurais pas parié qu'il était encore vivant... Mèrne avec les lunettes,
j'y vois tout brouillé, et ce coeur qui n'arrête pas de cogner... Le demier mot de la grille, c'était
quoi encore ? Ah oui, j'y suis. PASSION.
Elle ne fait pas son âge, Sue. Quand je l'ai accueillie au pied de la passerelle, au
Caire, je me suis surpris à penser :
« Il ne manquait plus que cela ! Une gamine pour ce genre de job, ils sont fous
ces Yankees... ! »
Il...
Elle ne fait pas son âge, Sue. Quand je l'ai accueillie au pied de la passerelle, au
Caire, je me suis surpris à penser :
« Il ne manquait plus que cela ! Une gamine pour ce genre de job, ils sont fous
ces Yankees... ! »
Il ne m'a pas fallu des mois pour réviser mon jugement. D'abord, Sue est plus
âgée qu'elle ne le laisse paraitre : vingt-sept ans, alors qu'on lui en donnerait dix-
huit. Et, surtout, elle connait son affaire, avec cette façon d'être des gens de son
pays, décontractée, peu soucieuse de la hiérarchie mais terriblement efficace.
Les premiers temps, je dois avouer que ses « O.K, boss... » m'énervaient tout
autant que le chewing-gum mastiqué à longueur de journée, puis j'ai constaté, un
beau matin, que j'aimais bien être appelé « boss >> que la mastication mettait en
valeur ses pommettes hautes, trahissant peut-être une lointaine ascendance slave,
que Sue était, ma foi, fort jolie et que la vie était belle.
Je dis « était » car tout cela ne survit qu'en ma mémoire et celle de Sue, si elle
est toujours de ce monde.
Nous étions en 1958 et Nasser, poussé par des impératifs pressait le
mouvement pour l'édification du grand barrage qui devait révolutionner
l'économie du pays. L 'U.N.E.S.C.O s'était inquiété, à juste titre, des con-
séquences de cette construction sur les sites archéologiques en vue. C'est pour
cette raison que je me retrouvais près des rives du Nil, à une centaine de
kilomètres en amont d' Assouan, en charge de répertorier des vestiges dont On ne
savait s'il convenait de les sauver des eaux à venir.
Les premières fouilles s'avéraient décevantes. Quelques sépultures de notables,
visitées depuis bien des lustres par des pillards locaux, des babioles sans valeur.
Une seule trouvaille méritait d'être signalée : une collection d'une douzaine de
scarabées sacrés. en terre cuite, de taille décroissante que le délégué de
l' administration égyptienne qui me suivait pas à pas s'empressa de soustraire à ma
garde pour les confier au musée du Caire.
Je disposais d'une équipe de cinq ouvriers, des fellahs recrutés dans le
pleins de bonne volonté et d'ardeur. Trop pleins même car ils maniaient la pelle et
la pioche avec un enthousiasme tel qu'on eût cru qu'ils s'attaquaient à un chantier
d'autoroute. J'en arrivais à me réjouir que nos champs de prospection fussent sans
grand intérêt n'osant imaginer le camage dont mes séides eussent été coupables,
dans I 'innocence et la bonne humeur les plus totales. Leur mine épanouie lorsque,
muni d'une petite bros.se, je m'efforçais d'épousseter un fragment de poterie
minuscule me laissait subodorer leurs propos rigolards que j'étais bien incapable
de traduire. Ils devaient me considérer comme un fou, victime sans doute du dieu
Ra qui régnait sans partage en ces lieux. Un fou sympathique qu'il importait de ne
point froisser tant qu'il distribuerait les quelques livres hebdomadaires récom-
pensant leurs efforts. Et ils attaquaient de nouveau les monceaux d'éboulis en
priant Allah de prêter longue vie à cet original maniant les cailloux avec des
pinces à sucre.
L'arrivée de Sue troubla quelque peu la convivialité de nos rapports. Très vite,
je constatai, à mon grand déplaisir, que ma position de commandant en chef pesait
peu au regard de la blondeur de Sue. Sic transit gloria mundi ! Ma collaboratrice
pouvait passer des heures à brosser les échantillons découverts, nul sourire sur la
face de mes fellahs. Bien au contraire, une admiration béate illuminait leur regard
comme si la technique de Sue, en tous points semblable à la mienne, les eût
envoûtés. Peut-être pensaient-ils que ces tâches ménagères relevaient de la
compétence féminine alors qu'elles ne pouvaient que dévaloriser l'image de
l'homme éternel ?
Dès son arrivée, la tente de Sue fut mise en place dans les plus brefs délais,
avec un luxe de précautions dont il ne me semblait pas qu'on eût usé pour ma
propre installation. Quand je demandai pourquoi l'entrée de sa tente était orientée
plein nord alors que la mienne s'ouvrait au sud, on m'expliqua doctement qu'ainsi
la dame serait mieux abritée des ardeurs du soleil et à l'abri des vents de sable
lesquels, comme chacun sait ou devrait le savoir, viennent toujours du Soudan.
J'en conclus que je devais avoir une constitution propre à supporter les coups de
soleil et les assauts de l'harmattan. A bien réfléchir, c'était plutôt flatteur, mais je
me serais volontiers passé de cette forme d'hommage.
Sue accueillait ces empressements avec une simplicité, un naturel désarmants.
Nulle afféterie dans son attitude ou ses propos. Rien qui pût prêter à confusion
dans son maintien. Elle était là, voilà tout, et les choses s'organisaient autour
d'elle comme les pièces d'un puzzle. Il me fallut bien l'admettre quoi qu'il m'en
coûtât.
Ahmed, le chef de ma brigade d'excavateurs, proposa à Sue l'assistance de son
neveu Salim, un adolescent d'une quinzaine d'années susceptible, selon lui, de lui
rendre de nombreux services dans les travaux domestiques, voire même, en l'ins-
truisant quelque peu, de la suppléer dans ses activités de dépoussiérage.
Quand je fis remarquer à Ahmed qu'il s'était bien gardé de m'informer de cette
opportunité, il m'expliqua suavement qu'il n'avait point osé, me jugeant apte à me
débrouiller tout seul. Cette surestimation de mes capacités commençait à me
chatouiller l'épiderme, d'autant plus que j'avais l'intime conviction que mon chef
de chantier se payait ma tête plus qu'il n'eût convenu s'il avait été aussi soucieux
de la hiérarchie qu'il le prétendait.
Bref, Salim débarqua dans notre campement sans crier gare, comme surgi de
derrière une dune. En moins d'une semaine, il devint le personnage le plus en vue
de notre communauté, si l'on excepte Sue dont l'aura ne souffrit aucunement de
cette nouvelle présence. Mieux, elle s'amplifia, servie qu'elle était par un zélateur
dont l'incessante activité ne cessait de m'étonner. Une mouche - l'impudente ! -
se posait-elle sur le bras de Sue, la main brune de Salim chassait l'importune
aussitôt. A peine ma collaboratrice avait-elle remarqué que le soleil était vraiment
très chaud ce jour qu'un verre de thé glacé était apporté avec moult salamalecs. Je
dis bien « un » verre car, en vertu des aptitudes qui m'étaient conférées, j'étais
censé ne point souffrir de la soif, pas plus que du soleil ou du vent.
Je recouvrais un peu de mon autorité sur le chantier. Un peu. Très et pas
longtemps car le bougre, sans que je m'en rendisse compte, parvint à se rendre
utile, puis indispensable. Sue recourait à lui pour de multiples tâches dans
lesquelles sa célérité, la finesse de ses mains, son accoutumance au rude climat de
la vallée, faisaient merveille. Comme je lui objectais qu'il convenait de garder
plus de distance avec ce vibrion, Sue parut décontenancée. Pourquoi diable Se
priver d'une aide si précieuse ? Elle raisonnait en termes d'efficacité et mes
arguties de patron jaloux heurtaient à son incompréhension0
.
Femme certes, mais Américaine avant tout, Sue ne comprenait pas. Elle ne
percevait pas les épiphénomènes concomitants de sa venue. Pourquoi, depuis lors,
l'air le matin semblait plus léger ? Pourquoi le vrombissement des moustiques le
soir, autour de la lampe-tempête, se parait d'une musicalité nouvelle et insoup-
çonnée ? Par quel miracle les boulettes de viande les sempiternelles kôftas
retrouvaient-elles la saveur de l'inattendu lorsque nous les dégustions ensemble ?
J'aurais eu mauvaise grâce à lui en tenir rigueur car, moi-même, je ne m'ex-
pliquais pas ces métamorphoses. Jusqu'au jour où je me surpris, devant mon
miroir, à tenter longuement de mater un épi rebelle.
J'aimais Sue.
La réciproque n'était pas évidente. Sue, pour charmante qu'elle fut, se
comportait comme un être asexué, ne se souciant que de remplir correctement sa
tâche. J'appréciais son enthousiasme de néophyte mais déplorais qu'il se limitât
aux ombres du passé alors que le présent était là.
Mes tentatives d'effraction de sa vie privée échouèrent piteusement. Les quel-
ques confidences m'apprirent qu'elle était divorcée depuis trois ans.
puis le couvercle se referma.
Nous disposions encore d'un délai de detLX mois mener nos recherches à
leur terme et Sue m'engagea à presser le pas, persuadée qu'elle était de la richesse
du gisement sur lequel nous travaillions. Avec mon accord. elle délaissa le
chantier principal pour ouvrir une fouille annexe quelques hectomètres de la rive
du fleuve, suivie par l'indispensable Salim auquel elle enseignait les premiers
rudiments d'archéologie.
Si je m'efforçais de dissimuler mon attirance pour Sue, il n'en allait pas de
même de Salim qui ne la quittait pas du regard. Jamais, à cette époque, je n'osai
reconnaitre que j'étais sinon jaloux - ce qui aurait frôlé le grotesque - du moins
envieux de cette permanente proximité que le nouveau chantier favorisait.
Je proposai à Sue une journée "en ville", c'est à dire à Assouan, afin de
rompre la monotonie des jours de travail mais elle refusa avec obstination,
désireuse avant tout de voir aboutir nos investigations. A diverses reprises je
l'emmenai dans des promenades nocturnes le long du fleuve, convaincu qu'elle
succomberait à la magie du lieu. Nul endroit ne pouvait se montrer plus
romantique que la vallée du grand fleuve encore sauvage en ce temps-là. près de
notre campement, verdoyait un petit ilot planté de papyrus dans lesquels la brise
vespérale chuchotait des choses qui vous ouvraient le cœur et l'âme. par nuit de
pleine lune, on pouvait surprendre un couple d'hippopotames, peut-être le dernier,
dont les ombres se détachaient à contre-jour alors même que de grandes bouffées
de senteurs mêlées, odeurs d'herbes aquatiques et de limon fertile, vous montaient
à la tète. Oui, je vous le jure, nul endroit au monde n'aurait su Se montrer plus
propice au rapprcxkxment de deux êtres soumis à la solitude.
Sue n'était pas étrangère à cet environnement, mais son émoi n'affectait que sa
sensibilité professionnelle.
— Voyez-vous André, concédait-elle, il faut avoir vécu ces instants pour
percevoir ce que fut la vie jadis sous le règne de Pharaon.
J'en étais conscient certes, mais il y a une vie après Ramsès et j'eusse aimé que
ma compagne partageât cette opinion.
La mise au jour, par Ahmed, des fondations d'une antique demeure me fournit
le prétexte recherché pour le retour de Sue sur mon chantier personnel. J'avais
besoin de renforts afin d'exploiter cette découverte dans les délais impartis.
J'ordonnai à Salim de rester sur le chantier secondaire pour aider les deux
ouvriers qui poursuivaient les fouilles. Si je m'étais interrogé, il m'eût bien fallu
reconnaitre que j'avais saisi l'occasion de séparer Sue de son chevalier servant et
que tout cela n'était guère glorieux. Aussi évitai-je de m'interroger.
Sue était de nouveau auprès de moi et sa tranquille présence gommait la
pénibilité de nos travaux. Maintes fois, elle suggéra que Salim nous rejoigne,
arguant qu'il Serait plus efficace placé sous son contrôle mais, avec une mauvaise
foi insigne, je justifiais son éloignement. Sue, après être revenue à la charge,
n'insista plus ; cependant je percevais son mécontentement.
Nous étions en plein mois d'août et la chaleur devenait insupportable. Force nous
était d'interrompre les fouilles dès dix heures du matin pour ne les reprendre que
vers seize heures. Il nous restait trois semaines avant la fin de notre délégation
mais le butin s'avérait maigrelet. Trois semaines et nous abandonnerions cette
vallée perdue. Trois semaines et Sue regagnerait son Kansas natal. Cette
perspective occultait toutes les autres, m 'emplissant de mélancolie.
Sue, au plus fort de la canicule, me proposa une nouvelle fois de faire revenir
Salim sur le chantier principal où les conditions de travail étaient moins pénibles.
Sans doute refusai-je un peu vivement car Sue parut surprise et m'examina
longuement avant de se détourner en haussant les épaules dans un mouvement
d'impuissance. Je n'ai pus oublié cette scène précédant de quelques heures le
dramatique accident qui devait marquer notre séjour.
Les travaux venaient de reprendre quand, sur le coup de dix-sept heures, je vis
accourir un des deux ouvriers du chantier secondaire. De très loin, ses gestes
désordonnés nous laissèrent deviner qu'un événement grave venait de survenir.
- Salim ! Salim !
Ahmed se précipita et s'efforça de nous traduire le discours véhément de son
compagnon. Salim s'était fait mordre par une vipère cornue en retournant une
pierre et il gisait là-bas.
Ahmed n'avait pas achevé que Sue s'élançait à grandes enjambées et gagnait
le lieu du drame. Quant à moi, je fis un saut jusqu'à ma tente pour m'emparer du
nécessaire à pharmacie et tentai de la rattraper.
Quand je la rejoignis, elle était déjà au côté de Salim allongé sur le sol, agité de
spzLsmes convulsifs. Le venin se répandait dans ses veines, commençant son
œuvre destructrice.
— Laissez-moi faire...
Sue m'arracha la trousse des mains. Nous disposions de doses d'un sérum anti-
venimeux destiné à combattre les effets des piqûres de scorpions, mais serait-il
efficace pour une morsure de serpent ? Nous n'avions pas le choix. Sue s'affairait,
soucieuse de calmer les angoisses de Salim. Je demeurais-là, stupide, avec une
énorme boule que je sentais gonfler en moi.
— Ne restez pas là, il faut chercher du secours...
Elle avait pris la direction des opérations sans que j'aie songé à m'en offusquer
tant le spectacle de notre petit compagnon haletant, les yeux révulsés, me
tétanisait.
Sortant de mon hébétude, je revins à notre base. Par chance, je pus établir un
contact radio assez rapidement avec notre Q.G d'Assouan qui me promit l'envoi
d'un hélicoptère dans les plus brefs délais.
Pendant ce temps, Salim ramené dans l'installation de Sue, avait été étendu sur
son lit de camp. Les convulsions s'étaient apaisées mais, et ce n'était pas pour me
rasséréner, il semblait éprouver de plus en plus de difflcultés à respirer. Je sava1S
que certains venins entraînent une paralysie progressive des muscles du thorax et
je craignais de me trouver en présence des premiers symptômes.
Sue soutenait d'une main la nuque de Salim et, de l'autre, lui bassinait le front
avec un linge humide sans cesser de lui parler comme si elle eût craint qu'il ne
s'endormit d'un sommeil irréparable. Pas une fois son regard ne s'arrêta sur mol
et je sentais une mort lente monter dans tout mon être, comme un venin.
Lorsque l'hélicoptère se posa, après une interminable attente. Salim vivait tou-
jours mais sa respiration spasmodique nous laissait à tout instant redouter une
issue fatale.
Les premières ombres du soir s'étendirent sur le sol dès que l'appareil disparut
dans le ciel. Sue avait renoncé à accompagner Salim, faute d'un moyen de trans-
port pour le retour.
- Sue, je suis désolé...
Je ne savais que dire. pour la première fois depuis l'accident, elle me regarda
mais ses yeux étaient emplis d'étonnement comme si elle découvrait un inconnu
qu' elle aurait côtoyé pendant des semaines sans deviner sa présence.
Je n'étais donc que « cela ». Et le monde s'écroulait autour de moi.
Le diner, cet instant privilégié que j'attendais tout au long du jour, me fut une
épreuve difficilement soutenable. Sue ne répondait que par monosyllabes aux
ébauches de conversation que je tentais. Cependant, à ma grande surprise, elle
accepta la promenade nocturne que je lui proposai sur la rive du fleuve. Il faisait
nuit noire lorsque nous partîmes mais une faible clarté à l'horizon annonçait la
lune montante.
Après l'atroce chaleur diurne, la relative fraîcheur venue du fleuve calmait nos
fièvres. Sue semblait s'être ressaisie et aspirait à pleins poumons l'air empreint
d'effluves puissants dispensés par la brise naissante. La lune apparut, pleine,
ronde, posée sur la crête d'une dune.
Jamais, me parut-il, la magie de l'astre n'avait atteint ce paroxysme. Une sorte
d'ivresse me gagnait dont je n'aurais su dire si elle était faite d'allégresse ou
d'une angoisse inexprimée.
Nous étions, au terme d'une longue marche, sur le point de revenir sur nos pas
quand Sue saisit mon bras.
- Regardez, André !
Son bras tendu désignait la lune qui peu à peu se teintait de rouge. Je sentais les
doigts de ma comparse se crisper sur mon poignet. Elle tremblait de tous ses
membres. Décontenancé par cette panique soudaine, je tentai de la rassurer.
— C'est un phénomène connu, Sue. Cela se produit lorsqu'une tempête de
sable se lève dans une région de terres rouges, formant un filtre devant la lune.
Les anciens Egyptiens l'appelaient « la lune de sang »...
Sue m'interrompit.
Je connais cela, mais savez-vous la signification qu'ils attachaient à ce
phénomène ? Il précédait la mort de Pharaon...
La phrase s'était achevée dans un murmure. Sans nous être concertés, nous
firmes demi-tour et hâtâmes le pas en direction du campement.
Ahmed nous attendait, les bras croisés sur la poitrine. II avait, en notre
absence, reçu le message radio : Salim était mort.
Sue partit le lendemain. Je ne devais jamais plus la revoir.
M'Bé Rouen se trouve à quelques encablures de Nouméa. Ce récif corallien est couvert de sable et de maigres buissons. À quatre-vingt-cinq ans, je suis comme eux, racornie par les vents âpres et brûlants. ,J'aime cet endroit. Je m'y sens bien, sans doute à cause de mes souvenir d'enfance et de l'eau turquoise. Cette couleur m'apaise. Je m'absente régulièrement de l'hospice pour...
Jeannette
M'Bé Rouen se trouve à quelques encablures de Nouméa. Cette route
corallien est couvert de sable et de maigres buissons. À quatre-vingt-cinq ans,
je suis comme eux, racornie par les vents âpres et brûlants. ,J'aime cet endroit.
Je m'y sens bien, sans doute à cause de mes souvenir d'enfance et de l'eau
turquoise. Cette couleur m'apaise. Je m'absente régulièrement de l'hospice
pour m'évader sur la plage. Les vagues lèchent mes pieds, puis mes jambes.
Elles finissent par me saisirent et me reveille. Je me retrouve alors, dans cette
chambre que je trouve hostile. Viendra un jour où je ne sentirai plus la
fraîcheur de l'eau, et la marée montante m 'engloutira, comme l'oubli engloutit
ma mémoire.
Je suis souvent incapable de me rappeler ce qui s'est passé une seconde
plus tôt, mais parfois, je me souviens de l'époque Où j'étais gamine. Avec
l'arrivée des premières chaleurs s'ouvrait la saison de la pêche à la traîne. Mon
père m 'y emmenait fréquemment. Ma panoplie de jeu, c'était les bobines de fil,
pochettes d'émerillons et d'agrafes en inox, les hameçons de toutes sortes.
Mes poupées, c'était les ieurres. J'habillais leurs jupes de plumes ou de
flamems en nylon pour cacher leur crochet meurtrier. J'y fixais parfois une
amorce en forme de petit poisson. Ce qui me fascinait le plus dans les appâts,
c'était leurs têtes cylindriques décorées d'un œil. Leur regard était vide comme
voilé, au millieu des gaffes et des dégorgeoirs. Tandis que nous voguions vers le
large, je scrutais la surface de à la recherche d'un banc d'exocets. Je
guettais leurs envolées éphémères, en gerbes argentées, au-dessus des flots.
Les daurades coryphènes en sont friandes, elles les suivent à faible profondeur.
Quand je repérais, mon père calait sa canne à l'arrière de l'embarcation. Le
leurre ondulait au bout de la ligne comme un poisson en fuite. J'attendais avec
impatience, le mornent où les stridulations du moulinet retentiraient, car mon
père me confierait les commandes après avoir ralenti et positionné le bateau
confort à la vague. J'étais heureuse. Je me sentais forte. Tandis qu'il capturait
Ya daurade et lui piquait la tête avec la gaffe, j'avais la responsabilité du
pilotage. Je ne me rappelle que ça.
Aujourd'hui, je ne pilote plus rien, pas même mon existence. Elle
m'échappe. À l'hospice, on décide de tout pour moi. Je crois que c'est à cause
de mes crises d'amnésie ; elles me tuent à petit feu. Je n'ai pas peur de la mort.
Tai peur d'oublier la vie. De devenir une inconnue à moi-même. Je fouille à
tâtons dans ma mémoire sans trouver ce que je cherche. Je poursuis des
images fuyantes sans jamais réussir à les saisir. Ma tête se transforme en
cimetière. Mes souvenirs sont ensevelis sous des tombes anonymes. Je
déambule au milieu des allées sans rien reconnaître. Sur les stèles, il n'y a ni
épitaphes ni plaques funéraires. II n'y a pas de photos, non plus. L'oubli
emporte les noms et aussi les visages. C'est un vrai fossoyeur. Ses pas sont
toujours silencieux. Ils me terrorisent.
J'ai consigné tous mes souvenirs dans un cahier d'écolier à lignes Seyes,
et une marge à gauche délimitée par un trait rouge. Je passe souvent mon doigt
dessus comme si je traçais un sillon dans le sable. Après notre coup de pêche,
nous accostions de coutume sur l'îlot M'Bé Kouen. Nous en avions fait un
rituel. C'est sans doute pour ça que j'ai gardé cet endroit en mémoire. Pendant
que mon père rangeait les lignes, je jouais avec la nature. C'est fou comme un
petit rien amuse les enfants. Un coquillage, une menue branche, quelques
feuilles de pourpier sauvage, et la réalité s'efface devant l'imaginaire. Quand je
consulte mon cahier, je découvre des choses que je ne me rappelle pas. J'ai la
sensation étrange qu'il s'agit de la vie d'une autre personne. Bientôt, je ne
saurai peut-être plus lire. Je divaguerai dans la brume comme un fantôme. Je
suis presque morte. Je m'accroche désespérément à ce cahier qui est mon
ultime lien avec l'existence.
Il y a un passage à propos de mon fiancé. Je suis retournée sur l'îlot de
mon enfance beaucoup plus tard, avec lui. C'est là qu'il m'a demandée en
mariage. J'ai cru qu'on vivrait toujours ensemble, mais je suis toute seule. Où
est mon mari ? Pourquoi est-il absent ? Lui est-il arrivé quelque chose ? Peut-
être qu'il est à M'Bé Kouen ? C'est sans doute pour cette raison que j'y vais si
souvent. Je l'attends sur la plage, assise, les pieds dans l'eau. Elle est tiède et je
m'y sens bien. Les pages suivantes ont été déchirées puis recollées dans le
désordre. Tout est sens dessus dessous. Mes pensées sont pareilles.
Certains jours mon esprit est moins embrouillé. J'en profite pour classer
mes notes. Je veux laisser une trace écrite de ma vie avant que je ne sombre
dans le néant. Comme ça, j'existerai encore quelque part. Dans ce cahier
d'écolier. Je dois faire vite, car je risque d'oublier de le faire. J'oublie le passé,
et perds la mémoire du futur. Je suis prisonnière du présent. Son étau se
resserre sur moi, il va comprimer ma conscience jusqu'à ce qu'elle ne devienne
plus qu'un point égaré au milieu de nulle part. Un moment viendra où mes
pieds baigneront en permanence dans la même vague.
Un article de journal est collé sur une page. II raconte qu'un homme est
mort en pleine mer. Ce soir-là, un violent grain a surpris un couple de
navigateurs. Le vent a frappé le bateau si fort que le pilote est tombé à l'eau et
a dérivé, emporté par le courant. Sa femme a passé la nuit à l'attendre sur l'îlot
M'Bé Kouen. La police maritime l'a récupérée au petit matin. Elle était assise
sur la plage et tenait dans la main une gaffe couverte de sang. ElIe s'appelait
Jeannette.
L'infirmière trouve que je m'absente de plus en plus longtemps. La
Solitude me fait peur. L'incompréhension aussi. Quand je lui demande des
nouvelles de mon mari, elle me répond toujours la même chose : « Vous parlez
dé lui dans votre cahier ». Elle l'ouvre et je lis que je ne suis jamais
sur l'îlot... Comment s'appelle-t-il déjà ? Je n'y ai pas remis les pieds à cause
d'un mort. Le corps d'un homme gisait sur le rivage. Autour de sa tête, le sable
était rouge. Du sang avait coloré le fond d'un sillon rectiligne creusé par un
doigt. Assise sur la plage, lesjambes dans l'eau, une femme attendait. ElIe était
là depuis si longtemps qu'elle ne sentait plus la fraîcheur des vagues. Je ne sais
pas ce qu'elle est devenue. Après, les pages de mon cahier sont blanches.
Pourquoi ils ne m'entendent pas? J'ai beau pousser de petits cris, m'agiter en tous
sens, personne
ne s'occupe de moi.
Apparemment je suis un beau petit garçon. J'ai 9 ans. Les photos montrent un visage carré, des
cheveux blonds légerement ondulés, des yeux verts. Je ne suis pas très grand.
Le...
Pourquoi ils ne m'entendent pas? J'ai beau pousser de petits cris, m'agiter en tous sens, personne
ne s'occupe de moi.
Apparemment je suis un beau petit garçon. J'ai 9 ans. Les photos montrent un visage carré, des
cheveux blonds légerement ondulés, des yeux verts. Je ne suis pas très grand.
Le jardin est tout jaune. Manque de pluie. Soleil trop chaud. Voilà un bon moment que je suis sous
le vieux chêne. Papa, maman et leurs amis discutent fort, assis autour de la grande table en bois. Ils
finissent le dessert et les bouteilles de rosé sont presque vides. Moi, on m'a donné à manger
tout le monde, mis à l'ombre sur la couverture où je suis allongé
Une jolie dame, bien habillée, se tourne vers moi et demande si on peut me faire taire.
- Comment vous supportez ça ? Dit-elle.
Le « ça » devait sans doute me désigner.
- On est habitués. II faut attendre qu'il finisse de piquer sa crise, à rétorqué papa
- Juliette, emmenez Victor dans sa chambre, il finira bien par se calmer.
Ma douce Juliette, la domestique dévouée qui me prend dans ses bras et dont le contact chaud me
rassure.
Me voici embarqué la maison. ElIe me porte pour aller plus vite car je ne sais pas marcher
correctement mais je ne pèse pas lourd. En fait, je ne sais pas faire grand chose tout seul. Pourtant
je comprends tout ce qu'ils disent, même si parfois je ne m'en souviens pas.
Il paraît que c'est une maladie que j'ai eue bébé et qui a beaucoup fait pleurer mes parents.
Maintenant ils sont justes tristes et espèrent que je vais m'améliorer.
Chaque matin. un monsieur en blouse blanche me malaxe bras et jambes, me force à
m'asseoir puis à tenir debout plusieurs fois suite. Parfois je le tape car il me fait mal et je ne
peux
pas lui dire avec des mots. Alors il se fâche et je crie moi aussi. Je ne l'aime pas.
Quand il a fini, c'est une jeune femme, Céline, une ergothérapeute, qui prend le relais. Elle parle
lentement et je dois essayer d'articuler les mots. Sans succès. Elle guide ma main droite avec
laquelle je dois tenir un crayon et tracer traits. Difficile.
Nous jouons avec des images. C' est le moment que je préfère. Elle me dit des mots gentils quand
j'ai reconnu la forme ou la couleur. ElIe a toujours un bonbon ou un bout de choolat qu'elle me
glisse discrètement dans la bouche quand la séance terminée. J'adore ça!
Après je suis fatigué et je me repose dans mon lit en bois blanc, entouré de peluches. Je me
recroqueville en serrant fort un éléphant gris tout que ma grande soeur Caroline a raporté de
son voyage au Sri Lanka.
Elle est trop belle Caroline avec ses longs cheveux châtain qu'elle attache avec une grosse pince
quand il fait chaud. Ses yeux ont une couleur de noisette et on dirait qu'un fil les tire vers le côté
quand elle sourit. C'est une imello. Docteur en je sais plus quoi. Elle va dans plein de pays
étudier le comportent des animaux.
Je repense à toutes les photcri qu 'elle m'a montrées et aux beaux paysages où j'aimerais aller. Mais
voilà, je ne vais nulle part, hormis le parc du manoir.
On a beaucoup de différence d'âge avec Caroline, 20 ans, et mon frère Antonin 18 ans. Moi, on ne
m'attendait pas. Une mauvaise surprise pour des parents déjà âgés. Une erreurquoi! Je n'aurais
pas dû m'accrocher.
A quoi ça sert de vivre sans pouvoir parler, courir, s'amuser. Des fois je pleure et des fois j'enrage
et
je décide d'arriver à être comme tous mes cousins quand ils viennent en dans notre
grande maison.
L'après-midi selon le temps. je peux sortir. Juliette m' assoie dans le fauteuil roulant et nous
parcourons les allées tout autour du manoir. Au début je n'aimais ce petit château. Trop grand.
trop vieux, avec ses murs aux pierres marron et son toit d'ardoises grises. Mais avec
années la glycine en a caché une partie et la vigne vierge qui court le long de la facade lui a
redonné des couleurs. Surtout l'automne, on dirait qu'un grand feu s'est glissé tout le long, rouge.
jaune, orange.
Quand je suis dans ma chambre au troisième et dernier étage (moins bruyant), par la baie vitrée qui a
remplacé la fenêtre à croisillons pour laisser entrer la lumière, je vois les thuyas qui bordent
l'allée de graviers blancs. Plus loin, j'aperçois même les prés où pr beau temps, trois
chevaux se promènent, mangent, jouent et galopent. Je m'imagine sur leur dos. D'ailleurs papa a dit
que ce serait bien pour moi de m'inscrire au centre équestre du village pour faire la thérapie.
J'attends toujours.
Lorsque nous faisons notre petit tour dehors, j'aime respier fort pour sentir odeurs de la terre.
Surtout quand il a plu la veille mais cet été la pluie s'est faite rare. Reste le parfum des roses qui
me
rappelle celui de maman. Dans le salon-bibliothèque où elle se repose dans son beau fauteuil en cuir
garni d'une couverture toute douce, elle demande parfois à Juliette d'aller me chercher. Maman me pose
alors sur ses genoux et je peux enfouir ma tête son cou. C'est un bonheur intense mais
court car je l'agace vite par mes "couinements". En fait elle supporte pas grand-chose. J'aurais
aimé avoir un chien ou un chat. Non, trop dangereux pour moi...ou trop salissant. Caroline dit qu'il
faut être gentil car maman aussi est malade. Elle est pleine tristesse, et prnd beaucoup de
médicaments pour ne plus l'être et sa vie n'est pas facile. La mienne mienne non plus je voudrais lui
dire.
Aujourd'hui c'est la fête. On a plié mon fauteuil roulant dans la voiture. Je fais partie du voyage.
C'est incroyable.
On va pique-niquer au bord de la mer. Je ne plus où on habite mais je sais que ce n'est
pas très loin. Je suis coincé à l'arrière de la voiture (que tout le monde trouve très belle) dans un
siège spécial à côté de Juliette. Marnan est à l'avant.
Elle a mis une jolie robe jaune et quand elle se recoiffe dans la glace accrochée en haut du
pare-brise, j'aperçois son beau regard doré où brille une petite inhabituelle.
Papa conduit en fredonnant un air d'opéra que donne la radio.
Ils ont trouvé une petite crique tranquille. Il est midi. Parasol obligé avec ce soleil.
Table de camping recouverte d'une nappe et chaises assorties. Déballage du repas. C'est prêt. Sauf que
je
suis toujours dans la voiture garée sur le bord de la route.
Apparemment, le fauteuil roulant pose un problème dans le sable Où me mettre ?
Juliette vient me chercher. Elle m 'assoit sur une couverture me cale contre elle et fera mon dossier.
Ça me va.. Je fais partie de la famille sous ce grand parasol. Le poulet rôti sent bon. Juliette me
donne des petits bouts de viande hachés. Un léger vent se lève et l'odeur salée la mer arrive jusqu'à
mes
narines Je suis heureux. Je ferme les yeux et je tends les mains devant moi pour sentir la fraîcheur
Un cri ! Victor, qu'est-ce que tu as ? J'ouvre les yeux. Maman est devant moi, inquiète.
J'esquisse un sourire pour la rassurer. Et je comprend pourquoi elle est ainsi, elle porte ma
souffrance.
Après manger, mes parents vont se tremper les pieds dans l'eau et se balader le long de la plage.
On me couche la sieste sous la surveillance de Juliette. C'est bizarre sa vie. Dépendre d'autres
personnes. Pourtant elle fait jeune. Je ne sais pas sob âge mais elle n'a les cheveux grisonnants
comme papa. Elle est surement en bonne santé vu la grosseur de son corps. Pourquoi elle n'a pas
d'enfants, de mari et qu'elle reste tout le au manoir ? Je ne peux même pas lui demander.
J'espère qu'un jour, grâce à Céline, j'arriverai à écrire.
Lorsque je réveille, est plié, rangé dans la voiture. A moi, mainteant.
inurn6r. Pourvu au'il y en ait d'autres. Mais, j'ai parlé trop vite.
La fin de l'été est arrivé. Mon frère Antonin est venu passer le mois de juliet à la maison. C'est
portrait craché de papa, en plus jeune. Grand, mince, les cheveux bruns épais, avec une mèche
tombant sur de petits yeux noirs.
Il est étudiant à Paris. Il veut devenir avocat. Ce doit être pour ça qu'il parle tout le tempe. Il me
soûle. Il a décidé de mon "évolution" :
- Vous devriez le mettre dans un centre spécialisé. Il se sentirait beaucoup mieux avec un entourage
médical approprié.
Juliette fait les gros yeux. Ceux des parents sont remplis de points d'intarogatio... Je m'agite sar
mon fauteuil. Non. je ne veux pas partir d'ici.
Ils en discutent comme si je n'étais pas là. Regardez-moi ! JE COMPRENDS TOUT !
Je m'agite plus fort en grognant. Peine perdue. Papa hoche la tête. Il a peut-être raison dit-il en se
tournant vers maman. Elle acquiesce timidement. Juliette me serre la main, l'air triste.
C'est terible de ne pas pouvoir décider de son propre sort.
C'est fait. peut-être attendaient-ils que quelqu'un prenne la décision à leur place pour ne pas
sentir coupables d'abandon.
Le centre est ultra moderne. Derrière son grand bureau, la directrice consulte mon dossier et lit à
voix haute des passages qu'elle commente avec mes parents, assis en face d'elle. Ils parlent de ma
maladie et de mes autres problèmes, comme ma difficulté pour communiquer et marcher. A voir
leurs airs désespérés, je commence à m'angoisser. Est-ce que c'est grave ? Si c'est le cas et que
c'est foutu pourquoi m'avoir emmené ici ? J'ai le sentiment d'être une valise trop lourde qu'on
dépose aux objets trouvés. Je ne peux m'empêcher de laisser couler quelques larmes. L'impmante
dame qui doit me prendre en charge s'étonne et murmure quelque chose en se penchant vers mon
père. Elle s'adresse ensuite à moi.
- Ne t'inquiète pas tu va être chouchouté ici et apprendre plein de choses Tu vas voir, tu auras une
jolie chambre et tu pourras te faire plein de copains.
Je sanglote de plus belle et la morve coule de mon nez . Où est Juliette pmr me moucher? Maman
cherche un mouchoir dans son sac et me le tend puis elle réalise qu'elle va devoir le faire elle-
même. Dégoûtant, d'après son expression.
C'est le moment des adieux. Je m'étouffe. Tant mieux ça précipite la séparation. Vite le personnel
soignant accourt et on m'emmène. Je ferme Jes yeux. Je me réfugie dans des rêves de verdure et de
soleil.
La semaine est finalement vite passée. C'est vrai que je n'ai le tanps de m'ennuyer. Antonin
avait peut-être raison. Je suis à ma place ici. Mes parents viennent me voir de temps en temps.
J'aurais le droit de rentrer à la maison le week-end mais c'est compliqué. Maman semble plus
épanouie. Il sortent avec moi dans le parc et papotent avec l'aide soignante qui pousse mon fauteuil.
- Il mange bien ? Il s'adapte comme il faut? Pas trop de crises?
- Non, pas d'incidents à signaler. Oui, tout va bien. Il a fait des progrès.
Je me demande bien lesquels. Pour ma part j'apprécie toutes les activités proposées qui évitent la
monotonie de la journée mais je sens plus spectateur que participant. Mon détachement est sans
doute un progrès à leurs yeux. Je ne crie plus, je ne pleure plus, je suis juste là. Tranquille. De
toutes
façons, j'ai de plus en plus de mal à bouger.
Nous sommes regroupés dans la salle de loisirs...etje l'aperçois. Je sais pas ce qui se passe. J'ai
chaud tout à coup. Mon cœur bat fort, comme lorsque j'ai peur . Elle est nouvelle. Son bras et sa
jambe gauches sont dans le plâtre, son cou est enfermé dans un collier. Elle semble si fragile dans
son jogging blanc. Ses yeux bleus ressemblent à deux lacs où je voudrais me noyer.
Mon fauteuil est placé au fond de la salle. J'aimerais me rapprocher. Et c'est à nouveau la colère qui
revient. Je m'agite, je grogne. Oui. Elle me regarde. Et semble s'étonner de mon comportement. Un
des soignants me reprend doucement.
- Du calme Victor. l'heure du goûter va bientôt arriver.
Je m ' en fiche de leurs petits gâteaux et de leur chocolat. Je veux avoir une amie.
Elle me sourit. Si seulement je pouvais parler.
Elle s'appelle Laura. Elle non plus ne parle pas. J'ai su qu'elle avait 13 ans. Franchement, on ne lui
donne pas. Je pensais qu'on avait le même âge. Mais dans sa tête, depuis l'accident de voinre, elle
est une petite fille et se comporte comme si elle en avait 6. C'est triste.
Pendant toutes ces semaines, on s'est rapprochés. C'est drôle, on dirait que les infirmières ont
compris notre échange de regard et nous sommes souvent ensemble dans la plupart des activités.
Du coup, je suis super motivé pour ma rééducation.
Mes parents et ma sœur sont venus me voir le week-end dernier. Je suis sûr que Caroline a senti un
changement chez moi car elle me parle sur un complice à propos de ma vie ici. Et surtout, elle
m annonce qu'il existe une machine où je n'aurais qu'à taper sur des letres. Je pourrai faire des
phrases et m'exprimer. Toute la famille va participer à l'achat.
Je suis fou de joie.
L'attente a été longue, mais ça y est, j'ai ce qu'ils appellent un ordinateur. J'ai de la chance. Ils
l'ont
installé dans ma chambre. Ce n'était pas évident d'après ce que j'ai compris. Après il a fallu le
temps d'apprendre à s'en servir.
Et la première chose que j'ai demandée, c'est de faire venir Laura.
Je relis tout ce que j'ai réussi à écrire au bout de gros efforts.. Je ne sais pas combien de temps la
maladie va me laisser pour pouvoir le faire, mais ma vie est en train de changer. Je me rends bien
compte qu'il y a plein d'autres problèmes qui s'ajoutent Des fois j 'ai du mal à respirer ou mon
cœur trop vite, et surtout j'ai de plus en plus de mal à bouger.
Mais pour l' instant, je suis enfin heureux.
Aujourd'hui je fête mes 22 ans. C'est par hasard que j'ai rarouvé ce texte que j'ai écrit grâce à mon
premier ordinateur, en 1977, au fond d'un tiroir de la commode Napoléon III appartenant à mes
parents.
Avec Caroline et Antonin. nous avons fait le partage des meubles quand le manoir a été vendu. Trop
difficile à entretenir pour des personnes âgées. Ils ont préféré profiter d'un joli appartement dans
un
lotissement résidentiel du côté de Nice.
Nous y avons chacun notre chambre. Une pour mon frère quand il revient de ses nombreux voyages
dus à sa carrière internationale d'avocat, une pour ma soeur, quand elle prend des
vacances. Tous deux sont encore célibataires. Et pas pressés de fonder une famille.
Ce n'est pas mon cas. Avec ma femme, Laura, qui a partiellement retrouvé la mémoire, nous avons
hâte d'être parents. Nous avons acheté un pait pavillon de plain pied dais les Yvelines, avec un joli
jardin.
Je suis devenu informaticien et je travaille à domicile pour une société privée. Laura s'occupe de
notre maison et de mes soins quotidiens.
Moi, auquel on ne donnait guère d'espérance de vie à long terme, je me suis à nouveau accroché.
Grâce aux progrès médicaux je peux espérer encore années de bonheur si mon cœur ne
lâche pas. Laura le sait et l'a accepté.
Notre devise : ne jamais abandonner et se relever car l'amour est le plus fort.
— Non
Le mot a claqué comme une gifle qu'Awa reçoit en pleine figure. Depuis qu'elles ont quitté le
village, la petite n'a pas prononcé une parole, et voilà que son premier mot.
— Non ! répète l'enfant en lâchant la main de sa mère. Nora et moi, on reste là.
Joignant le geste à la parole, Inaya se laisse choir sur le sable, sa poupée serrée dans ses bras. Pas
question d'aller plus loin, Elle n'en peut plus. Des jours et des jours qu'elle marche sans rechigner
...
— Non
Le mot a claqué comme une gifle qu'Awa reçoit en pleine figure. Depuis qu'elles ont quitté le
village, la petite n'a pas prononcé une parole, et voilà que son premier mot.
— Non ! répète l'enfant en lâchant la main de sa mère. Nora et moi, on reste là.
Joignant le geste à la parole, Inaya se laisse choir sur le sable, sa poupée serrée dans ses bras. Pas
question d'aller plus loin, Elle n'en peut plus. Des jours et des jours qu'elle marche sans rechigner
malgré la peur, la faim, la soif, et la fatigue. Mais se retrouver là, dans la réalité de cet air vif
qui la
prend à la gorge, et face à toute cette eau qui se soulève en petites dunes aussi mouvantes
qu'éblouissantes, la terrifie.
— Non Nora et moi on l'attendra ici.
Awa soupire. Elle tente de s'accroupir pour raisonner sa fille, mais ses reins sont brisés d'avoir
autant marché à son tour elle s'écroule lourdement sur le sable mouillé.
— Tout va bien ? s'inquiète un des passeurs en les voyant serrées l'une contre l'autre, sans qu'il
ne puisse déterminer laquelle de l'adulte ou de l'enfant soutient l'autre.
— Ça va, ça va, s'empresse de le chasser Awa.
Elle a incliné la tête de sa fille entre ses mains et l'a doucement posée sur ses genoux. L'enfant a les
traits tirés. Ses joues ont perdu la rondeur de ses huit ans, et ses yeux leur lumière. Hagards, ils
semblent hantés par des images intérieures qui les dévorent. C'est une grande violence que
d'arTacher un enfant à sa terre, Awa le sait, qui elle aussi vit cette déchirure au plus profond d'elle-
même. Mais avait-elle le choix ?
— Je sais combien c'est dur, Inaya. Mais on a réussi ! Regarde : ça va aller maintenant Ça va
aller ! Ces gens vont s'occuper de nous et bientôt tout cela ne sera plus qu'un mauvais
souvenir... Je sais ce que tu penses aujourd'hui, et c'est normal. Mais on n'avait pas d'autre
choix que de partir... Il n'y a plus rien pour nous là-bas... Plus rien que la brutalité de ces
hommes qui veulent nous imposer leur loi... Tu as été très courageuse, tu sais. Baba serait si
fier de toi.
À l'évocation de son père, les yeux d'Inaya se sont éclairés Baba. C'est lui qui lui a fabriqué Nora
en taillant des morceaux de son chèche qu'il a cousus ensemble. Qui l'a vêtue d'un pagne de
cotonnade indigo. C'est lui aussi qui a tracé sa bouche et ses yeux au charbon de bois. Des yeux
rieurs, étirés en croissants de lune comme celui qu'elle aime à contempler le soir assise au creux des
dunes à ses côtés, et une bouche ronde comme un soleil. « Nora est une poupée magique » lui a-t-il
murmuré à Voreille quand il a déposé la poupée dans ses bras. « Si tu la presses contre ton cœur, où
que tu sois, et même très loin des dunes et du village, elle te chantera la chanson du sable »
Elle avait ri en l'embrassant très fort : qu'irait-elle faire loin des dunes orangées et du village ?
Ce soir-là, alors qu'elle n'arrivait pas à s'endormir, trop émue de serrer la poupée sur son cœur, elle
l'avait entendu qui discutait avec Awa, Moussa et le chef du village. Intriguée, elle s'était glissée
sans bruit hors de la case, juste au moment où les trois hommes, armés de leurs fusils, s'enfonçaient
dans la nuit.
— Baba ? Tu vas où ? s'était-elle inquiétée en découvrant les armes.
— Retourne vite te coucher, l'avait-il doucement grondé. Je serai de retour demain matin, et toi,
Maman et moi, nous aurons une longue route à faire.
Pourquoi Baba n'est-il pas là ? Pourquoi ce matin-là n'est-il pas revenu comme il l'avait promis ?
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Awa presse la poupée entre ses doigts pour faire chanter le
sable..
Depuis combien de temps sont-elles parties ? Ni elle ni sa mère ne sauraient le dire. Il y a eu tant et
tant de dunes, et d'autres dunes encore. Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'il puisse en exister
autant. Avec sa mère, elles ont dû cheminer des nuits entières sous les étoiles pour arriver ici,
s'abritant la journée à l'ombre d'un rocher, d'un pied d'euphorbe, ou se tapissant dans le sable
comme Moussa leur avait montré pour se préserver des brûlures du soleil, et des soldats au drapeau
noir. Au début, Inaya s'arTêtait souvent Jetait des regards inquiets en arrière, avant de courir
rejoindre sa mère qui, elle, pas une fois ne se retournait Quand allait-il les rattraper ? Parce qu'il
ne
tarderait pas à les rejoindre, n'est-ce pas ? Il l'avait dit Il lui avait promis. Elle avait guetté sa
silhouette au détour de chaque dune, de chaque amas de pierres, au creux de chaque oasis traversée,
à chacun de ses réveils... Mais toujours le désert était demeuré immobile. Aucune silhouette
Aucune ombre. Aucun bruit autre que le murmure des grains de sable caressés par le vent qui
venaient lui rappeler la promesse qu'elle avait faite de rester courageuse quoiqu'il advienne. Alors
elle avait continué à marcher aux côtés de sa mère — pressant Nora contre son coeur — jusqu'à ce
jour où elles avaient atteint ces étranges dunes mouvantes qui venaient butter sur le sable.
— Nous allons traverser, Inaya, lui avait dit Awa.
— Traverser ? Traverser quoi ?
— La mer. Nous allons traverser pour l'autre bord du monde.
Cétait donc ça la mer ? La panique l'avait envahie. Et lui ? Allait-il traverser aussi ? Allait-il
réussir
à les suivre jusque sur l'autre bord ? Et d'ailleurs, pourquoi n'était-il pas encore arrivé ? Baba est
grand, et fort, et marche dix fois plus vite que le font ses petites jambes à elle, alors ? Pourquoi ne
les a-t-il pas encore rattrapées ? Et s'il s'était perdu en route ? « Pour éloigner le mauvais sort, la
sagesse exige de se taire, de tout garder pour soi. De tenir les présages funestes enfermés derrière
la barrière de ses dents » lui avait enseigné le vieux Moussa. Alors elle s'était contentée de lever les
yeux vers sa mère à la recherche des réponses aux questions qu'elle n'osait pas poser. Mais sa mère
était loin, très loin, le regard fixe rivé à Vhorizon avec au fond des yeux une lumière nouvelle.
Est-ce le grincement des volets qui frissonnent sous le souffle du vent ? Inaya se réveille en sursaut.
Dans son rêve, elle était encore à bord du bateau, serrant très fort Nora contre son cœur. De la
traversée, elle ne garde qu'un souvenir cuisant : celui d'une envie d'eau qui lui gonflait la langue,
lui
faisait des lèvres de pain craquelé, et sa salive collante, impossible à avaler. Elle avait détesté se
sentir ballotée au gré des vagues qui lui avaient donné un vilain mal au cœur. Nora non plus n'avait
pas aimé. Elle en avait perdu son sourire, et ses beaux yeux de lune n'avaient pas résisté à l'humidité
des embruns. Deux longues trainées lugubres sillonnaient son visage. Qu'aurait pensé Baba en la
voyant dans un état pareil ?
À la pensée de sa poupée, Inaya se redresse dans son lit à sa recherche. Mais Nora est bien là, à
demi enfouie sous son oreiller, qui la regarde de ses grands yeux nouveaux.
— Tu as vu comme elle est heureuse, avait dit la femme aux cheveux jaunes en lui brodant
deux grands yeux noirs bordés de cils aussi longs que ceux d'un chameau. Et sa bouche
couleur de cerise, tu ne la trouves pas jolie ainsi ?
— Mais ? Baba ne va pas la reconnaître s'était-elle exclamée, partagée entre admiration et
regret des lunes à jamais effacées.
Awa n'avait pu retenir un soupir :
— Baba ne viendra plus, Inaya. Je te l'ai dit cent fois. Moussa et lui ont tout fait pour protéger
le village, mais les rebelles étaient trop nombreux.__ Tu es grande maintenant, tu peux
comprendre. Et même si c'est dur, il faut que tu acceptes cette idée et te tourne vers l'avenir.
Non, elle ne peut y croire Il a promis. Et Baba a toujours tenu ses promesses Sa poupée dans ses
bras, elle s'accoude au rebord de la fenêtre et regarde tour à tour les terrasses des cafés, les
boutiques, les balcons des immeubles voisins. La première fois qu'elle a découvert ce spectacle, elle
en a attrapé le tournis. Tout cela était si nouveau pour elle qui jusqu'alors n'avait connu que la
rondeur des dunes et les horizons infinis. Elle s'était étonnée de toute cette agitation. Ce matin,
certaines des fenêtres sont encore fermées, d'autres déjà grandes ouvertes laissent entrevoir des
scènes de la vie quotidienne des gens dici. Là, une mère de famille en robe de chambre qui s'affaire
à ramasser du linge sec suspendu au balcon. Ici, un vieux monsieur qui arrose ses jardinières Ici
encore, un jeune adolescent qui s'étire devant la télévision. Un homme qui avale son bol de café en
lisant son journal. Et là encore, une fillette.qui joue à la poupée, un père qui ouvre grand les volets
et se penche sur le lit de son fils endormi. A cette dernière vision, Inaya détourne la tête, s'applique
à regarder ailleurs. Trop tard Comme au temps où l'harmattan soumait trop fort et décoiffait les
dunes, des petits grains de sable s'immiscent dans ses yeux qu'elle doit noyer de quelques larmes.
À quoi ressemblera sa vie désormais ? À quoi servira-t-elle ? Elle a Vimpression davoir traversé un
miroir. Dètre passée de l'autre côté. D'un côté, il y avait son enfance, l'âge de la confiance, des
rires
joyeux, des dunes qu'elle dévalait en chantant avec Hamib, Karim, Noura, Fanta, Aminata, Baba et
tous les autres.__ Il y avait la maison en banco, le puits, le dattier planté dans la cour dont elle
avait
promis de s'occuper, le rougeoiement des braises sous la théière. Le bêlement des chevreaux dont
elle avait la charge. Les ânes et les chameaux. Les caravanes de sel. Les buissons d'acacias tout
autour de l'enclos qu'il fallait bien veiller à consolider tous les matins. Une vie heureuse, rythmée
par la course du soleil et les couleurs changeantes du sable De l'autre, il y a cette nouvelle vie qui
peu à peu se dessine loin des dunes. Un monde qui lui semble plus aride que le désert, tout
dépouillé de rêves, et surtout inutile... Entre les deux, seuls quelques mois se sont écoulés. Si peu.
Et pourtant tout est devenu si différent, insipide. Elle a beau regarder par la fenêtre, rien ne
parvient
à la distraire, ni la lumière vive, ni le bleu intense du ciel, ni même les couleurs de la ville dont la
foule si dense l'étourdir. Elle ne cesse de s'étonner du tourbillon incessant de ces gens qui semblent
tous aller quelque part, avoir des choses urgentes à faire. Et le vide qu'elle ressent en elle en est
plus
grand encore. Elle, ce qu'elle veut c'est du sable. Du sable et encore du sable pour y enfouir ses
angoisses et combler cette absence qui la ronge Du haut de la tour qui domine la ville, elle attend
l'arrivée de son père. Il lui manque tant. Son sourire, ses yeux brillants quand il lui enseignait les
secrets du désert. Elle voudrait enfoncer ses doigts dans ses cheveux embroussaillés et entendre son
rire, comme lorsqu'il ôtait son chèche et que sa tête s'auréolait d'un roncier noir. « Quoiqu'il arrive,
je serai toujours avec toi, répétait-il quand ils s'asseyaient tous les deux au creux des dunes pour
regarder le ciel. Personne, tu m'entends ? Personne ne pourra jamais te voler ni le ciel ni le
murmure du sable. Et mot, je serai toujours là, dans le ciel, les nuages, et le sable. »
Et pourtant les jours passent. Le temps s'étire lentement comme un grand serpent mou au soleil,
repoussant toujours plus en arrière son enfance. Peu à peu, le visage de Baba se change en souvenir.
elle n'est plus certaine de son sourire, de sa silhouette penchée au dessus du puits. Déjà, elle
ne sait plus réinventer sa voix. Il glisse lentement vers le fond du sablier, rêve de sable que ses
doigts ne savent plus retenir. Seule Nora continue de chanter les dunes.
Sur son balcon, la femme en robe de chambre a appelé son Compagnon, et les yeux levés vers le
ciel, elle invective si fort les nuages cotonneux qu'elle extirpe Inaya de sa rêverie. Comment peut-on
s'adresser au ciel avec autant de malveillance ? s'interroge la fillette tout en repoussant de la main
une mouche venue lui chatouiller le front.
Et soudain elle le voit Là, il est là... Elle n'en croit pas ses yeux...
Sans prendre ni le temps de s'habiller ni celui d'enfiler ses chaussures, elle descend quatre à quatre
les étages de l'immeuble, traverse en courant le hall d'entrée où Awa a déjà entamé sa matinée de
Viens Mama, viens vite hurle-t-elle saisissant la main de sa mère.
Mais d'où vient cette lumière soudaine qui avive le regard d'Inaya, l'illumine d'un espoir soudain
retrouvé et irradie le petit visage depuis si longtemps chiffonné ? Sans lui donner le temps de
ses questions, l'enfant entraine vers l'extérieur, et pieds nus, en chemise de nuit et les
cheveux tout en broussaille, elle Sur le trottoir qu'elle caresse délicatement l'oeil
intrigué des passants.
— Regarde
ElIe redresse, et dans un sourire éclatant tend es mains vers Awa ses petites paumes sont
colorées d'une fine pellicule orangée Du sable, Du sable du Sahara que la nuit est venue déposer en
silence sur les trottoirs, les voitures, les balcons, les réords des fenêtres
— Il nmts a retrouvées, Awa !
L'enfant exulte ElIe recueille précieusement une pincée de sable dans le creux de sa main — pour le
montrer à Nora restée là-haut — sous le regard attendri d'Avva qui remercie le ciel : sa fille est
l'orée d'un nouveau départ. ElIe le sent, elle le lit dans ses d'enfant levés vers elle Des yeux
confiants. Des d'un gris bleuté, veloutés comme l'aile d'un papillon de nuit au sortir de sa
chrysalide. Tout les yeux de son père, songe Awa qui a repris son repoussant
délibérément dans les coins du passé; une poussière imaginaire.
On se lève tous les deux. Comme ça, d'un coup, en plein milieu de la nuit. Ensemble,
sans se causer beaucoup.
On se couvre un peu les épaules et on sort. On marche au jugé, serrés, presqu'à
l'aveugle, dans la noirceur des heures. Et la moiteur montante. L'obscurité nous inonde
jusqu'aux épaules, tant l' air semble dense et sa matière opaque. On marche encore, le pas fragile
...
On se lève tous les deux. Comme ça, d'un coup, en plein milieu de la nuit. Ensemble,
sans se causer beaucoup.
On se couvre un peu les épaules et on sort. On marche au jugé, serrés, presqu'à
l'aveugle, dans la noirceur des heures. Et la moiteur montante. L'obscurité nous inonde
jusqu'aux épaules, tant l' air semble dense et sa matière opaque. On marche encore, le pas fragile
et l'œil perdu dans ce qui reste à voir du paysage. Du noir, y'en a partout alentour. Du noir
épais qui avale tout, les arbres, les bosquets, la campagne et les vieilles bâtisses du coin.
Tout, sauf le ciel gigantesque qui bouillonne d'étoiles.
Des grains vifs et lumineux qui ensemencent la prairie céleste comme une poussée
végétale subite, une éclosion démesurée de fleurs sauvages. On se pose là, à plat, les mains
calées sous la nuque, dans l'herbe encore tiède et on regarde en l'air. Rien que ça. On ne fait
rien que ça. Dans le silence profond du vide, rien que regarder au-dessus, sans bouger. Pour
tout voir. Autrement. Admirer et comprendre à l'envers. L'éclat et la pâleur, la distance et la
proximité, les nuées immobiles, le fouillis et l'alignement, l'ordre et le chaos, les mondes
lumineux qui s' approchent. Et qui s'éloignent à mesure qu'on pense atteindre et toucher toutes
ces foutues étoiles, juste une fois. Une dernière fois.
On ne dit plus rien.
Serrés l' un à l' autre dans le champ de ténèbres, le regard captif, les membres gourds. Et
l'esprit défait. On respire bas, on somnole en duo, on s'ahurit à quatre yeux, quatre lucarnes
grandes ouvertes, de spectateurs naïfs, éblouis et tétanisés. Parce qu'en haut, la sérénité des
astres nous envoûte autant que nous fascine leur mouvement perpétuel. La voie lactée, les nuées
innombrables, les festons infinis, les ribambelles sans limites et tous les mouchetis lumineux
qui blanchissent la nuit du dessus nous aimantent la vue jusqu' à nous emporter dans des regrets
impossibles.
On finit par s'ensommeiller de légèreté, sans le vouloir, l'esprit ballant et le palpitant en
pause. Le pif au ciel et le col serré. Avec des rêves sans raison et des raisons sans rêves. Avec
des idées perdues et des virées brutales vers des retours soudains, ceux du passé, proche et
lointain, des trajectoires insensées de notre vie qui nous ont menés ici, de la vie heureuse qui se
barre et de toutes les sensations perdues qu'on ne retrouvera plus.
Les pensées des condamnés, forcément, ignorent la prospective, l'urgence les contraint
à voyager à reculons, du plus neuf souvenir jusqu'au plus lointain renvoi primitif. De là, ils
déroulent, ils délient, ils dénouent. Et pleurent chaque seconde échappée autant que les dizaines
d'années arrachées par poignées au monde d'avant.
Ici aussi, sous le plafond de guirlandes suspendues, nos vies mouvementées, à Rose et
moi, défilent au ralenti, piégées cette fois dans l'immobilité de notre demi-sommeil. Les
souvenirs flottent sous le firmament. Ils égrènent un déroulé onirique qui perd sa mesure
linéaire. Les bribes et les lambeaux de mémoire se bousculent sans cohérence. Je revois tout
filer, en désordre. Rose et moi, d'hier et d'autrefois. Je suis là, le premier soir, tremblant, je la
touche avec des pognes de jeunot, des envies de gamin. Ses bras s'allongent et s'accrochent
aux miens. L'air est doux et fluide,je l' entends siffler aux oreilles, il m'accompagne. Elle sourit
et m'appelle d'une œillade. Son calme, sa force et sa douceur apaisent mes frissons quand le
désir me gonfle d'audace et que mes muscles se raidissent. Je fais le dur et le fier, je me tends,
je la prends, je la tiens, nos corps se lient, s'emboîtent et s'emmêlent, nos jambes
s'enchevêtrent. Je suis en elle. Je m'envole avec elle. J'oublie la gravité. J'ai la tête à l'envers
et le cul par-dessus tête. Tout est si lent et si rapide à la fois, si mécanique et si gracieux, c'est
l'harmonie absolue des planètes. Après, elle sourit, toujours et encore. Épanouie comme
personne, ensoleillée et radieuse à nouveau, sous la lumière. Elle garde le teint radieux, les
quinquets radieux, le rire radieux. Les rides du temps, la fatigue des jours, l' usure des membres
et toutes les saletés inventées pour abimer les corps, Rose s'en fout. Le sien porte un nom de
fleur lumineuse qui ne se flétrirajamais, je le sais. Rose est radieuse depuis le premier jour. Les
autres jours ne la démentent pas, ils sont I 'évidence et la suite logique, de la première carambole
à la dernière cabriole. Ils sont à chaque fois l'émotion retrouvée, la trouille et l'envie au ventre.
Ils sont l'instabilité et l'équilibre complet de nos existences.
Je revois la lente grimpée des émotions. puis, le va et vient, le roulis de nos membres,
le rythme, la symétrie, l'enchaînement de virtuoses. Je revois l'accord tacite qui guide le corps
à corps, le choc léger de la rencontre, la connivence tremblante du préliminaire, la pulsion qui
nous unit, le silence qui précède le petit cri susurré, le sang au visage, la suée sur les tempes, le
soupir qui suit la culbute et la joie, la joie entière qui vient toujours après.
Je cligne, je palpite. Des milliers d'images s'accumulent, des fragments se collent en
disparate, des puzzles se défont. Rose et moi, l'un dans l'autre, si serrés, si unis à ne faire qu'un
seul astre, qu'une seule planète en apesanteur. D'autres apparaissent en accéléré. Des
arabesques insensées, des perspectives grandioses, des horizons impossibles. Des tournis
improbables aux élans endiablés, et chaque soir, des nuits d'envols torrides, des périples
renouvelés pour s'envoyer en l'air sans regret, sans lassitude ni fatigue, avec la même envie
répétée, la même grâce retrouvée. Et la même passion de la démesure.
J'ouvre les yeux et je mate encore la voûte des cieux qui ne s ' arrête plus de pétiller pour
nous comme un champagne glacé. Je pense à celui qui nous rafraichissait la gorge quand
l'épuisement des chairs venait à bout de nos soirs. Ici, les éclats du ciel tissent un costard de
paillettes, dessinent un décor de tète, entament une fanfare visuelle.
Musique !
Rose papillote du regard. Je me demande si elle voit la même chose que moi. Si elle sent
mon désir de la saisir encore, si elle voit encore mes bras qui l'accueillent, mes jambes qui
frémissent, mes mains qui s'ouvrent.
Musique !
Oui, je sens ses doigts qui me serrent. M' attirent, me saisissent. Ses paumes vieillies qui
mes soutiennent encore. Je sens son soume à mon cou, pareil qu'autrefois. J'entends sa
respiration, comme avant.
Musique ! La musique en fanfare résonne encore dans le silence de la nuit comme un
écho à perpète, une persistance auditive.
C'était elle qui nous guidait, elle qui donnait le tempo, elle qui nous soutenait jusqu'au
bout, entre deux roulements sonores. Pas un geste sans elle. Pas un pas, pas un mouvement, pas
un prélude sans elle. Je veux m'apprêter, me lever, bondir, gesticuler et sauter à nouveau
puisque la zizique est là, à mes oreilles. Les cuivres, les fifres et les percussions, je les entends
siffler, cymbaler et tambouriner comme des cœurs en chamade...
Oui, voilà le tambour qui m'appelle. Je veux chavirer encore, me balancer sans retenue,
valdinguer en artiste dans les bras de Rose.
Mais je m'endors.
Et puis.
Et puis, raboule enfin le petit jour suivant, l'ennemi sournois des amants et l'adversaire
déclaré des saltimbanques. Tous les matins du monde sont parait-il des remèdes commodes à
l'affliction, des sédatifs de l'angoisse. Des porte-sentiments fastoches, forcés par les assauts
malins de la nature et ses fanfaronnades rassurantes. Les décors de l'aube ont été inventés pour
ça, soulager l'œil hagard des noctambules. Les gueulantes de piaffeux, les perlouses de rosée
pour friser les cheveux, les rayons apaisants, les bouffées de fraicheur au menton et toutes les
manigances diaboliques pour redonner la fadeur aux jours que les nuits précédentes avaient
enflammés.
Alors, quand ce maudit matin vient nous caresser les joues, qu'un soleil pâlot grimpe la
colline, que la cime des arbres frémit du toupet et que le tintamarre montant remplit sa marmite
quotidienne, je comprends que la messe est dite. Et pas en latin d'église. Avec l'injonction
définitive des causes désespérées.
Ici, dans la campagne retirée qui nous héberge, je m 'éveille aujour mais il n'y a plus de
ciel. Tout me revient. Tout ce que j'ai pressenti de cette aube fatale. Tout s'éclaire, cette fois
sans projecteur ni musique d'orchestre. Le maestro a disparu. Les sunlights sont éteints. Le
public a déserté les bancs. J'y suis. Je suis au lendemain de notre dernière prestation. De mon
dernier envol. Et de notre ultime voltige.
Et je vois.
Je vois la silhouette massive du chapiteau qui s'abat, je vois la bâche immense
s' écrouler, les toiles s'affaler comme la misaine d'un voilier sur une mer en bonace. Je vois les
manutentionnaires s'activer à descendre les mâts, je les vois enrouler les cordages, défaire les
pinces et les sangles, je vois s'abattre les derniers poteaux, les derniers filets. J'entends les
cris,
les ordres, les conseils, les bruits mécaniques. Je vois la tristesse du vide et de l'abandon.
IYici,je vois la mise à bas de mon monde, le terme résolu d'une folle aventure. Le jour
monte et mon cirque s'éteint. Notre espace aérien se clôt définitivement sur nos folles
acrobaties. L'ivresse circassienne disparait sous un jour sans clarté, dévorée par le monstre
gourmand de la modernité. La piste aux étoiles s'étiole comme une fleur fanée. Une plante
caduque qui ne s'éveillera plus à de nouveaux printemps.
On nous appelait « les étoiles radieuses » , infatigables artistes du trapèze volant, nous
étions les princes du ciel, les vedettes incontestées du barnum itinérant. Rose et moi, moi et
Rose. Voltigeuse et porteur, porteuse et voltigeur, en alternant les places et les rôles, notre duo
affichait, sur nos agrès d'altitude, la force solide des partageurs de danger. Nos enchainements
frisaient l'impossible. Nous avions la passion du péril, nous avions l'ivresse sans limite des
équilibristes du risque. Le ballant, le pendulaire, le vol et l'attrape, la contre-volée, les doubles
vrilles, la pirouette au triple saut périlleux et toutes les figures inventées à se tenir ensemble,
toutes nos cascades vertigineuses faisaient frissonner de plaisir un public avide, le front levé, le
souffle coupé et les mains serrées. pour lui, nous étions des comètes égarées dans le vide sidéral.
Nous étions la prodigieuse galaxie. Nous étions le cosmos enchanté rien qu'à nous deux.
J'ai froid.
Ici, dans le placard de notre chambre, à la maison de retraite, Rose et moi gardons la
barre et les cordes de nos tournées, rangées telles des photosjaunies dans le grenier poussiéreux
de nos souvenirs, avec nos capes de parade, nos maillots pailletés aux perles cousues et nos
chaussons de soie. Avons enfoui le reste nos émotions dans les tiroirs sans fond de nos cervelles
d'acrobates.
Mais cette fois, je tremble.
J'ai si froid. Je me redresse sur mes coudes et me lève. À peine debout, le vertige
m'assaille comme jamais. De si près, le sol m'attire. Il tourne, je vacille. Il s'approche, je vrille,
je m'effondre de ma hauteur, moi le roi de la haute voltige, je suis à terre, brisé par l'âge. Je
n'entends pas de cris d'enfants, ni de clameurs d'adultes, ni aucun bravo. J'hallucine, sans
doute. J'écoute au mieux. Je ne capte pas d'applaudissements, pas même le souffle retenu des
spectateurs, je reçois juste la voix de Rose qui m'appelle.
Je chavire, je grelotte. Je ne sais plus combien de temps j'ai passé ici, dans cette prairie
épaisse. J'entends au loin le mugissement de camions, ceux qui emportent au rebut le cirque
ambulant, probablement. Et puis, viens l'autorité médicale qui nous admoneste :
Allez, Messieurs Dames, il faut rentrer, c'est dangereux, vous allez prendre froid !
Allongé à nouveau, je vois ma partenaire qui sourit, debout, en entendant ces mots. Il y
a des roses jaunes sur le devant de sa robe. Elle me serre des bandelettes aux poignets et, de sa
poche, extrait une poignée de poudre qu'elle agite entre ses mains comme de la folle farine.
Elle me refile ma part de magnésie. Comme autrefois, je frotte mes paumes longuement jusqu' à
la sentir au creux. Je suis prêt. Elle me fait signe des yeux, nos bras se tendent l'un vers l'autre.
S'attirent. L'attraction terrestre a disparu. Je m'élance. Je m'envole. Je la rejoins.
Musique !
— Non
Vive la joie !
Perle de bonheur !
Petite fleur ensoleillée!
C'est ce que l'on disait de moi lorsque j'étais petite.
Bonne petite bouille ronde, sourire éclatant, boucles à profusion, éclats de rire contagieux, chansons
fredonnées, et même, deux petites fossettes au coin des lèvres.
...
Vive la joie !
Perle de bonheur !
Petite fleur ensoleillée!
C'est ce que l'on disait de moi lorsque j'étais petite.
Bonne petite bouille ronde, sourire éclatant, boucles à profusion, éclats de rire contagieux, chansons
fredonnées, et même, deux petites fossettes au coin des lèvres.
« Cette enfant est notre rayon de soleil » s'émerveillaient mes parents.
Et moi, j 'étais une fillette très heureuse, facétieuse et joyeuse, choyée par papa et maman.
A l'école, j'avais plein d'amis, j'étais amoureuse de Rémi, j'adorais les albums de Maîtresse et les
cerceaux que nous lancions dans la cour, pour les poursuivre jusqu'à ce qu'ils tombent.
Le matin, c'était papa qui me réveillait avec de bonnes tartines avant de m'emmener à l'école ; nous
mangions ensemble à midi et j'en profitais pour lui raconter tous les détails de la matinée !
L'après-midi, maman venait me chercher à la sortie et c'est elle qui s'occupait de moi le soir.
Ils s'étaient organisés pour que je sois toujours avec l'un des deux. Le paradis pour une petite fille !
Mon papa, c'était le plus beau des papas. Il avait de magnifiques cheveux blancs qui rayonnaient autour
de lui : c'était bien, je pouvais le voir de loin. Il parlait d'une voix très douce et ne s'énervait
jamais. Les soirs, il fumait sa pipe en bruyère, ça sentait bon dans tout l'appartement ! Maman, elle,
avait des cheveux très noirs et quand ils devenaient un peu blancs, elle courait vite chez la coiffeuse
en bas de chez nous pour les renoircir. Elle était moins patiente que papa et se fâchait souvent quand
je faisais des bêtises. Mais elle m'offrait de merveilleux câlins !
J'avais mon doudou chéri que j'emmenais partout avec moi, à l'école, en courses, chez mamie Lucette,
chez le docteur ou pour dormir chez mes amis. C'était une grande écharpe bariolée, très longue, très
douce, dans laquelle j'aimais m'envelopper, m'enfouir, m'endormir en suçant mon pouce.
Certains mercredis, j' invitais Lisa, Emmie ou Fleur, et Rémi, bien sûr. Il était tellement beau Rémi,
tout blond, bouclé avec de gands yeux bleus et tellement gentil. Nos deux mamans riaient de nous voir
ensemble, petit couple dissemblable et détonnant, entre le calme de Rémi et mon exubérance.
Mon seul problème, à cette époque, c'est que je ne supportais pas d'êfre enfermée et que je faisais des
convulsions dès que je me retrouvais en milieu clos. Pas question de prendre l'ascenseur, nous montions
les cinq étages à pied, papa disait que c'était excellent pour sa santé. Je ne pouvais pas fermer la
porte des toilettes sans être envahie d'une peur panique, alors, partout où j 'allais, je laissais le
battant ouvert pour faire mes besoins. Maman m'avait
expliqué que cette maladie portait un drôle de nom : j'étais claustrophobe, depuis que j'étais
toute petite.
Et puis, un jour, je suis tombée du paradis.
Une nouvelle petite fille est arrivée à l'école. Elle s'appelait Epiphanie. Elle avait cinq ans, comme
moi. Elle était noire, vraiment toute noire. Le choc, pour moi, c'est quand j'ai vu ses parents à la
sortie de l'école : ils étaient noirs, eux aussi, et le petit frère d'Epiphanie, noir aussi ! C'est à
partir de ce moment-là que j'ai commencé à poser des questions... D'abord à doudou, puis à Maîtresse ;
elle m'a dit de demander plutôt à papa et maman.
Comme toutes les petites filles, j'avais l'habitude de poser des milliers de questions très importantes
: « Comment on fait les bébés ? », « Pourquoi le ciel est-il tantôt bleu, tantôt gris ? », « A quoi tu
jouais, maman, quand tu étais petite ? », « Tu avais un papa et une maman, toi, papa, quand tu avais mon
âge ? « Dis, mamie, tu as un mari ? », « Pourquoi la maman de Lisa elle ne sourit jamais ? « Papa, tu es
toujours amoureux de maman ? » ...
Et tout le monde me répondait gentiment.
Mais mes nouvelles questions semblaient plus embarrassantes.
Epiphanie était noire car elle venait d'un pays qui s'appelait le Mali. C'était en Afrique. Et, en
Afrique, les gens sont noirs. Le papa d'Epiphanie avait épousé du travail en France, donc il était venu
vivre ici avec toute sa famille. Epiphanie a tout de suite été contente de me voir, c'est vers moi
qu'elle venait tous les matins, et c'est avec moi qu'elle voulait toujours jouer.
Elle avait un peu peur des autres et même de Rémi, mais pas de moi. Elle me disait : « Toi et moi, nous
sommes pareilles, nous allons bien nous entendre. » C'est vrai qu'elle était joyeuse comme moi. Elle
avait des boucles brunes comme moi et un drôle de petit nez, comme moi.
Mais elle, son papa et sa maman étaient noirs.
Maman fuyait toute discussion, elle ne se sentait pas capable de m'expliquer. Alors, papa a profité
d'une semaine où maman était partie pour son travail ; il m'a raconté mon histoire, du moins ce que je
pouvais entendre à cet âge-là. C'était un soir d'hiver, la nuit était tombée très tôt. Il nous avait
attirés sur ses genoux, mon doudou et moi, et avait parlé de sa voix douce. Longtemps. Ses paroles, je
les ai retenues, mot à mot, elles font partie de moi, maintenant. « Tu sais, ma petite Mouna, tu as la
chance d'avoir une très belle histoire. Je t'ai déjà expliqué comment naissent les bébés. Mais papa et
maman, eux, n'ont pas eu d'enfants... »
Je me suis drapée plus fort de ma longue écharpe aux mille couleurs et j'ai ouvert bien grands mes yeux
noirs pour manifester mon incompréhension. Papa a continué : « Tu te rappelles, je t'ai déjà raconté,
qu'avant ta naissance, maman et moi étions grands reporters et que nous allions dans le monde entier,
partout où il y avait la guerre, pour relater ce qui se passait dans ces pays broyés par la violence.
Nous écrivions pour un grand journal qui relayait toutes nos
informations. Nous étions bien trop occupés pour songer à l'arrivée d'un bébé dans notre foyer !
Maman travaille toujours pour eux, mais elle ne va plus rencontrer la guerre, elle reste plus près de
toi ; et moi, depuis ton arrivée, j'ai changé de métier.
Cette année-là, il y a cinq ans, nous étions dans un pays où il se passait des choses horribles, c'était
très violent, très dangereux et nous avons assisté à des drames terribles. Nous étions dans un pays
d'Afrique qui s'appelle le Rwanda. Nous avions fini notre reportage, mais, avant de rentrer en France,
nous voulions visiter un camp de réfugiés : c'est un endroit où vont les gens pour fuir la guerre. Nous
avons rencontré un peuple très courageux, qui ne se
plaignait jamais. Et, parmi toutes ces personnes, il y avait une femme avec un bébé dans les bras. Elle
était magnifique et elle regardait son enfant avec adoration. Elle nous a raconté le massacre de toute
sa famille : elle et sa fille étaient les seules survivantes d'un véritable carnage. Elle était blessée,
très fatiguée, elle n'avait plus de courage, mais sa voix restait douce. Dès qu'elle le pourrait, quand
elle serait bien rétablie, elle fuirait à l'étranger pour élever sa petite loin de la guerre. Nous avons
passé la nuit auprès d'elle...
Mais... le matin... quand nous nous sommes réveillés... cette jeune femme était morte... Elle
ne nous avait pas dit, la veille, que ses plaies étaient aussi profondes, ni qu'elles s'étaient
infectées. Elle s'appelait Espérance et elle avait prénommé sa petite... Mouna.
- Mouna, comme moi ? avais-je demandé, le pouce à la bouche.
- Oui, comme toi, ma puce, Mouna. Tu n'es pas née de nos deux corps, mais maman et moi, nous t'avons
aimée dès que nous t'avons vue dans les bras d'Espérance.
Cela a été très compliqué de te ramener en France, car on n'a pas le droit de sortir un enfant de son
pays sans autorisation spéciale. Nous t'avons cachée... En fait, nous t'avons enveloppée dans l'écharpe
bariolée que portait Espérance et maman t'a portée, ainsi dissimulée, pendant tout le voyage. Tu étais
si petite et tellement faible que tu es passée inaperçue. C'était le 5 juillet. Dès notre arrivée, nous
avons couru à l'hôpital pour te donner les premiers soins, nous sommes restés avec toi, nous nous sommes
relayés jusqu'à ce que tu
redeviennes une petite fille capable de vivre sans tous ces tuyaux qui te maintenaient en vie. Et, nous
t'avons adoptée. Cela a été très très compliqué, mais nous y sommes arrivés. Et nous savons qu'Espérance
serait contente de voir la vie que tu mènes ici. Nous pensons très souvent à elle...
C'est pour cela que tu es noire et que papa et maman sont blancs ; tu n'es pas sortie du ventre de
maman, tu es sortie de cette écharpe qui t'a aidée à quitter ton pays. »
Un autre soir, papa, m'a raconté le Rwanda. J'étais noire, car je venais du « pays aux mille collines »,
un très beau pays, malheureusement dévasté par la guerre. Là-bas, on parle une drôle de langue que papa
n'a jamais pu apprendre mais que maman comprenait : le Kinyarwanda. J'aime bien ce mot !
C'est comme cela que j'ai compris... On pouvait être une petite fille noire et avoir des parents blancs,
ma vraie maman était morte, elle s'appelait Espérance, mon vrai papa était mort aussi, on ne savait pas
comment il s'appelait, je venais de très loin, mon pays était en guerre. J'étais née au mois de janvier
1994, mais comme on ne connaissait pas la date exacte, mes parents avaient opté pour le 5, leur chiffre
fétiche : ils s'étaient rencontrés un 5 octobre, avaient cinquante ans, nous habitions au cinquième
étage du 5 rue des Amours. Ils
demandaient toujours la chambre 5 quand nous allions à l'hôtel et inventaient souvent quelque chose à
fêter le 5 de chaque mois.
Les nuits suivantes, j'ai tout raconté à mon doudou ; il n'a jamais eu l'air étonné, il m'enveloppait
délicatement et écoutait tendrement mes petites confidences. Après, j'ai pu en parler à maman qui, bien
sûr était déjà au courant. Elle avait l'air soulagée de tout ce que papa m'avait raconté et me répétait
souvent : « Mouna, tu es ma petite fille chérie. Papa et moi,
nous t'aimerons toujours. »
Je me suis sentie différente. J'avais cinq ans et je venais déjà de tourner une page de ma vie.
Après, j'ai grandi. Je suis restée joyeuse, vive, bavarde, mais je suis devenue indisciplinée.
J'étais toujours amoureuse de Rémi, mais il commençait à se fatiguer de moi. Epiphanie a changé de ville
l'année suivante. Seule, Emmie est restée mon amie. En grandissant, nous avons cherché des documents sur
le Rwanda, nous avons appris plein de choses que mes parents ont complétées au fur et à mesure.
Mamie Lucette m'a beaucoup parlé de mon arrivée ici et du bonheur qu'elle avait ressenti en apprenant
qu'elle allait enfin être grand-mère. Elle en voulait à mes parents de devenir un vieux couple sans
enfant. C'est elle aussi qui m'a raconté l'histoire de mon doudou, telle que Maman la lui avait relatée.
Cette écharpe légère venait du Rwanda. Elle enveloppait le corps d'Espérance et l'unissait à son bébé,
bien serré contre son sein. C'était un châle très long, rayonnant de mille couleurs, qui semblait la
protéger des agressions extérieures. Lorsque maman a compris qu'Espérance était morte, elle m'a enroulée
dans cette écharpe pour que je conserve l'odeur de ma mère.
Elle voulait me confier à une autre maman du centre de réfugiés, mais les gens croulaient sous les
soucis et personne ne voulait s'encombrer d'un nouveau bébé. Papa et maman ont décidé de me sortir du
camp pour me laisser dans un hôpital, mais tout était beaucoup trop compliqué. Ils se sont regardés, ne
se sont rien dit et sont allés prendre leur avion. Maman s'est enveloppée dans l'écharpe, comme le
faisait Espérance, et je me suis blottie dans cette odeur maternelle. J'avais six mois, mais j'étais
très petite, je mourrais de faim et je n'ai pas
bougé du trajet. Maman est allée plusieurs fois aux toilettes pour voir si j'allais bien, elle me
sentait respirer tellement faiblement contre elle !
Mon doudou était donc mon seul souvenir de ma mère, il m'avait accompagnée jusqu'en France et ne m'avait
plus quittée, unique trait d'union entre mes deux mamans. Maman avait hésité à le laver au début, car
elle craignait de me priver des odeurs maternelles, puis, finalement, elle avait osé et c'était resté
mon doudou chéri.
Je vais avoir dix-huit ans dans un mois, en janvier, le 5 janvier.
Pendant des années, j'ai mené la vie dure à mes parents, j'étais rebelle, je leur reprochais tout et
rien, je leur parlais mal, j'étais insolente au collège, ils étaient souvent convoqués chez le
proviseur, devaient sévir, mais se sentaient tellement désarmés. Je les blâmais surtout de m'avoir
arrachée à ma mère, de m'avoir maintenue en vie et offert cette existence dorée qui
n'aurait jamais dû être la mienne.
Et puis, pour mes quinze ans, maman m'a offert le manuscrit d'un livre qu'elle venait d'écrire. Elle m'a
dit qu'elle ne pouvait le faire éditer sans mon accord et que ce serait bien si nous pouvions reprendre
ensemble certains passages. Maman, me dire ça, à moi ? Elle m'a toujours considérée comme une gamine
qu'il fallait sans cesse réprimander. Et voilà que, soudain, elle voulait partager ce projet avec moi !
Elle m'a prévenue que ce serait une lecture certainement douloureuse pour moi et que si, à un moment ou
à un autre, je souhaitais
l'abandonner, on n'en parlerait plus et que personne d'autre ne le lirait jamais. Papa avait lu et
apprécié, à moi de voir ce que j'en pensais. Le livre s'appelait : « La liberté en écharpe ».
Ce n'était pas un de ces romans que me conseillait papa depuis qu'il était à la retraite et que je
dévorais voluptueusement. Non, le titre précisait : « La liberté en écharpe - Récit »
Mon père ne m'avait pas tout dit. C'était la voix de maman qui racontait, mais j'entendais aussi les
silences de papa, un peu en retrait. Je l'ai lu en une nuit, d'une traite, sans reprendre mon souffle.
J'ai compris que maman voulait me raconter mon histoire avec ses mots à elle.
Ce texte, que vous avez peut-être lu, racontait papa et maman face aux horreurs de la guerre civile au
Rwanda. Maman expliquait le contexte et tentait de comprendre comment le « pays aux mille collines »
avait pu se retrouver dans cette situation. Elle relatait les corps massacrés, les actes de tortures,
les gémissements des agonisants, l'impuissance des survivants.
Mes parents se rendaient dans un camp de réfugiés qu' ils voulaient visiter avant de rentrer en France.
Mais, en chemin, ils étaient tombés sur un véritable massacre : des familles entières qui couraient vers
ce camp avaient été décimées avant d'y parvenir. Le sol était jonché de cadavres, leurs modestes
affaires éparpillées tout autour, du sang partout, plus un bruit, la mort dans toute son horreur ! Ils
étaient restés muets, atterrés, vidés de toute pensée, hors du
temps. Et soudain, dans tout ce silence, un faible gémissement... Ils s'étaient précipités, avaient
cherché, cherché, avant de découvrir une jeune femme agonisante. Ses plaies étaient très profondes, elle
s'était vidée de son sang. Elle avait murmuré, dans un souffle, qu'elle s'appelait Espérance, et avait
montré une valise jetée à quelques mètres d'elle. Elle avait souri, faiblement, puis avait perdu
connaissance.
Mes parents s'étaient dirigés vers le petit bagage. Ils l'avaient ouvert délicatement et... n'avaient
d'abord vu qu'une grande écharpe bariolée. Au moment où papa allait la saisir pour recouvrir le corps de
la jeune femme, il m'avait découverte ! Toute petite fille que ma mère avait soigneusement enveloppée
dans son châle et cachée dans sa valise lorsqu'elle avait vu
arriver les bourreaux. Maman m'avait prise dans ses bras et papa avait porté Espérance jusqu'au camp.
Elle avait survécu quelques heures. Elle avait juste ouvert les yeux en m'entendant pleurer faiblement.
Elle avait souri à maman qui me tenait bien enveloppée dans le grand châle. Elle avait murmuré : «
...Mouna... Puis, tout avait été fini...
« La liberté en écharpe » a rencontré un grand succès. Maman a été conviée à de nombreuses
conférences pour parler du Rwanda. Elle a du temps depuis qu'elle aussi est en retraite. Mes parents
m'ont promis que nous irions ensemble visiter mon pays de naissance.
Je suis restée claustrophobe, malgré plusieurs thérapies, c'est le souvenir ancré dans ma chair de la
terreur de ma mère lorsqu'elle m'avait enfermée dans sa toute petite valise
En juin, quand j 'irai passer mon bac, Je serai enveloppée dans mon écharpe de liberté, je
sais qu 'elle me portera bonheur et que je sentirai son souffle rwandais...
Ma douce, mon exquise, quel jour sommes-nous tous les deux ? Octobre, novembre? Je ne
sais plus.
Quand je t'ai quittée hier soir, tu semblais si lasse. Oh, personne ne nous a vus, rassure-toi, il n'y
avait qu'un Vilain pigeon boiteux, se rengorgeant à tes pieds. Quand je t'ai quittée, une feuille morte
tombait doucement dans le couchant, l'as-tu sentie t'effleurer l'épaule ?
...
Ma douce, mon exquise, quel jour sommes-nous tous les deux ? Octobre, novembre? Je ne sais plus.
Quand je t'ai quittée hier soir, tu semblais si lasse. Oh, personne ne nous a vus, rassure-toi, il n'y
avait qu'un Vilain pigeon boiteux, se rengorgeant à tes pieds. Quand je t'ai quittée, une feuille
morte tombait doucement dans le couchant, l'as-tu sentie t'effleurer l'épaule ?
Pourquoi penches-tu la tête, songeuse, tes yeux clos ? As-tu des nouvelles de ce garçon si mal en
point, que j'ai vu pâmé dans les bras de cet homme puissant ?
Est-il mourant? Son père a beau tenter de le retenir, il glisse vers la mort, n'as-tu pas vu les
chrysanthèmes jaunes, blancs et mauves qui l'attirent?
Déjà sa main les frôle ; il aurait fallu dire au jardinier d'attendre encore un peu pour les planter.
Mais tu sais bien comme les gens sont pressés ! Demain peut-être ils accrocheront les guirlandes de
Noël dans les rues, il fait nuit si tôt maintenant.
Quel jour sommes-nous tous les deux ? Octobre, novembre, je ne sais plus !
Quel âge as-tu, ma divine? Tu as des seins de toute jeune fille, non, ne détourne pas la tête,
montre-moi tes yeux, tu n'oses pas? Ça ne fait rien, je les connais par cœur, tes pupilles de velours
!
Ma farouche, as-tu déjà laissé un homme poser ses lèvres sur tes paupières en amande? Non, ne me
raconte pas, je me souviens de ta peau si fine sous ma bouche, de tes cils drus sous ma langue,
comment as-tu fait pour oublier?
J'ai froid, je sens l'humidité de la terre, oui tu vois, je ne porte plus jamais de chaussettes,
j'aime marcher nu-pieds dans la boue, sentir les racines rouler sous mes orteils.
Aujourd'hui, je serais venu vers toi, chaussé de feuilles mortes, rousses et blondes, ourlées du
dernier vert de l'été.
Pour toi j'aurais choisi le grand hêtre pourpre, près de la cascade, ses branches ploient en berceau
au-dessus de la pelouse mouillée de rosée. Tu ne m'aurais pas entendu approcher dans mes poulaines de
hêtre, à peine un imperceptible froissement, un souffle d'automne qui t'aurait peut-être caressé le
visage.
Mais connais-tu l'automne, ma reine sombre des pluies tropicales?
Rappelle-moi l'odeur de la terre rouge, ravinée par les ondées quotidiennes, j'ai soif de ces senteurs
enfouies dans un repli de ma mémoire.
Parfois je descends vers la rue Mouffetard, rien que pour ça, pour me laisser surprendre par des
parfums oubliés.
J'avance sans me presser vers le vaste étal, j'aperçois les formes bizarres des patates douces, les
régimes de grosses bananes vertes, je me penche doucement, les yeux fermés, je respire profondément,
le cœur battant.
Elles ne sont pas toujours à la même place, quelquefois les citrons verts me chatouillent les narines,
il me faut patienter, laisser passer les effluves trompeuses des fruits de la passion.
Et puis, dans un éclair, elle me parvient cette odeur que j'appelle et qui m'enveloppe, celle de la
goyave mûre, nichée dans son emballage de papier.
La connais-tu déjà, ma toute belle, la morsure poignante de la nostalgie? Tu es si lisse, si pleine,
si ferme, comment saurais-tu l'étourdissement de ce vide qui cogne dans le cœur, qui, pulvérise les
contours.
Te rappelles-tu cette nuit de la Saint-Jean, j'avais alors sept ans, mais peut-être étais-tu restée à
la maison ; mon père disait que tu recevais ton amoureux dans ta petite chambre de bonne, jusqu'à ce
qu'il aille en prison et que tu pleures souvent.
C'était au bord de la baie de Guanabara, nous étions invités par des amis, dans un de ces clubs
privés, avec piscine et terrain de tennis. Le jour s'attardait sur l'eau immobile, nappe pâle et
tendre, posée entre les îles.
Quelqu'un nous a apporté des lampions, non ce n'était pas de vrais lampions, mais des montgolfières
miniaturisées, avec une bougie en équilibre dans la minuscule nacelle. Nous avons allumé les bougies
et toutes ces frêles sphères de papier multicolore se sont balancées lentement vers le ciel, leurs
reflets à la surface de l'eau. Je les ai vues flotter vers le milieu de la baie, attirées par le
collier de lumières, là bas vers le Grand Christ drapé, les bras en croix, au-dessus de la ville
éparpillée, entre rivages et pitons.
Pardonne-moi, je te fais mal avec le passé, donne-moi ta main que je sente battre le sang dans tes
veines, au-dessus du poignet, que je puisses ta paume et boire la moiteur
de ta chair.
Entends-tu Le grondement des voitures sur le boulevard, sens-tu tous ces regards qui traversent le
feuillage, tous ces gens derrière leur pare-brise qui nous regardent? J'ai froid, adieu mon exquise, à
demain, ne me chasse pas de tes yeux clos, demain n'est-ce pas, tu me livreras l'éclat de ton sourire,
je saurai le murmure de ton rire.
Quel jour sommes-nous tous les deux ? Octobre ou novembre, je ne sais plus!
Tu es là, ma divine, montre-moi, quelle mine as-tu ? Oui le ciel est gris et bas, on dirait qu'il
s'est posé sur tes joues, qu'il en a retiré la lumière.
Ils ont creusé une tranchée à la naissance du trottoir, très tôt ce matin; ils installent des
palissades et de grandes pancartes blanches. Tu n'as pas été gênée par la poussière et le vacarme des
marteaux piqueurs?
Laisse-moi couler mes doigts dans tes cheveux, javais oublié combien ils sont épais et brillants.
Ah, le jeune homme ? II a l'air bel et bien mort, peut s'est-il noyé, j'aurais aimé ressembler à son
père, as-tu ses muscles bandés, ses fesses saillantes?
Moi je suis trop grand et top mince, je me suis regardé dans le miroir avant de venir te retrouver,
mes jambes ont maigri, mes cheveux ont blanchi. J'ai mis mon pantalon préféré aujourd'hui, te plaît-il
? J'y ai posé des pièces avec des bouts de tissus ne trouves-tu pas que c'est triste les pantalons
d'homme ?
Tiens, je suis passé voir tes copines, elles papotent sans vergogne, la plus âgée a des hanches aussi
larges qu'une amphore, elles sont belles, n'est-ce pas?
Comme je les admirais de loin, figure-toi que deux jeunes Japonais se sont approchés doucement, sur la
pointe des pieds, en souriant.
L'un des deux a sorti un appareil de photos de son sac à dos, tandis que l'autre... mais si ma toute
petite, il a osé, il s'est installé au milieu d'elles, il s'est assis sur leurs cuisses blanches et a
offert son visage malicieux à l'objectif.
Non, non ! Elles ne se sont pas interrompues le moins du monde, elles ont continué à se raconter,
alanguies, concentrées et moi, je me suis sauvé en souriant et me voilà.
Ta voix est grave, modulée, ton accent me dorme des frissons, j'aime la musique de ta langue, j'ai
envie de m'y fondre, de m'y bercer, les mots me reviennent ; parle ma belle, ma déesse, chante pour
moi, personne ne t'entendra, je t’emmènerai sous le dôme du hêtre tortillard, au bord de la pièce
d'eau, les mouettes s'envoleront toutes d'un coup avec des cris pressés et de doux battements d'ailes,
je poserai mes lèvres à la racine de ton cou et ton parfum sucré me brouillera le regard.
Ah oui, je suis venu avec ce grand sac, il est un peu encombrant avec ces carreaux blancs et bleus,
j'ai eu du mal à tout faire tenir dedans, tu sais.
J'y ai rangé les points et les virgules, les points-virgules, j'ai mis un élastique autour des points
d'exclamation, mais pour ce qui est des points d'interrogation, j'ai fini par en laisser la moitié à
la maison.
Tu me crois fou ? Mais non, voyons, je disais ça pour entendre ton rire, c'est drôle il y a des
gens qui me regardent d'un air méfiant ou curieux, mais après tout ça, m'est égal, je ne parle plus à
personne !
Enfin presque à personne, à part ma concierge, c'est elle qui vient faire le ménage, une fois par
semaine. C'est demain son jour, je serai un peu en retard, tu ne m'en voudras pas, dis?
Parfois elle me demande conseil pour son fiston, à cause de l'orthographe. Je lui relis ses
rédactions. La première fois il m'a fait la tête, je lui avais corrigé, comme autrefois au boulot,
dans la marge, en rouge, il y en avait partout, il n'y comprenait rien.
Si je regrette? Oui, ça me manque quelquefois, l'ambiance dans le cassetin, les copains... le cassetin
?
Pardonne-moi, mon ange, je parle dans mon jargon, c'est la salle de correction, tous les correcteurs
sont rassemblés dans le même endroit. Oh, je bien que tout ça c'est terminé, ils travaillent devant
des écrans, maintenant. Ça commençait déjà l'année où je suis parti.
Dans mon sac ? Ben, il y a les journaux, "Libé, "le Monde", celui d'hier "l'Equipe", tu vois, je n'ai
pas changé!
Aujourd'hui, c'est un peu spécial, je t'ai apporté un livre, un livre avec tous ses points et ses
virgules, ses points-virgules, ses tirets et traits d'unions, comme ça, si tu veux bien, j'ai pensé
t'en lire un passage, te raconter l'histoire du blaireau et du criquet qui ont creusé le trou de
l'Emergence et sauvé le Peuple sacré du déluge, puis comment Femme-Coquilie-B1anche...
C'est un mythe navajo, je me demande si tu n'as pas du sang indien, tes traits sont si fins, ton bout
de nez si droit !
Tu boudes, tu fermes les yeux, je te fatigue? Non ! Tu voudrais que je te raconte une histoire rien
que pour toi ! Une histoire que j'inventerais maintenant, tout de suite?
Ma toute belle, c'est difficile, comme ça à l'improviste, ne détourne pas ton beau visage, laisse-moi
te contempler. Je vais te dire ce que j'ai rêvé cette nuit, j'étais dans une forêt, une forêt claire
et sombre à la fois, une forêt avec des bouleaux aux troncs d'argent, plantée de pins tordus. Je
marchais pieds nus dans un sable très doux, presque blanc; par moments je levais les yeux suivre des
petits nuages dans le ciel. J'ai entendu le bruit de L'eau courante et je suis arrivé au bord d'un
torrent, encadré de grands rochers gris. Près de l'eau, sur un tapis de mousse acide, debout, les
cornes tournées vers moi, une vache rousse, portant une tache noire sur le front. Entre ses pattes, à
moitié dressé au-dessus du reste de son corps enroulé, un gros serpent aux reflets bleutés se
balançait tétant ses mamelles.
Je me suis arrêté plein d'effroi et de stupeur et c'est alors que je t'ai vue, nue, couchée sur une
pierre plate, tes seins levés vers le ciel, en plein milieu du torrent, les mains abandonnées dans le
courant.
Je suis entré dans l'eau et je t'ai prise dans mes bras et tu étais chaude et douce et mon pénis s'est
gonflé d'amour. Sans regarder du côté de la vache et du serpent, je t'ai portée à l'intérieur de la
forêt, je t'ai étendue sur le sable si doux et j'ai cueilli des feuilles de fougères que j'ai collées
sur ta peau sombre et lumineuse. Puis j'ai ramassé des poignées de sable que j'ai fait couler entre
mes doigts, au-dessus de ton corps humide. Lentement, une par une, j'ai retiré délicatement chaque
feuille de fougère et tu m'es apparue splendidement parée, tes bras minces poudrés de sable blanc
entre le contour délicat des fougères, ma princesse, ma beauté, la chair ferme de tes cuisses, tes
petits mamelons pareillement ornés. Sur ton front, j'ai posé un scarabée, et je me suis couché près de
toi.
N'aies pas honte, mon exquise, ouvre les yeux et regarde-moi, voilà mon histoire, mon rêve, je me suis
réveillé le sexe ardent de désir pour toi, je suis venu, me voilà, quel jour sommes-nous tous les deux
? Octobre ou novembre, je ne sais plus!
Tu m'as attendu, mon amour, ma divine ! Un rayon de soleil s'est pris dans tes cheveux, est-il si
pesant qu'il te fasse pencher la tête ? J'ai eu le coeur serré hier après t'avoir quittée, tu m'as
écouté sans rien dire, les yeux baissés, le temps a passé si vite! J'aurais voulu revenir près de toi
cette nuit, te réchauffer de mes caresses, mais je me suis endormi en rentrant, épuisé. Tu sais j'ai
perdu l'habitude de tant parler, j'ai perdu l'habitude de rêver, de désirer, d'aimer.
Non, je n'ai pas pris mon cabas ils vont poser une vraie grille autour du parc avec des barreaux plus
haut, comme au Luxembourg. Je ne pourrais plus enjamber le grillage et marcher sur la glace en hiver,
jusqu'à l'île aux oiseaux.
Quel jour sommes-nous tous les deux, octobre, novembre, quelle importance, il fait beau, me voilà, tu
es là!
J'ai voulu éviter le jeune homme qui glisse de son linceul vers les chrysanthème, éviter de voir les
beaux bras musclés de son père, j'ai fait un détour par la petite bergère aux seins nus, je me suis
arrêté pour suivre les jeux des canards.
Je savais que tu m'attendais, ma divine, mais je ne voulais pas arriver les mains vides, j'ai cherché
ton nom dans mon sommeil, mais je ne l'ai pas trouvé. Je l'ai cherché dans le mince filet de fumée
bleue au-dessus des arbres, au-dessus de l'île aux oiseaux, je l'ai cherché autour de la pièce d'eau,
sous les feuilles écarlates chassées par la brise.
Comment avais-je pu l'oublier, ma toute petite, ce nom-là ! J'ai ramassé une plume, un duvet blanc
accroché à une branche du grand saule et ton prénom est revenu en moi, Léda, ma déesse.
Quel jour sommes-nous, nous deux? En venant j'ai chantonné de ces airs qui labourent ma mémoire, tu le
connais sûrement, c'est une chanson de pêcheur, oui de Dorival Caimi : "o mar quando quebra na praïa,
ê bounito, ê bounito ", oui ma bien-aimée, ce disque-là nous l'avons rapporté à Paris, je crois bien
que c'est moi qui l'ai gardé .
Mais peut-être préférerais-tu une samba, celle qui était à la mode, te souviens-tu ? Celle du
carnaval, "Brigitte Bardot, Bardot", ces hommes assis sur le pare-chocs des autobus le rythme de leurs
sandales de bois, la ville enfiévrée, assourdie, cette musique inscrite dans mon sang qui libère mon
corps de son poids, ta grande bouche rouge, ce tutu de tulle doré autour de ta taille, ces mules à
talon, c'est la seule photo de toi que j'ai retrouvée dans l'album
de mon enfance.
Je ne t'ai jamais vu danser, ma divine, te rappelles-tu ces bananes minuscules et tigrées que nous
roulions dans la paume de nos mains jointes pour en faire de la purée, oui le dimanche !
Et les cerfs-volants sur la plage, comme des aigles majestueux au-dessus du fracas des énormes
rouleaux et des grandes lames d'écume mourant sur le sable.
Tu baisses la tête, mon adorée, tu pleures? Non tu ne pleures pas, tu frissonnes, c'est à cause du
serpent, je pensais que tu ne l'avais pas vu, ne crains rien, si tu savais la panthère comme elle le
déchire! Elle le lacère de ses crocs, il se débat encore, il fouette le sol de sa queue, tout près du
cadavre du petit qu'il vient d'empoisonner.
Oui, c'est peu plus bas, sur la grande pelouse, le pavillon turc a brûlé, je ne t'avais pas encore
retrouvée. C'est dommage, il était insolite ce pavillon de bois ajouré, mystérieux et triste comme je
l'étais alors.
C'est comme si moi aussi j'avais été incendié, quelque chose s'est consumé. A la place, il y pousse
maintenant des roses, toi tu vis et grandis dans mes entrailles, tu m'enflammes et me guides, les
cendres sont douces et froides, il y pousse des souvenirs, des serpents bleus qui tètent le lait des
vaches, des serpents magiques qui montent la garde au bord de ton royaume.
Comme il fait sombre déjà, j'aime la lumière chaude du réverbère entre les feuillages clairsemés, je
voudrais m'enrouler à tes pieds, mettre ma tête sous mon aile et dormir près de
toi, couvrir ton corps de mes plumes, poser les fins duvets de mon cou sur tes seins et en mordiller
le bout de mon bec.
Peut-être rougis-tu dans le soir qui tombe, j'aperçois enfin l'éclat de tes tu voudrais un bouquet, un
bouquet de plumes, une robe?
Une robe de plumes ?
Quelle idée gracieuse, ma divine, mon exquise, ce soir je vais la dessiner cette robe. Laisse-moi te
regarder, ma toute petite, que tu es menue, que tu es fragile, que j'ai de la peine à te quitter.
Non, non personne ne nous a vus, personne ne nous a entendus, j'entends le sifflet du garde, vois-tu
les phares des voitures sur le boulevard ? Dors en paix, ma colombe.
Quel jour sommes-nous, toi et moi? Octobre, novembre, je ne sais pas encore, peut-être novembre, les
enfants sont en vacances, j'ai fait le tour de la pièce d'eau, ils ont installé une affiche avec le
nom, l'origine et le dessin de chaque espèce d'oies et de canards qui peuplent l'île aux oiseaux.
Je n'ai pas voulut tout regarder, tout lire d'un seul coup, j'ai cherché sur les images l'oiseau qui
me ressemblerait.
Il y en avait un, gauche, maladroit sur ses pattes fines, un capuchon noir sur la tête, une petite
tête au bout d'un long cou, j'ai voulu savoir son nom, pour te l'apporter, ma toute belle, c'est un
drôle de nom, mais nom qui me va bien, un nom pour avant, pas un nom pour maintenant.
Comment était-ce ? Voyons, attends je l'ai noté sur un bout de papier, oui je suis venu avec mon sac.
Aujourd'hui, je vais m'occuper de ta robe, tu vois j'en ai tout un bouquet à la main, j'ai fait Le
tour de la pièce d'eau, en marchant sur l'étroit rebord, en dérangeant les pigeons et les mouettes
agglutinés sur la pelouse râpée.
Il y a des feuilles mortes à la surface de l'eau et des marrons noircis retenus par des débris de
branchages charriés par le vent. C'est là que j'ai trouvé ces plumes, posées sur ces fragiles radeaux
de feuillage bruni.
Tu vois, y en a des longues et des courtes, des raides, blanches et grises et puis ces toutes petites,
floconneuses, beiges et chamois.
A un moment donné, j'ai cm que des gens me regardaient et j'ai rentré la tête dans mes épaules en
frôlant les buissons piqués de boules rouges.
Je me suis enfermé dans le parfum d'eau morte qui monte de la vase, en coulant des regards vers
l'autre berge, toute proche à cet endroit.
Oh! Ce n'était pas moi que les gens regardaient en poussant des exclamations attendries, mais deux
oisillons patauds qui arrachaient de l'herbe avec leur bec, deux jeunes cygnes au plumage gris sale.
Soulagé, je me suis dépêché de venir te retrouver. Non, personne ne m'a suivi, rassure-toi, tu es
belle dans le soleil, ta peau brille et j'ai envie de t'embrasser, je suis un peu essoufflé,
pardonne-moi, j'ai marché à longues enjambées dans les escaliers.
Ah, oui, c'est vrai, je l'ai noté sur un petit bout de papier, il fait si doux près de toi,
Dendrocygne veuf, mais je ne suis plus veuf, mon adorée! J'ai été si longtemps seul, tu attends ta
robe pour m'épouser?
J'irai cueillir des plumes dans tous les jardins, dans tous les parcs de Paris ! J'irai au Luxembourg,
le long des espaliers, nous y passions les jeudis après-midi avec ma mère, j'étais attiré par les
passants qui te ressemblaient, noirs de peau, élancés.
Ma mère disait que tu me manquais. J'irai à la fontaine Médicis, à l'ombre des grands
marronniers. Pour l'instant mes couleurs sont ternes, couleur de neige et de toit, couleur de
poussière et de terre, mais tu verras, je trouverai le jade et améthyste des colverts, la pourpre et
l'argent des pigeons, le jais et l'ambre des canards siffleurs du Chili.
Non, je n'ai pas apporté de livre aujourd'hui, seulement les journaux, ils ont délogé les familles
maliennes qui campaient face aux restaurants et aux brasseries, le long d'une avenue de Vincennes.
J'ai vu des jeunes femmes en pagne s'arc-bouter sur des caddies emplis de jerricanes d'eau, pour
tenter de les hisser sur le trottoir, puis disparaître derrière les bâches de plastic bleu. Oui je
suis allé les voir, de loin!
Cétait avant toi.
Tu ne savais pas ? Je voulais être ethnologue quand j'étais adolescent, j'aurais voulu être capable de
vivre mille existences, devenir toutes sortes de peuples, un jour brésilien, un jour malien, un jour
chinois, un jour navajo, comprendre toutes les langues, capter toutes les beautés, toutes les
richesses, être français du bord de ce mélange, comme ça, en passant.
Parle-moi, oui parle-moi dans ta langue, emporte-moi loin d'ici, j'étouffe, je voudrais revoir la mer,
plonger dans l'humidité chaude et salée, revenir où je suis né!
Parle-moi, je fermerai les yeux et tu feras fondre cette barre d'acier qui me coupe en deux, oui c'est
là sous l'estomac, les poils de mon pubis sont emmêlés de fils blancs, tu y promèneras ta petite main
d'ébène, tes jolis ongles roses, Léda! Léda! Répond moi, ne penche pas la tête, tu parais si triste,
si lasse.
Cette nuit j'ai eu envie de caresser tes hanches, puis de saisir tes fesses, de me plaquer à ton
ventre lisse, ma toute petite, il faisait froid, un vent furieux a secoué la fenêtre de la cuisine, je
me suis relevé, le membre raide et brûlant, je me suis jeté nu sur le divan, j'ai fourragé le cuir
frais en cherchant le parfum aigre de sueur.
Me laisseras-tu un jour enfouir mes lèvres à la commissure de ton sexe, j'imagine le friselé serré de
fourrure, j'y accrocherai des points et des virgules en strass qui brilleront à la lueur du réverbère.
Tu me laisseras Tremper mon doigt dans l'encre humide de tes cuisses entrouvertes, pour écrire des
poèmes que personne ne corrigera, des poèmes ébouriffés de plumes, de feuilles et de sang et je te
prendrai à en mourir et nous irons nous perdre sur l'océan.
Je ne sais ce que j'ai, je tremble, j'ai la fièvre, mon amour, pardonne-moi, je m'en vais. Oui, je
sais, mariée, robe de plumes, demain, à demain !
IL faisait très froid en ce 1er décembre et les passants se hâtaient de monter les escaliers qui, au
milieu des arbres dénudés et des pelouses blanchies par le gel du parc Montsouris, les conduisaient à
la station de métro, d'où ils disparaissaient pour la journée. Derrière un massif, non loin du
boulevard, la petite statue de bronze à la tête penchée sommeillait encore, les mains le long des
hanches. Un escogriffe, vêtu pantalon taillé dans un patchwork bigarré, nu-pieds dans des mocassins
avachis, tentait de se hisser sur le piédestal verdâtre. Posée sur ses cheveux gris, taillés en
brosse, une couronne de plumes du bleu noir de la nuit. II plie sa haute taille au-dessus de la
chevelure figée de la et, l'espace d'un soupir, il caresse les épaules nues.
Un sourire détend les traits creusés de son visage, ses yeux clairs, sous les sourcils en bataille, se
plissent dans la lumière crue de l'hiver.
Il détache lentement le grand cabas à carreaux qu'il porte à l'épaule et le coince entre ses longues
jambes plantées en équilibre sur le socle. II y plonge les deux mains et, avec une délicatesse
infinie, il en extrait une parure de plumes qu'il élève vers le ciel, à bout de bras. Ses lèvres
remuent imperceptiblement tandis qu'il passe la parure au-dessus de la tête inclinée
de la petite bonne femme, déhanchée sur ses lourdes cuisses de bronze.
Deux bretelles de plumes fauve, noires et blanches retiennent la robe aux épaules de la statue dont le
corps disparaît maintenant sous un friselis de plumage aux tons très clairs et très doux.
A hauteur des seins, un losange plus foncé aux couleurs irisées, vert, mauve et violet entouré d'un
liseré noir. Dans le creux des genoux, des franges superposées de plumes droites et pures comme la
neige flottent comme une traîne
l'homme est descendu d'un bond piédestal et il contemple son œuvre debout dans la clarté de l'hiver,
son grand cabas coincé sous le bras.
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